États généraux de l’information : « Bolloré peut dormir tranquille »

Grand chantier voulu par Emmanuel Macron, les États généraux de l’information viennent de rendre leur préconisations au président de la République. Répondent-elles à « l’urgence démocratique », alors que le journalisme et le droit à l’information sont menacés ? Non, répond l'historien de la presse, Alexis Lévrier.

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Derrière le succès électoral de l'extrême-droite, celui idéologique et médiatique du milliardaire Vincent Bolloré. / Photo : CC - Copyleft - wikimedia

Grand chantier voulu par Emmanuel Macron, les États généraux de l’information ont mobilisé 22 assemblées citoyennes, 174 auditions, des dizaines de contributions écrites, et ce, pendant 9 mois de travaux. Leurs préconisations ont été remises au président de la République, jeudi 12 septembre. Répondent‐elles à « l’urgence démocratique », alors que le journalisme et le droit à l’information sont menacés ? Entretien avec l’historien de la presse, Alexis Lévrier.


 

Comment avez‐vous reçu les conclusions de ces États généraux de l’information voulus par Emmanuel Macron ?

Alexis Lévrier : Il s’agit d’une immense déception. Concernant les médias, la seule promesse de campagne du candidat Macron, c’était ces États généraux de l’information (EGI). Ils ont été lancés d’une manière très solennelle, puis de nombreux intervenants de qualité ont participé aux groupes de travail. Le rapport pointe justement une urgence démocratique à protéger et à développer le droit à l’information. Or les solutions proposées ne sont pas à la hauteur.

L’extrême droite est aux portes du pouvoir et elle a des projets très précis pour les médias : faire taire l’audiovisuel public et s’en prendre au contre‐pouvoir journalistique. Regardons ce qu’a fait l’extrême droite en Hongrie, dans l’Amérique de Trump, en Italie avec Meloni. La France est sur le point de basculer. Il fallait des solutions fortes pour réguler les médias, renforcer l’audiovisuel public, lutter contre la concentration des groupes, rendre du pouvoir aux journalistes face à leurs actionnaires. Là, malheureusement, on a le sentiment que la recherche du consensus, la volonté de ne pas déplaire au pouvoir politique ont conduit à des propositions en demi‐teinte.

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Relevez‐vous tout de même des préconisations positives ?

Les propositions qui portent sur l’éducation aux médias – même si c’est peu original – sont bonnes. Il faut bien sûr accroître cette éducation à l’école, à l’université ou dans les entreprises. Je salue également la proposition de créer un statut juridique de « société à mission d’information » qui implique une participation des lecteurs ou abonnés, de même qu’un ratio important de journalistes formés dans des écoles reconnues et titulaires de cartes de presse. Il y a des idées pour mieux défendre les modèles économiques de la presse, pour améliorer la protection du secret des sources, pour renforcer l’indépendance des rédactions, pour généraliser les comités d’éthique. Mais en l’état, l’ensemble reste vague et peu contraignant pour les actionnaires…

« Le rapport ne touche pas au pouvoir des actionnaires »

Que pensez‐vous des propositions concernant les plates‐formes et les GAFAM ?

Il est question ici (c’est la proposition n°8 du rapport) d’une contribution obligatoire des plates‐formes numériques sur la publicité digitale, c’est une bonne chose. C’est l’une des grandes raisons de la crise des médias aujourd’hui : le passage au numérique n’a pas bien pris en compte la question de la viabilité économique. La gratuité des médias fut une erreur terrible au début de l’ère d’Internet et désormais, les ressources publicitaires sont captées par les fournisseurs de services au détriment de ceux qui produisent les contenus. L’idée d’une contribution obligatoire est donc positive, mais le pouvoir politique aura‐t‐il réellement la volonté de la mettre en place, c’est la question.

Que pensez‐vous des réponses apportées face à l’offensive de Vincent Bolloré et autres magnats des médias ?

