Le premier enseignement de cette campagne qui en dit long sur l’état de désarroi et d’exaspération de notre peuple, c’est que nous entrons dans une phase de notre histoire où tout (re)devient possible. Les deux partis qui structuraient notre vie politique depuis des décennies – et en dehors desquels rien ne semblait envisageable – ont été remerciés par les Français dès le premier tour. Un homme relativement jeune, totalement inconnu du grand public il y a encore trois ans, ancien banquier dans un pays tout particulièrement hostile au monde de la finance, ministre d’un quinquennat commencé dans l’enlisement et achevé dans la débâcle, a réussi le pari insensé de se désolidariser du bilan de son gouvernement, de créer de toutes pièces un mouvement politique il y a grosso modo un an, et de l’emporter au bénéfice, il est vrai, d’un concours de circonstances particulièrement favorable et d’une insolente baraka. Oui, désormais, tout semble possible, et cette situation porte en elle autant de raisons d’espérer que de s’inquiéter.
Une victoire étroite
Le deuxième enseignement de cette campagne, c’est qu’il existe plus d’une raison de relativiser une victoire écrasante sur le papier. Emmanuel Macron a gagné l’élection présidentielle avec 66,1% des suffrages exprimés. Dont acte. Mais si l’on prend en compte les 25,44% d’abstentionnistes et un nombre inédit de votes blancs et nuls – plus de 11% des suffrages exprimés, ce qui devrait interpeller n’importe quel démocrate sincère sur l’état de fragilité de notre système politique –, la base de légitimité électorale du nouveau président de la République repose sur moins de 44% des inscrits. Et c’est sans même se pencher sur le nombre de personnes qui ont voté Emmanuel Macron, non par rejet de Marine Le Pen (43% des électeurs d’Emmanuel Macron au second tour) ou par souci de renouvellement (33%), mais par adhésion à un homme (8%) ou à un programme (16%) : en définitive, le nouveau président n’aura donc suscité l’adhésion que de… 10,5% des inscrits ! Autant dire que sa marge de manœuvre sera étroite.
Une société plus que jamais fragmentée
Le troisième enseignement de cette campagne, c’est la formidable – du latin formido, qui signifie la peur – fragmentation de la société française. Entre riches et pauvres. Entre urbains, périurbains et ruraux. Entre jeunes et vieux. Entre « européistes » et souverainistes. Entre secteur public et secteur privé. Entre employeurs et employés. Entre inclus et exclus. Une portion toujours croissante de la société française ne se sent plus représentée dans le jeu politique ni concernée par ce dernier, ce qui explique sans doute le désengagement civique massif des uns (les abstentionnistes), la volonté des autres de marquer le refus de ce qu’ils considèrent comme un non‐choix (celles et ceux qui ont voté blanc ou nul au second tour), et le vote Le Pen qui, au‐delà du vote d’adhésion à un projet, cristallise aujourd’hui une large partie de la contestation voire du rejet du « système ».
L’enjeu de la période qui s’ouvre est donc ni plus ni moins que de réconcilier les Français : entre eux, avec eux‐mêmes et avec le monde. Le chantier sera immense, périlleux, éminemment difficile, mais comme le rappelait Emmanuel Macron lui‐même lors de son discours de victoire au Louvre : impossible n’est pas Français ! Cette vaste entreprise de réconciliation ne réglera pas tout, la chose est entendue, mais hors d’elle, aucun changement profond et durable de notre pays ne pourra s’opérer.
Un nouveau monde
En l’espace d’une cinquantaine d’années, l’humanité a connu des changements profonds. Mais à mesure que les frontières nationales s’estompaient, d’autres frontières sont apparues au sein même des nations : frontières géographiques entre des espaces d’attraction (les grandes villes riches et leur agglomération, les paradis fiscaux) et des espaces de relégation peu à peu abandonnés à leur sort ; frontières socioéconomiques entre des riches de plus en en plus riches, profitant pleinement du nouveau contexte mondial, et des pauvres de plus en plus pauvres, qui comme Tantale, peuvent toucher le fruit sans pouvoir le porter à leur bouche, jusqu’à ce que cette frustration se transforme en violence ; frontières culturelles et symboliques entre dominants et dominés d’hier qui, suite à la dislocation des empires coloniaux, se sentent également menacés dans leur identité ; frontières générationnelles enfin, dans un monde où il a rarement été aussi difficile d’être jeune, où la transmission du savoir et de la mémoire entre générations semble brisée.
