« C’est comme demander à un cuisinier de vous expliquer un plat par téléphone. Ça sera toujours moins bon ». Depuis lundi, Florian* cherche la recette. Celle qui permettra à ce professeur de mathématiques d’un collège du 2e arrondissement de Lyon de continuer à faire cours avec ses six classes, alors que les élèves ne sont plus acceptés dans les établissements scolaires depuis lundi. « Il ne s’agit pas de vacances », ne cesse de répéter Jean‐Michel Blanquer depuis les annonces du président de la République. Le ministre de l’Education nationale n’a qu’un seul mot d’ordre : « Continuité pédagogique ». Mais, pour beaucoup d’enseignants de l’agglomération lyonnaise, les consignes du gouvernement manquent un peu de concret.
Plus question d’accueillir les élèves dans les établissements. Seuls les enfants des personnels soignants sont acceptés, sur justificatif. Dans le Rhône (Métropole de Lyon incluse), ils étaient 1 026 à avoir été pris en charge dans les écoles primaires ce lundi, contre seulement 88 en collège, selon le rectorat de l’académie de Lyon, joint par Mediacités. Les établissements fonctionnent désormais avec un personnel limité, composé du personnel de direction et de quelques agents de maintenance, mais restent ouverts, au moins sur le papier. A l’école primaire Cavenne par exemple, dans le 7e arrondissement, les instituteurs tiennent, depuis le début de la semaine, des permanences à tour de rôle, le matin et en début d’après‐midi au cas où des soignants se présentent avec leurs enfants.
En réalité, selon plusieurs sources, plusieurs collèges de la Métropole avaient fermé leurs portes mardi, en dépit des directives nationales. La quasi‐totalité des enseignants sont quant à eux tenus de rester à leur domicile, où ils doivent souvent concilier télétravail et garde de leurs propres enfants. Les conseils de classes prévus ces jours‐ci devraient se tenir à distance.
« Ne pas prendre de retard »
Pour assurer la « continuité pédagogique », toutes les plateformes dont dispose l’Education nationale sont mobilisées : le logiciel Pronote (utilisé habituellement pour faire le lien avec les familles, comme cahier de texte ou pour envoyer des documents), les ENT (espaces numériques de travail, qui regroupent des outils numériques collaboratifs) ou encore les plateformes d’enseignements à distance, comme « Ma classe à la maison », un service du Cned permettant notamment l‘organisation de cours en visio‐conférence.
Localement, d’autres outils existent, à l’image de laclasse.com, un logiciel développé par la Métropole de Lyon depuis une quinzaine d’année. L’outil est opérationnel dans les 79 collèges publics du Grand Lyon (et dans certains des 36 collèges privés). « Les connexions ont été multipliées par quatre, on en est à 30 000 par jour, précise Eric Desbos, conseiller délégué à l’Education à la Métropole. On est le seul ENT qui n’a pas planté lundi. » Il faut dire que l’outil, qui permet des échanges de contenus mais pas de vidéo‐conférence, n’est pas le plus prisé des enseignants. Aucun des professeurs contactés par Mediacités n’en avait entendu parler.
« Le plus important est de simplifier au maximum pour les élèves, confie une CPE d’un collège de la Métropole. Si on leur balance trois outils différents, ça ne marchera pas. » « Les établissements possèdent un panel de choix, assure‐t‐on au rectorat. Tout le monde y met du sien. »
Les cadres de l’Education nationale veulent croire que l’impact de la crise restera limité : « Il est certain qu’à la maison, les élèves ne pourront pas forcément se concentrer huit heures par jour, mais il est important qu’ils ne prennent pas de retard », nous explique‐t‐on. Tout en restant lucides sur la situation et en soutenant les équipes. Mardi, le recteur de l’académie de Lyon Olivier Dugrip a salué par mail et sur les réseaux sociaux le « dévouement » du personnel éducatif.
Merci à tous les professeurs des écoles et des collèges mobilisés pour accueillir les enfants de ceux qui nous soignent avec un dévouement formidable. Ils illustrent magnifiquement la solidarité nationale. Qu ils sachent combien leur mobilisation est appréciée.
— Olivier Dugrip (@DugripOlivier) March 17, 2020
« Un grand bricolage »
« Pour l’instant ce n’est pas gagné », s’inquiète Paulette, professeure d’anglais dans un collège du sud de Lyon. Ce lundi, elle s’est connectée à « Ma classe à la maison » pour un premier test grandeur nature de la vidéo‐conférence, comme 178 000 enseignants en France. Une affluence qui a entraîné une saturation des plateformes. « J’ai envoyé mon cours le matin et j’ai donné rendez‐vous aux élèves à 11h30 pour pouvoir revenir sur les points qu’ils ne comprenaient pas », détaille Paulette. Verdict : six élèves étaient présents, sur 24 dans la classe.
« C’était un test. Mais dans ces conditions, il sera difficile de faire cours », estime l’enseignante, qui a par ailleurs appelé au téléphone tous les parents d’élèves de sa classe principale pour faire un point. Pour pallier les problèmes techniques, « c’est un grand bricolage », raconte un autre professeur de Rillieux‐la‐Pape. Plusieurs enseignants contactés, ou leurs collègues, se tournent vers des solutions alternatives : discussions sur Discord, cours via Facebook Live, vidéos publiées sur YouTube, fil de discussion Whatsapp… Tous les moyens sont bons pour conserver un lien avec les élèves. Mais ces initiatives soulèvent de nombreux problèmes, notamment en termes de protection des données des enfants. « On a tous envie de faire au mieux, mais je ne suis pas prête à faire n’importe quoi », prévient Paulette.
