Objectif atteint ! Lorsque nous nous sommes lancés, à la mi‐avril, dans la rédaction d’une note sur la situation de l’aéronautique à Toulouse (il faut entendre par là l’aire urbaine de Toulouse), nous souhaitions lancer un débat sur un sujet « rampant », au sens d’un sujet présent en filigrane dans de nombreuses considérations, souvent « off », sur la situation économique et sociale de Toulouse et sa dépendance extrême au secteur de l’aéronautique. Mais le coronavirus est passé par là…
Cette note a été largement reprise ; et ceci bien au‐delà des cercles « militants » dans lesquels nos publications sont généralement confinées. La Dépêche du Midi, en particulier, (seul) quotidien régional de référence, a consacré sa Une (Coronavirus : Airbus va‐t‐il redécoller ?) à l’impact de la crise en cours sur la filière aéronautique et deux pages complètes dans son édition du jeudi 30 avril avec des articles dans lesquels il était clairement fait référence aux constats effectués et analyses développées dans notre texte.
Le journal en ligne Mediacités Toulouse vient, lui, de publier, ce 4 mai en réponse à notre note, une tribune « L’industrie aéronautique, une activité du passé, vraiment ? » signée de Xavier Petrachi et Gabriel Colletis, membres de l’Association du Manifeste pour l’Industrie. Le débat s’ouvre et c’est tant mieux.
Tribune – L’industrie aéronautique, une activité du passé, vraiment ?
Nous allons, dans cette nouvelle note répondre à cette tribune et ajouter de nouveaux éléments au débat.
Un scénario catastrophe ?
Dans leur tribune, les deux auteurs précités parlent de notre note en la qualifiant, d’emblée, de scénario‐catastrophe. Arrêtons‐nous un instant sur cette qualification. Cette manière de qualifier notre analyse revient à considérer que nous avons, en quelque sorte, « forcé le trait ». Tel n’est pas le cas. Nous nous contenterons simplement de renvoyer le lecteur aux nombreux constats et analyses développés ces dernières semaines et ces tous derniers jours qui, pour la grande majorité d’entre eux, confortent nos constats sur l’ampleur de la crise du secteur ; tant pour son intensité que pour sa durée prévisible…
Nous ne voyagerons plus comme avant, en volume comme en distances. Le modèle low‐cost, modèle dominant du secteur du transport aérien sur lequel s’est appuyée la progression de ce secteur – et en conséquence le nombre d’avions commerciaux fabriqués (ou à fabriquer)- est en train d’être profondément remis en cause. Et ce ne sont pas les déclarations de Michael O’Leary, patron de Ryanair, qui compte mener une guerre des prix pour continuer à développer son modèle basé sur l’exploitation à outrance de son personnel et la chasse aux subventions publiques qui y changera quelque chose. On imagine difficilement que des collectivités locales continueront à aider directement ou indirectement une entreprise qui, par ailleurs et de manière un peu paradoxale, vient de porter plainte contre l’aide d’État apportée par la Suède aux transporteurs du pays.
On peut cependant ajouter que, si le modèle low‐cost a « du plomb dans l’aile », les compagnies créées sur ce modèle ne vont pas disparaître sans faire des dégâts pour l’ensemble du secteur. Comme le laissent penser les déclarations du patron de Ryanair que nous venons d’évoquer, la « guerre des prix » va continuer avec un impact qui risque de retarder d’autant la nécessaire évolution du secteur aérien… Comme toujours, quand dans un secteur en crise, certains essaient de s’en sortir, la plupart du temps sans y arriver, en cassant les prix et en pratiquant la casse sociale, ils contaminent et affaiblissent l’ensemble du secteur concerné.
