La France vit un moment clé de son histoire politique. Les résultats des élections législatives manifestent un profond renouvellement de la classe politique et confirment ce fameux « dégagisme » redouté par beaucoup et prophétisé déjà par Charles Péguy au début du XXe siècle : « Quand un parti n’a pas eu le courage de se conformer aux lois les plus simples de l’hygiène morale, quand il a renié la justice pour la faveur, la sincérité pour la complaisance, et la vérité pour l’unité factice, quand il abandonne la réalité des mœurs pour la vanité des phrases, quand il renie son idéal pour des manies politiques, il est inévitable que des empestements pourrissent les organes… »
La multiplication des affaires ces derniers mois et les promesses de moraliser la vie politique semblent avoir mis les questions de corruption, de probité et de transparence au cœur de l’agenda politique. La grande loi « pour la confiance dans notre vie démocratique » présentée par le Garde des sceaux début juin et inscrite à l’agenda parlementaire est effectivement saluée par les deux grandes associations anticorruption du pays, Anticor et Transparency International. En allant même au‐delà de certaines règles que préconise la convention de lutte contre la corruption de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), elle se pose comme la pierre angulaire d’une profonde transformation des habitudes et des pratiques de nos élus.
Le combat est‐il donc gagné ?
En quelques mois tout semble donc s’être accéléré. Comme une prise de conscience générale des grands abus et des petits arrangements qui n’ont cessé d’éroder la confiance des Français envers leurs élus. La France, longtemps mauvaise élève de la lutte contre la corruption, plusieurs fois pointée du doigt par les organisations internationales, est donc en passe de devenir un exemple en Europe. Le combat est‐il donc gagné ? Il faut rester prudent et lucide. Robert Klitgaard, professeur américain diplômé d’Harvard et spécialiste de la corruption, a théorisé cette équation mathématique sur la corruption qui fait encore référence aujourd’hui :
Corruption = Monopole + Pouvoir – Transparence
A la vue de cette équation, le premier mois du nouveau mandat du président Macron est loin d’avoir apporté suffisamment de garanties pour la suite. Nous nous retrouvons ainsi aujourd’hui avec un système politique hyper présidentialiste, un parlement où le parti présidentiel vient d’obtenir la majorité absolue, et un grand nombre d’élus inexpérimentés notamment dans le contrôle de l’action de l’exécutif. Par ailleurs, l’un des enseignements majeurs de ces législatives est la victoire de presque tous les candidats de la République en marche (LREM) mêlés de près ou de loin à des affaires judiciaires. Les deux cas les plus emblématiques étant évidemment ceux des ministres Richard Ferrand et Marielle de Sarnez visés, l’un et l’autre, par une enquête préliminaire. Sans oublier bien sûr, le récent coup de téléphone du « ministre‐citoyen » François Bayrou au président de Radio France pour se plaindre d’une enquête sur le Modem. Ce même ministre étant en charge aujourd’hui de la grande loi de moralisation de la vie politique…
Pas de quoi être rassuré donc. Dans le combat contre la corruption, il faut être exigeant et persévérant. Car le cœur de ce combat se joue d’abord et avant tout sur les mentalités, donc sur le long terme. Une loi est certes nécessaire mais elle ne résoudra pas tout. Tout comme les habitudes, les compromissions ont la vie dure. Elles s’accommodent facilement, et parfois trop rapidement, des tentatives qui voudraient les faire disparaitre. Roberto Scarpinato, dernier grand juge italien anti‐mafia, chef du parquet de Palerme et sous protection policière depuis 25 ans, nous met ainsi en garde dans son dernier livre contre les opérations « Mains Propres » lancées par le pouvoir comme autant de promesses du grand changement attendu. Citant les oracles de la Grèce antique, il nous rappelle que « pour accéder à l’essentiel, il est nécessaire de se rendre aveugle à l’inessentiel. »[1]
Alors de quoi parle‐t‐on vraiment quand tout le monde évoque cette prétendue moralisation ? Que veut dire lutter contre la corruption dans un pays comme la France ? Sommes‐nous tous d’accord quant à nos exigences de probité et de transparence ?