La réconciliation, une question de sens
La question de la réconciliation pose d’abord et avant tout la question du sens de notre aventure collective : sens comme direction, comme cap vers lequel nous entendons cheminer ensemble (le projet) ; sens comme signification humaine, politique, historique que nous donnons à cet horizon (la philosophie du projet) ; sens enfin entendu comme modalité d’incarnation d’un projet français dans la réalité du monde d’aujourd’hui (les mesures concrètes). Bref que signifie être Français aujourd’hui ? Quel rêve collectif poursuivons‐nous ? Quelle ambition nous donnons‐nous ? Quelle trace souhaitons‐nous laisser dans l’histoire des Hommes, nous qui sommes les héritiers d’une histoire de Rois et de Révolutions, d’une histoire de Lumières et de Colonisations ? Quel avenir souhaitons‐nous inventer ensemble ? L’une des plus funestes erreurs de notre modernité tardive fut de considérer que les gens ne formulaient que des choix de bien‐être matériel, oubliant que les gens formulent aussi des choix d’identité, surtout dans le cadre d’une mondialisation qui semble tout uniformiser et tout marchandiser.
La question de la réconciliation nous invite nécessairement à poser la question du conflit et de sa gestion dans notre pays. Le conflit est le moteur de l’évolution des sociétés : encore faut‐il pouvoir le construire et l’organiser sur le mode du débat. Il est urgent de sortir d’une logique qui fait de l’adversaire politique soit un idiot qu’il importe d’éduquer, soit un « pestiféré » qu’il importe d’endiguer, soit un ennemi qu’il faut abattre. Une telle logique permet au mépris, voire à la haine, de se répandre dans la société, et nous en sommes tous comptables, à des degrés divers, quel que soit le bord politique auquel nous appartenons. Or le mépris nourrit l’humiliation qui nourrit la violence. Et la haine appelle la haine. Que nous ayons voté pour Macron, Le Pen, Fillon, Mélenchon ou un(e) autre, nous ne sommes pas des ennemis ; nous partageons une même maison et nos désaccords, y compris les plus profonds, ne nous exonèrent pas du respect que nous nous devons les uns aux autres. Ils ne nous exonèrent pas d’une éthique du débat public, d’une éthique de la vérité (y compris quand elle ne va pas dans le sens de nos convictions).
Nous réconcilier entre nous
La question de la réconciliation pose donc la question de la reconnaissance de tous et de chacun. Nous réconcilier entre nous, c’est inventer les chemins qui nous permettront de remettre de la justice là où prédomine le sentiment d’injustice. Faire tomber les barrières matérielles et mentales qui nous séparent les uns des autres. Alors que la machine française à intégrer semble brisée, et qu’éclate dans de nombreux secteurs de la société un sentiment d’humiliation et d’invisibilité, nous sommes‐nous bien interrogés sur notre capacité à accueillir et à reconnaître les gens dans leur trajectoire de vie singulière et dans leur irremplaçable contribution à l’aventure France ? Une telle considération vaut pour les immigrants d’hier devenus Français aujourd’hui. Elle vaut aussi pour les populations d’Outre-Mer. Elle vaut tout autant pour les paysans de nos campagnes qui surent répondre à toutes les injonctions – y compris les plus paradoxales – de la société depuis plus d’un demi‐siècle, et qui se sentent aujourd’hui considérés au mieux comme des assistés, vestiges d’un monde archaïque, et au pire comme des empoisonneurs.… Bref, le chantier visant à nous réconcilier entre nous est immense, et ne pourra être mené sans conflits d’interprétation, de valeurs, de mémoires. Mais l’entreprise n’est pas impossible si nous savons nous doter de critères de justice clairs et applicables à tous.
Nous réconcilier avec nous‐mêmes
Le système actuel fabrique à échelle industrielle des individus schizophrènes, à la fois gagnants et perdants, bourreaux et victimes, oscillant sans cesse entre espoir d’un avenir meilleur et désespoir devant la marche du monde. Ces tensions de plus en plus ingérables nourrissent chaque jour davantage les aspirations au changement radical, au niveau intime comme au niveau collectif, et apparaissent comme un ferment révolutionnaire aujourd’hui latent, d’autant plus sérieux qu’il ne se nourrit pas d’idéologie mais s’enracine dans nos vies quotidiennes. Notre prochain Président serait bien inspiré d’en tenir compte.
