Le Président de la République a choisi d’annoncer son grand plan contre le « séparatisme islamiste » à un mois du premier tour des élections municipales. Nourri de considérations électoralistes, le timing de ces annonces ne doit évidemment rien au hasard. Outre la volonté de faire diversion face aux contestations sociales qui touchent tous les secteurs professionnels, ce discours révèle une fois de plus que les quartiers populaires ne sont perçus que sous l’angle de la menace qu’ils représenteraient pour la République.
Alors qu’il rencontrait il y a un an maires et associations de communes populaires à l’occasion du « Grand débat national », le Président de la République avait pourtant annoncé vouloir « entendre leur part de vérité », alors que le rapport Borloo venait d’être enterré. Sans grande surprise, il ne s’est pas passé grand‐chose depuis… Les élections municipales pourraient être l’occasion de remettre au centre du débat public la question de la participation des quartiers populaires à la démocratie locale autrement que sous un prisme identitaire et stigmatisant.
Les sujets de manquent pas. Quels projets de rénovation urbaine et politique du logement seront mis en œuvre après mars ? Quels plans de transport pour désenclaver les quartiers ? Quelles expérimentations environnementales pour mieux vivre, respirer ou s’alimenter en ville ? Mais l’enjeu le plus central est peut‐être celui de l’organisation du pouvoir et la place des habitants des quartiers populaires dans la démocratie locale. Alors que la question démocratique a été remise au centre de l’agenda politique par le mouvement des Gilets Jaunes, les territoires municipaux et intercommunaux peuvent être des espaces d’expérimentation démocratique… ou de mise sous l’éteignoir de ces aspirations.
Les candidatures émanant des quartiers ne sont pas des « listes communautaires »
Des listes citoyennes ont émergé partout ces derniers mois. Elles proposent un fonctionnement horizontal de leurs collectifs et des modes de désignation originaux de leurs candidats (tirage au sort notamment, appels à candidature, etc.). De telles expérimentations voient également le jour dans les communes populaires. Mais quand elles sont portées par des descendants de l’immigration postcoloniale ou des personnes perçues comme musulmanes, elles sont fréquemment qualifiées de « listes communautaires ». Sans prendre en compte les programmes et les revendications portées par ces candidats, elles sont disqualifiées d’office et les militants ramenés à leurs origines, soupçonnés de porter un « double discours » ou un « agenda caché ».
Ces candidatures autonomes indiquent pourtant une réelle aspiration à l’exercice du pouvoir – « ça ne se fera plus sans nous » – et une défiance renouvelée à l’égard des partis politiques de gauche, qui ont trop souvent instrumentalisé les habitants des quartiers. Mais si de telles initiatives parvenaient à l’emporter, la question d’une gestion démocratique locale se poserait avec la même acuité que pour leurs prédécesseurs. Il ne suffit pas de changer les têtes pour que la politique change [1] !
Quelle place pour les contre‐pouvoirs citoyens ?
Si des réflexions sont menées pour envisager d’autres modalités de gestion du pouvoir municipal – inspirées notamment par l’expérience de Saillans –, un enjeu demeure à ce jour largement invisibilisé alors qu’il s’avère essentiel au devenir des projets progressistes municipaux : celui de la place des contre‐pouvoirs et formes d’auto-organisation citoyenne dans la régulation politique locale. Aussi démocratique et horizontale soit‐elle, toute gestion municipale aura toujours besoin, pour éviter l’institutionnalisation et la bureaucratisation, de contre‐pouvoirs puissants pour la rappeler à ses promesses.
Forts d’une conception très unanimiste de la légitimité politique – seul compte le vote et l’élection, en dépit d’une abstention grandissante –, les pouvoirs locaux ne voient souvent les collectifs citoyens que comme des supplétifs et des relais de l’action municipale. Vos projets vont dans le sens de l’action municipale ? Nous vous soutenons ! Vos critiques sont trop véhémentes ? Nous vous faisons taire.