Pour nous, collectif de citoyens, le débat sur la corruption en France doit se développer dans un sens plus large, englobant les questions de transparence, de probité et de conflits d’intérêts, et intégrant plus généralement les pratiques à l’intérieur des entreprises, des associations, des universités, des syndicats etc… L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe donne cette définition relativement simple de la corruption : « l’utilisation et l’abus du pouvoir public à des fins privées » [2]. La loi française, elle, prévoit deux infractions distinctes. On parle de corruption passive, lorsqu’on envisage l’infraction du côté du corrompu et de corruption active, lorsqu’on se place du côté du corrupteur. La personne est qualifiée de corrupteur quand elle « sollicite l’intervention ou l’abstention d’une personne chargée d’une fonction en cédant à une sollicitation » [3]. Dans le débat public, cette corruption ne concerne souvent que le monde politique et le comportement de nos élus.
Ne nous y trompons pas, la corruption est un véritable enjeu de société. Elle relie dans un même ensemble des considérations légales, morales, démocratiques et, au jour le jour, éthiques. La corruption est systémique, elle se crée sur les faiblesses du système en même temps qu’elle l’alimente et le renforce. Elle se nourrit de l’opacité et du secret et prospère sur notre trop grande tolérance envers les petits arrangements, les privilèges indus, et les innombrables compromissions du quotidien. Pour s’en sortir, il faut donc jouer sur la culture et les mentalités de chacun et chacune. Autrement dit, commencer par balayer devant sa porte…
« Si j’avais été à leur place, j’aurais fait la même chose »
Mais pour opérer ce changement, il faut une stratégie claire et efficace. Par exemple, parler du coût de la corruption, et ce, de manière très concrète. En 2014, la Commission Européenne estimait à 120 milliards le coût de la corruption en Europe [4]. Au niveau mondial, ce chiffre monte à près de 2 000 milliards de dollars, selon un rapport de 2016 du Fonds monétaire international (FMI) [5], un montant proche du produit intérieur brut français. L’institution précise par ailleurs que la culture de la corruption encourage un ensemble de dysfonctionnements économiques dont le plus visible est aujourd’hui l’évasion fiscale. En France cette évasion est estimée à près de 60 milliards d’euros selon la commission d’enquête du Sénat dans un rapport publié en 2012 [6].
En formulant tous ces chiffres ainsi, il est difficile de comprendre à quoi cela correspond. Comparons : en France le coût d’un hôpital est estimé à plus ou moins à 80 millions d’euros [7] par l’observatoire des coûts de la construction hospitalière. Celui d’une crèche à 2 millions d’euros [8] et celui d’un complexe sportif entre 15 à 20 millions d’euros [9]. En prenant seulement une toute petite partie de l’argent de la corruption, on pourrait donc déjà augmenter considérablement l’offre de soin en France, construire davantage de crèches pour nos enfants et favoriser la pratique du sport sur tout le territoire.
Pour gagner ce combat de la corruption, il faut expliquer, montrer, prendre des exemples pour finalement questionner nos mentalités et interroger nos pratiques quotidiennes. Pour le juge Roberto Scarpinato, une arme est particulièrement efficace pour inverser les mentalités : la honte. Du latin vereor gogna, autrement dit « craindre le pilori », il s’agit selon lui de « briser l’omerta qui permet au pouvoir, celui de l’argent comme celui du crime, d’échapper à la honte du dévoilement » [10]. Nous entendons encore trop souvent dire en parlant des élus corrompus « si j’avais été à leur place, j’aurais fait la même chose ». Il faut renverser ce discours. Complètement.
Un grand jeu contre la corruption
Et pour cela, l’éducation est le moyen le plus structurel et durable : montrer à quel point s’engager dans de tels comportements est honteux et dégradant. Dans « La démocratie en BD » de Nathalie Loiseau [11], la corruption est expliquée aux enfants de cette manière « c’est une faute qui consiste à changer le comportement de quelqu’un en lui promettant de l’argent, des cadeaux ou des avantages. La corruption est un délit ». D’autres auteurs vont encore plus loin. Ainsi, cet extrait de « Marre des politiques » de Philippe Godard [12] destiné aux plus de 15 ans : « Les élus convaincus de magouille ou de corruption, lorsqu’ils se représentent devant les électeurs, ne devraient pas attirer leurs suffrages. C’est la façon la plus claire de refuser les comportements indignes en politique. » Mise à part ces quelques exemples, presque rien n’existe encore à ce sujet pour sensibiliser les plus jeunes. Il faut que cela change.