C’est là que le bât blesse : le rapport ne touche pas au pouvoir des actionnaires. Or le principal problème en France, c’est la concentration des médias aux mains de milliardaires qui ont un projet directement politique. Contrairement à ce qu’affirme Bruno Patino, il n’y a pas vraiment de « polarisation » des médias. Ce terme est en tout cas peu satisfaisant, car il ne rend pas compte de la profonde dissymétrie qui caractérise notre paysage médiatique : il n’y a pas de Bolloré de gauche, mais plutôt un nouveau milliardaire (Pierre‐Edouard Stérin) qui rêve de construire un second empire médiatique au service d’une même croisade religieuse et raciste. Ces deux milliardaires sont explicitement au service du Rassemblement national et plus généralement de l’extrême droite. Et un autre magnat des médias, Daniel Kretinsky, était prêt à céder Marianne à Stérin pour le laisser construire cet empire, en dépit de l’opposition farouche de la rédaction.

Le rapport des États généraux ne prend pas la mesure de ce phénomène : l’espace informationnel penche aujourd’hui de plus en plus en faveur de ce camp. De manière plus générale, les oligarques respectent de moins en moins le travail des journalistes. L’offensive de Bolloré agit de ce point de vue comme un révélateur, et produit un effet d’entraînement : les autres grands actionnaires savent désormais que l’on peut trahir l’identité éditoriale d’un titre de presse et vider une rédaction de sa substance sans rencontrer de véritable résistance. Selon toute vraisemblance, les propositions de ce rapport ne permettront pas de rééquilibrer ce rapport de force.

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« C’est d’une immense hypocrisie ! »

Mais il y a bien une proposition pour lutter contre la concentration des médias…

La proposition numéro neuf est en effet positive dans son intention : celle d’assurer le pluralisme des médias et de limiter leur concentration. Il s’agirait de prendre en compte le « reach » mesurant la capacité de chaque empire médiatique à atteindre de manière globale les lecteurs, auditeurs et spectateurs. On déterminerait ainsi un seuil unique et plurimédia qu’un groupe de presse ne pourrait dépasser. Cette idée est intéressante et part d’un constat pertinent : nos dispositifs anti‐concentration datent de 1986 et sont totalement obsolètes en raison de l’évolution du paysage médiatique et notamment d’un basculement massif vers le numérique.

Reste à savoir quelle traduction concrète pourrait en être faite par le pouvoir politique. On peut là encore être dubitatif car le rapport prend explicitement l’exemple du système allemand. Or, en Allemagne, ce seuil est fixé à 30 %. Si le même seuil est appliqué en France, la mesure sera inopérante puisqu’aucun groupe n’atteint pour l’instant un tel seuil dans notre pays. Cela n’empêche pas le groupe Bolloré, grâce à la complémentarité de ses médias, de peser sur l’opinion publique comme aucun autre empire ne l’avait fait avant lui dans l’histoire récente.

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Le « droit d’agrément » des journalistes sur les nominations des directeurs de rédaction par les actionnaires fait polémique. Quel est l’enjeu ?

C’est le point essentiel, et celui qui me rend le plus sceptique. On peut même parler de reddition à propos de la version finale de ce rapport, qui a fait le choix d’écarter les propositions permettant de renforcer le pouvoir des rédactions face aux actionnaires. Il faut se rappeler que lorsque Bolloré a choisi d’imposer Geoffroy Lejeune comme directeur de la rédaction du JDD, une proposition de loi transpartisane a vu le jour : elle avait pour but de protéger les rédactions en leur donnant un droit d’agrément ou un droit de veto leur permettant de s’opposer à la nomination d’un directeur de la rédaction choisi par l’actionnaire.

Plusieurs députés de la majorité présidentielle étaient initialement signataires de cette proposition, mais ils ont finalement choisi de lui faire échec en renvoyant à plus tard, au moment de la restitution des États généraux de l’information. Ce droit d’agrément aurait dû être dans les conclusions des EGI. Or il n’y est pas ! Les groupes de travail l’ont proposé, mais il a été écarté par le comité de pilotage. Ce qu’il en reste, c’est que l’actionnaire sera simplement tenu d’informer la rédaction de son intention pour désigner un nouveau directeur de la rédaction. C’est d’une immense hypocrisie !