Bâillonner les quartiers
L’alternative peut paraître caricaturale. Mais le recueil de dizaines d’expériences de mobilisations citoyennes émanant des quartiers populaires atteste pourtant d’un fonctionnement systémique, où le pouvoir – central comme local – voit toujours d’un mauvais œil les critiques émanant de la société. Face à celles et ceux qui font valoir leurs intérêts dans les quartiers, les réponses des institutions sont de trois types. La criminalisation tout d’abord, via un harcèlement judiciaire ou policier de basse intensité.
Cela passe par des amendes sous des prétextes fallacieux (à l’image de celles qui ciblent les militants de l’Auberge des migrants à Calais ou l’Alliance citoyenne à Grenoble), des plaintes pour diffamation (à l’image de celle qui cible Assa Traoré, du Comité Vérité et Justice pour Adama) ou d’arrestations pour « outrage et rébellion » (comme c’est le cas de militants de l’association Bouge qui bouge à Damarie‐les‐lys au début des années 2000, ou ceux du collectif « Justice pour le Petit Bard », un peu plus tard, à Montpellier).
Dans ces cas où la répression se donne à voir sous sa forme la plus brute, préfectures et municipalités marchent souvent main dans la main pour désarmer la critique. Cette forme de criminalisation du militantisme s’inscrit dans un contexte autoritaire plus global, via la restriction de la liberté de manifestation et des techniques de maintien de l’ordre violentes qui blessent, mutilent et tuent comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps [2].
Pratique encore plus fréquente à l’échelle locale : la disqualification. Plutôt que de dialoguer sur le fond des propositions on s’attaque à la réputation des adversaires. A Roubaix, des militants contre un projet de rénovation urbaine se font taxer de « manipuler les habitants »… ce que ses derniers se sont empressés d’infirmer. A Angers, un militant associatif très investi localement se voit taxer « d’islamiser les quartiers »… sans que les journalistes ne prennent la peine de mener une enquête permettant d’attester ces allégations. Mais dans ces circonstances, les faits importent peu. C’est la bataille symbolique qui compte. Il s’agit de créer un « cordon sanitaire », de rendre les adversaires « infréquentables ». Ce faisant les militants perdent des soutiens et voient leur capacité de mobilisation s’amenuiser.
La troisième forme de répression des contre‐pouvoirs citoyens est sans doute la plus insidieuse : le clientélisme. Comprendre : soutenir les amis et couper les vivres aux adversaires. La vie associative en France est très dépendante des financements publics, et tout particulièrement des subventions municipales. Dans un contexte de rétrécissement des ressources des collectivités territoriales, l’allocation de ces financements demeure une des dernières prérogatives aux mains des édiles pour s’affilier des soutiens et affaiblir les opposants. Refuser l’accès à une salle ou des locaux municipaux, couper une subvention par rétorsion sont autant de pratiques qui pourraient paraître anecdotiques, mais qui s’avèrent en réalité décisives dans les dynamiques de mobilisation.
Ces sanctions se traduisent fréquemment par le licenciement de salariés associatifs, et viennent ainsi affaiblir durablement les collectifs. Le pendant de ces pratiques consiste à l’inverse à soutenir les structures, à condition qu’elles ne soient pas trop critiques. Les salariés des centres sociaux ou des clubs de prévention affirment ainsi souvent avoir « une épée de Damoclès » au‐dessus de la tête, craignant de perdre les financements municipaux qui les font vivre s’ils enclenchent des dynamiques de participation des habitants trop contestataires.
Il faut dire que quelques exemples sont demeurés célèbres. Dans la commune de Lormont, près de Bordeaux, la présidente d’un centre social s’est vu placardiser puis remercier après son investissement un peu trop vigoureux dans un projet de documentaire. Intitulé Vivre ensemble l’égalité, il ciblait la mémoire coloniale de la France et ses prolongements dans l’expérience des discriminations que vivent les jeunes des quartiers populaires [3]. Dans un centre social de la banlieue de Tours ce sont les salariés qui ont découragé les habitants de monter une pétition contre un bailleur social négligeant, de peur qu’un des principaux financeurs du centre ne se retournent contre eux [4]. Les modalités de financement de la vie associative créent ainsi une culture de la dépolitisation, où l’engagement citoyen s’il est célébré doit demeurer policé.