Nous réconcilier avec nous‐mêmes, c’est tenter de retrouver un minimum de cohérence entre nos pensées, nos paroles et nos actes en tant que communauté civique. Cette cohérence fait aujourd’hui cruellement défaut. Elle nous dessert à l’extérieur – dans nos relations avec les autres nations qui nous considèrent souvent comme des « donneurs de leçons » incapables de nous les appliquer à nous‐mêmes. Elle nous mine à l’intérieur : quelle crédibilité avons‐nous vis‐à‐vis de notre propre jeunesse quand il lui est si aisé de pointer les contradictions entre ce que la République professe et la manière dont elle agit ?
Nous réconcilier avec le monde
Nous réconcilier avec le monde, c’est reconsidérer sereinement nos atouts – et ils sont nombreux – pour prendre le risque de reformuler une voix singulière, affirmer et défendre ce en quoi nous croyons, et cesser de renoncer aux combats qui nous semblent justes avant même de les avoir livrés. Combien de fois en effet, sous prétexte que le rapport de forces ne nous était pas favorable, avons‐nous renoncé à faire entendre notre singularité à Bruxelles ou à New York (siège des Nations Unies) ? A contrario, rappelons‐nous le refus de Jacques Chirac, au nom de la France, d’entrer en guerre en Irak. Nous savions tous que cette position, étayée par des convictions et des valeurs, n’arrêterait pas la marche vers la guerre. Et pourtant, quelle fierté nous avons ressentie alors d’être Français ! L’avenir n’était pas moins incertain, mais nous avions la consolation de ne pas avoir ajouté la défaite éthique à la défaite matérielle.
Au‐delà des mots et des intentions, un immense chantier nous attend, avec sa méthode, son calendrier, ses échéances, ses priorités. Car la révolution démocratique ne se fera pas du jour au lendemain, et fera sans doute sentir la plénitude de ses effets à l’horizon d’une génération. Raison de plus pour s’atteler à la tâche immédiatement.
Mais un projet politique de transformation, pour être acceptable, doit répondre à une règle fondamentale : l’avantage, le privilège ou la position d’intérêt auxquels chacun d’entre nous est amené à renoncer, le sacrifice auquel chacun d’entre nous consent doit trouver sa contrepartie dans une nouvelle situation globale au moins aussi stable, sûre ou avantageuse. Ce processus implique de traiter tous les sujets, tous les domaines, toutes les situations en même temps, bref de transformer l’ensemble du système. Comment réformer notre système de retraites sans réformer dans le même temps notre marché du travail ? Comment répondre au défi énergétique sans révolutionner nos façons de produire et de consommer ? Comment penser intégrer les filles et les fils sans reconnaître la place des mères et des pères dans notre aventure nationale ? Comment espérer conserver une voix dans le monde sans cesser l’alignement systématique sur le modèle dominant et proposer autre chose ? Comment être juste sans être courageux ?
Quoi qu’il en soit, l’avenir de notre pays ne dépendra pas d’un homme, quels que soient ses mérites propres. Il dépendra de la capacité de chacun d’entre nous à nous ressaisir de notre destin collectif. Encore faut‐il que nous Français recommencions à y croire…
Guadeloupéen et Anglais par sa mère, Tunisien et Breton par son père, Karim Mahmoud‐Vintam est le délégué général du mouvement civique et pédagogique Les Cités d’Or qu’il a fondé en 2007. Pendant plusieurs années, il fut conseiller de grands élus (le Président du Grand Lyon, puis le Président de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture). Il a aussi enseigné la géopolitique et l’histoire des idées politiques à l’Institut d’études Politiques de Lyon et à l’Institut Catholique de Paris. Il a publié La France est morte, vive la France (éd. Marie B) en mars dernier.
Très bien cet article. Merci de me l’avoir donné à lire alors que je ne crois pas être abonné. Pour me décider à l’être je voudrais en savoir un peu plus sur qui vous êtes
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Nicolas Barriquand (pour Mediacités)