On sait bien que la crise des médias français est liée au fait que certains actionnaires ne respectent plus le travail des rédactions, les manipulent et se débarrassent des récalcitrants. C’est ce que fait Vincent Bolloré chaque fois qu’il reprend un média pour mettre à la place des militants d’extrême droite. C’est là qu’on attendait le rapport, mais visiblement, ceux qui l’ont piloté ont préféré ne pas déplaire aux actionnaires.

Le pouvoir de la Dépêche

« On a le sentiment que le pouvoir a renoncé à réguler les médias »

Bruno Patino, Président d’Arte, a justement piloté ces États généraux de l’information. Quel rôle a‑t‐il joué ?

Je rappelle que Christophe Deloire avait d’abord été nommé délégué général des États généraux de l’information. Ce choix m’avait rendu extrêmement enthousiaste parce que l’on connaissait le combat de RSF pour réguler les médias et pour défendre la liberté d’expression. Lui avait osé affronter le groupe Bolloré.

Il en a payé le prix, avec des attaques ad hominem d’une très grande brutalité. Malheureusement son décès prématuré nous a privés de sa voix, de son engagement et de sa force d’incarnation. Bruno Patino, lui, a été nommé en janvier en tant que président du comité de pilotage. Ce que l’on constate, c’est que ses prises de position sont très prudentes. En l’écoutant, on peut avoir le sentiment qu’il a souhaité ménager les grands propriétaires de médias, quels qu’ils soient.

Peut‐on soupçonner le pouvoir politique d’avoir exercé des pressions ?

J’ignore s’il y a eu des pressions, et il ne m’appartient pas de le dire. Mais nous sommes dans un système – celui de la Ve République – où le devenir des médias dépend étroitement du bon vouloir du pouvoir politique, et notamment du pouvoir présidentiel. Cette influence avait été perceptible au moment des États généraux de la presse écrite lancés par Nicolas Sarkozy, en 2008. On voit mal pourquoi il en aurait été autrement cette fois‐ci. D’autant qu’Emmanuel Macron a toujours assumé une conception du pouvoir très verticale, ce qui transparaît en permanence dans son attitude vis‐à‐vis des médias.

Au‐delà du rapport lui‐même, que dire de la relation entre le pouvoir politique et Vincent Bolloré ?

Emmanuel Macron nous avait promis de grandes choses pour la liberté des journalistes. On pouvait avoir des espoirs réels au moment du lancement des États généraux : la crise du JDD avait conduit de nombreux responsables politiques et toute la profession journalistique à une prise de conscience. Nous avions en outre à l’époque une ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, déterminée à mieux réguler les médias et à défendre la presse. Elle a eu le courage d’affronter Bolloré, ce qui lui a valu une campagne de presse indigne de la part de ce groupe.

Mais elle a été remplacée au cours des États généraux de l’information, et on a également senti la dynamique changer à ce moment‐là. Le premier geste de sa remplaçante, Rachida Dati, fut d’aller dans les médias de Bolloré, le JDD et CNews. Cette dernière y a expliqué que le problème de pluralisme ne se trouvait pas du côté des médias de Bolloré mais au sein de l’audiovisuel public ! Notons que Michel Barnier, premier ministre, a lui‐même donné sa première grande interview de presse au JDD. Aujourd’hui, on a le sentiment que le pouvoir a renoncé à réguler les médias et à s’opposer à Vincent Bolloré.

Mediacités et The Conversation

Ce texte est la reprise d’un entretien initialement paru sur le site The Conversation, média indépendant qui publie des articles d’universitaires et de chercheurs sur des sujets d’actualité. L’interview d’Alexis Lévrier a été réalisée par David Bornstein. Alexis Lévrier est historien de la presse, maître de conférences à l’Université Reims Champagne Ardenne, chercheur associé au GRIPIC, Sorbonne Université.

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Par The Conversation