Et pour cela, ce ne sont pas les idées qui manquent. Pourquoi ne pas penser à des interventions ludiques en milieu scolaire, des petites plaquettes informatives, des pièces de théâtre, des débats en Maison des jeunes et de la culture (MJC) ou une sensibilisation des parents ? Lors de nos rassemblements place Bellecour, à Lyon, avant la présidentielle, un membre de notre collectif avait fait jouer les parents et les enfants à un grand jeu contre la corruption qui avait eu beaucoup de succès !
Il faut sensibiliser les plus jeunes mais aussi les étudiants et les adultes déjà dans la vie active. A l’université, cela peut passer par des cours d’éthique avec des mises en situation professionnelle ou les étudiant‐e‑s sont confronté‐e‑s à des dilemmes concrets : Que dois‐je faire si je suis témoin d’une pratique illégale de ma banque ? Quel est le bon comportement à adopter ? Le cours permettrait d’informer sur le cadre légal, sur les sanctions, mais aussi sur les solutions concrètes, comme celui de s’engager dans une démarche de lanceur d’alerte.
De la même manière que nous trions les déchets, il faut apprendre à trier les élus, leurs pratiques, les entreprises…
En entreprise, la sensibilisation à la corruption pourrait se traduire par des formations proposées aux salariés, des mises en pratiques ou par des codes de déontologie. Un salarié d’IBM nous confiait récemment qu’au sein de leur structure il fallait suivre des cours en ligne obligatoires au moment de la lecture annuelle des « règles de conduite dans les affaires ». Toutes ces démarches doivent être encouragées et développées pour favoriser cette culture de la probité et de l’éthique. Il faut éveiller et rendre critique la conscience de notre génération et de celles qui vont suivre. Car ce sont elles qui voteront et qui feront notre monde dans les prochaines années. De la même manière que nous trions les déchets il faudra leur apprendre à trier leurs élus, leurs pratiques, leurs entreprises…
L’enjeu des années à venir sera donc de faire de la lutte contre la corruption un grand combat éducatif, civique et citoyen. Ne plus considérer la corruption qu’au prisme des affaires médiatiques de tel ou tel élu mais bien comme un enjeu commun, qui nous concerne toutes et tous. Nous perdrons si elle devait rester l’affaire de seulement certains journalistes, juges ou associations spécialisées. Contre la corruption, l’éducation n’est pas qu’un aspect du combat, c’est la clé de voûte de tout l’édifice.
Né à l’origine via les réseaux sociaux, le collectif citoyen Stop Corruption se veut pacifique et non‐partisan. Pendant la campagne présidentielle, Stop Corruption a organisé, chaque dimanche, un rassemblement place Bellecour, à Lyon, pour défendre trois revendications : 1/ le retrait de l’amendement instaurant le délai de prescription de 12 ans pour les infractions occultes et dissimulées. 2/ le vote d’une loi citoyenne de transparence qui vise à rendre publiques les dépenses des élus. 3/ le retrait immédiat de la vie politique des élus condamnés pour corruption, délits financiers ou abus de biens sociaux. Il a soumis une partie de ces revendications à l’ensemble des candidats du Rhône aux législatives et a compilé les résultat sur un site web. Contacts Stop Corruption : |
[1] Roberto Scarpinato et Saverio Lodato (trad. Deborah Puccio‐Den et Sarah Waligorski), Le Retour du Prince : Pouvoir et criminalité [« Il Ritorno del Principe »], Lille, La Contre Allée, coll. « Un singulier pluriel », 2015, 336 p. (ISBN 9782917817391), édition augmentée et révisée, préface d’Edwy Plenel
[2] Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, Rôle des parlements dans la lutte contre la corruption, rapport n°8652, 18 février 2000.
[3] Articles 432–11 et 433–1 du code pénal.
[4] Commission Européenne, Rapport sur la Corruption, Bruxelles, février 2014
[5] Fonds Monétaire International, Rapport sur la Corruption : coûts et stratégies d’atténuation, mai 2016.
[6] Sénat, Rapport n°673 fait au nom de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, Paris, 2012.
[7] Observatoire des coûts de la construction hospitalière, étude réalisé en 2011.
[8] Europe 1, Construire des crèches, ça coûte encore trop cher, 10 septembre 2015.
[9] Exemple pour un chiffrage d’une candidate PS d’un complexe sportif à Rennes lors des élections municipales de 2014.
[10] Mediapart, L’obscénité du pouvoir, blog d’Edwy Plenel, 11 avril 2015.
[11] Nathalie Loiseau, La démocratie en BD, Editions Casterman, 2016.
[12] Philippe Godard, Marre des politiques, Editions de la Martinière, 2007
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