Sortir de l’arbitraire mayoral
On entend déjà les critiques : comment prétendre qu’on bâillonne les quartiers populaires, alors que les territoires de la Politique de la ville ont été, plus que tout autres, ciblés par des dispositifs de démocratie participative ? Le constat est établi pourtant depuis longtemps quant à la vacuité de tels espaces. Les conseils citoyens, derniers nés de la loi Lamy, n’y ont rien changé [5]. Là aussi, par méfiance envers les habitants et craintes de dispositifs qu’ils ne pourraient contrôler, les maires ont tôt fait de reprendre la main comme ce fut le cas, par exemple, à Amiens ou à Roubaix.
Mais alors que faire ? Les pistes et propositions ne manquent pas, à l’image de celles égrainées au sein du rapport Bacqué/Mechmache en 2013. Les associations, à l’image de celles réunies dans la Coordination « Pas sans nous », fourmillent d’idées. Fondamentalement, l’enjeu est de réinjecter de l’autonomie dans la vie politique locale. Comment s’y prendre ? Le rapport Bacqué/Mechmache pointait à juste titre la centralité de l’enjeu financier et matériel. S’il plaidait pour des mesures à l’échelle nationale, les villes ne sont pas démunies.
Au regard des mécanismes de dépendance financière décrits précédemment, on pourrait imaginer des commissions mixtes d’attribution des subventions aux associations à l’échelle locale. Composées de membres de la majorité, de l’opposition, de citoyens tirés au sort, de fonctionnaires, ces commissions auraient vocation à attribuer les fonds publics selon certains critères objectifs relatifs à l’intérêt général local. On sortirait ainsi de l’arbitraire mayoral.
Alors que le Président de la République a pointé à juste titre le rôle des associations d’éducation populaire dans son discours de Mulhouse le 17 février dernier, il serait temps de les soutenir, alors qu’elles ont subi de plein fouet la baisse des emplois‐aidés et les coupes de subvention sanction quand elles s’avéraient trop militantes.
Pouvoirs et contre‐pouvoirs
Plus globalement, la démocratisation du pouvoir local suppose de jouer sur deux tableaux. D’un côté, approfondir la démocratie, via notamment la création d’instances de démocratie participative réellement décisionnaires, dont une des formes pourrait être le RIC local pour les grands projets d’aménagement (projets ANRU, équipements sportifs ou culturels, plans de transport, etc.). Le Manifeste pour une démocratie locale réelle de Mediacités fournit de nombreuses pistes. Mais ces transformations institutionnelles ne pourront vivre que si elles sont investies et subverties par des contre‐pouvoirs puissants, qu’on aura reconnu, soutenu et protégé, en leur octroyant en particulier des moyens leur permettant une réelle autonomie.
Si la critique et la contradiction qu’ils représentent peuvent paraître nuisibles aux édiles, ils incarnent la vitalité civique nécessaire à la transformation sociale. C’est parce que de telles forces oppositionnelles ont été aspirées et cooptées dans l’institution municipale que socialisme et communisme municipal se sont asséchés. Pour éviter de revivre de tels écueils et faire de la commune (et de l’intercommunalité) des espaces d’émancipation collective, il est indispensable de reconnaître que la démocratie c’est d’abord le conflit.
[1] Pour une bonne illustration, voir le film Ils l’ont fait, de Rachid Akiyahou et Saïd Bahij, S Bien Rézonable Production, 2015.
[2] V. Codaccioni, Répression, Textuel, 2019.
[3] H. Balazard, S. Rui, « Mésentente autour d’une expérience d’empowerment consacrée à la lutte contre les discriminations », Cahiers de la LCD, octobre 2018.
[4] C. Neveu, « Un projet d’émancipation à l’épreuve de sa mise en pratiques ». Revue du MAUSS, 2016.
[5] I. Casillo, D. Rousseaux, « Démocratie participative et quartiers prioritaires. Réinvestir l’ambition politique des conseils citoyens », Rapport CNDP, janvier 2019.
Un » TEXTE engagé » qui interpelle !! .… Un constat : il me faudrait un peu de temps pour bien m’imprégner de cette analyse , c’est intéressant !!