« Dans chacune de mes classes, 4 ou 5 élèves n’ont pas d’ordinateur »
« On rigolait bien en entendant Blanquer dire que tout était prêt », s’amuse de son côté Johan, un professeur d’histoire-géographie d’un collège de Décines‐Charpieu. Pour lui, la gestion de la crise a été marquée par une certaine improvisation. « On a attendu vendredi pour faire des sondages auprès des élèves afin de savoir qui n’avait pas accès à un ordinateur ou à une tablette », regrette‐t‐il. Alors même qu’une partie des élèves étaient déjà resté chez eux ce jour‐là, au lendemain des annonces du président de la République. « Normalement on devait leur renvoyer des choses en papier par courrier. Mais avec le confinement complet, ça me paraît très compliqué ». Un directeur d’école primaire affirme de son côté avoir « vidé la bibliothèque » vendredi dernier pour fournir des livres et des manuels aux élèves sans connexion. « Mais le risque est de ne plus avoir de contacts avec eux les prochaines semaines », s’alarme-t-il.
Selon le ministère, près de 5% des élèves ne disposent pas d’équipement informatique chez eux. Mais le chiffre peut rapidement monter dans les collèges des quartiers les moins favorisés, comme celui de Karim, professeur d’histoire-géographie dans un collège REP (éducation prioritaire) du 7e arrondissement de Lyon. « Dans chacune de mes classes, 4 ou 5 élèves n’ont pas d’ordinateurs », souligne‐t‐il. « Lundi j’ai envoyé un cours et des exercices à rendre en fin de semaine », détaille‐t‐il.
Pour l’instant, les élèves sont loin d’être tous au rendez‐vous, comme le montre les accusés de réceptions de ses messages sur le logiciel Pronote. « Dans la classe la plus réactive, seulement 30% des élèves ont regardé mon message. Dans une autre classe, c’est seulement un ou deux élèves. Clairement ils ne sont pas tous en train de bosser pour le moment », évalue Karim, perplexe. Le professeur espère voir la situation s’améliorer au fil des jours, mais estime ne pas être suffisamment aiguillé par sa hiérarchie. « On a eu quelques consignes par mail de nos inspecteurs, des grandes orientations. Mais comme d’habitude c’est à nous de combler les flous et d’improviser des solutions », soupire‐t‐il.
Eviter de creuser les écarts
Face à ce flottement, le personnel éducatif rivalise d’imagination. « Aujourd’hui c’est la Saint‐Patrick, alors je les ai fait travailler sur le vocabulaire de cette fête », raconte Paulette. D’autres lancent des concours d’écriture de « journaux de confinement ». Dans un autre établissement du Grand Lyon, des professeurs documentalistes ont créé une revue de presse envoyée par mail aux familles pour les mettre en garde contre les rumeurs et les fausses informations qui circulent au sujet du virus.
« On ne va pas se leurrer : une partie des élèves vont perdre plusieurs semaines d’apprentissage, coupe Fabien Grenouillet, directeur d’école primaire à Givors et secrétaire général du SNUIPP‐FSU 69. On communique avec les familles, on prépare des outils. Mais on ne va pas considérer que ce qui sera envoyé pendant les semaines à venir sera acquis quand le confinement cessera. »
« Pour le moment, dans notre collège, la consigne est de privilégier la révision des cours des semaines précédentes et de n’aborder des nouvelles notions que la semaine prochaine, le temps que tout le monde s’adapte », explique une CPE. « Le problème, c’est que je ne peux pas avancer avec six élèves et laisser les trois quarts de la classe derrière », complète Paulette. « Ceux qui sont présents, on peut leur demander beaucoup. J’ai une élève qui m’a écrit à 8h30 pour avoir des informations sur le cours. Mais tous les élèves ne sont pas autonomes, certaines familles sont en difficultés. Indéniablement, on va creuser les écarts. »
« Si on peut alléger un peu le stress des familles, ça serait déjà pas mal »
D’autres enseignants sont plus optimistes. « Mes élèves préparent le bac, ils sont plus autonomes », indique Amélie une professeure de philosophie d’un lycée de Saint‐Priest. Depuis vendredi dernier, le groupe Whatsapp des collègues de cette trentenaire vibre sans cesse. « On discute en permanence », raconte Amélie, qui utilise l’ENT de son établissement pour créer des exercices permettant une correction automatique par l’élève. « C’est très long à faire et ça nécessite d’utiliser quelques lignes de code informatique. Certains profs maîtrisent ces outils, d’autres beaucoup moins », estime‐t‐elle.
Amélie ne souhaite pas utiliser la visio‐conférence. « On ne capte qu’un tiers de nos élèves, la moitié au mieux. Je préfère envoyer des cours par écrit, qui toucheront plus de monde », décrit‐elle. Car « il faut avancer, estime‐t‐elle. On va reprendre après les vacances de printemps, il y aura les ponts du mois de mai, des épreuves du Bac… Si on n’avance pas maintenant, l’année est finie pour eux. »
Pour la plupart des enseignants, l’essentiel est de ne pas rompre complètement le contact avec les élèves pendant les semaines à venir. « On essaie tout ce qu’on peut. Mais il faut se dire que perdre quelques semaines de scolarité n’est pas dramatique au regard de la situation sanitaire, estime Fabien Grenouillet. On va demander aux élèves de nous envoyer des petits textes, monter des projets communs sympa… Si on peut alléger un peu le stress des familles, ça serait déjà pas mal. »
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