Le « pouvoir de nuisance » des compagnies low‐cost reste un obstacle à l’évolution du secteur du tourisme et du transport aérien. Ceci dit, la montée en puissance des exigences en termes de respect de l’environnement et de sobriété énergétique liées à la prise en compte de la crise climatique a déjà commencé à impacter le secteur. Même le très libéral ministre de l’économie, Bruno Le Maire, conditionne les aides de l’État au transport aérien à un changement de modèle intégrant, entre autres, une « économie décarbonée » et la « suppression de lignes intérieures » qu’il affirme être « une mesure définitive et pas transitoire. »
Au‐delà de ces effets d’annonce, dont on peine à croire vu le profil politique du ministre, qu’ils soient autre chose que de la communication en temps de crise, on voit difficilement comment on peut parler de « décarbonisation » du transport aérien alors que la motorisation des avions repose sur l’usage du kérosène (de plus détaxé…) ; et que les alternatives à cette motorisation semblent n’être encore que de la fiction. Surtout quand, comme le disent eux‐mêmes Gabriel Colletis et Xavier Petrachi, le projet d’avion « électrique » E‑Fan X, porté par Airbus et Rolls Royce, vient d’être arrêté…
Quant à l’utilisation de produits d’origine végétale, voire même d’huile de cuisine recyclée (le green washing version Mac Donald’s… mis en avant par les multinationales Véolia et BP) qui pourraient être utilisés, pour partie, dans la composition des carburants, on ne peut que rester sceptique quand on sait leur origine (huile de palme en particulier) et leur impact sur la disponibilité des terres arables nécessaires à nourrir la population mondiale. Un séjour touristique contre un enfant affamé ? Drôle de choix quand même. C’est pourquoi l’utilisation de « carburant vert », telle que la proposent les auteurs de la tribune, n’est pas une solution. D’ailleurs, on sent bien que les auteurs prennent beaucoup de précautions à ce sujet et qu’ils n’y croient pas vraiment eux‐mêmes…
Quant à la formule rhétorique que les auteurs utilisent, en parlant de l’impact de la crise climatique et écologique comme une « opportunité historique », elle fleure bon la litote et probablement la politique institutionnelle…
Une crise de la production en volume
Personne (quoique…) ne peut contester que le niveau de production d’avions ne retrouvera pas les niveaux espérés il y a encore quelques mois. La crise de la demande en termes de voyages (de toutes natures) va durer et sans doute conduire, comme nous l’avons écrit dans notre précédent texte, à une baisse drastique des commandes. Les auteurs de la tribune de l’association du Manifeste pour l’Industrie le reconnaissent car ils évoquent, eux‐mêmes, le fait qu’il « faudra au moins trois ans pour retrouver le niveau de 2019 et dix ans pour retrouver la trajectoire d’avant-crise ». Pas plus que nous donc, ils n’imaginent que nous puissions revenir à la situation d’avant…
Franchement, 10 ans, c’est colossal. Et où en serons‐nous dans 10 ans quand les experts du Giec nous alertent sur l’urgence climatique et ses conséquences ? Mais, optimisme industriel oblige, ils semblent prêcher pour un scénario rebond qui se traduirait par une « simple » réduction de la commande de 3 000 avions (sur 40 000 selon eux soit moins 7,5% à horizon 2040). Donc, « tout va très bien, madame la marquise »…
Et les auteurs, qui semblent quand même manquer de lucidité quand ils affirment, prolongeant leur déni : « Mais – et c’est là l’essentiel – avec un carnet de commandes de huit ans de production, l’avenir d’Airbus ne semble pas compromis », ajoutent ensuite :
« Si Airbus, comme d’autres constructeurs aéronautiques, risque de prolonger la période de réduction de cadences, cela ne ressemble donc en rien à la mise à mort de l’industrie aéronautique. Autre enjeu fondamental : la « qualité » des nouveaux avions – correspondant aux nécessités qu’impose la transition écologique – pourrait compenser à terme la baisse du volume des avions vendus ».
Cette partie du texte est, in fine, assez surprenante car elle repose sur une contradiction qui transforme leur raisonnement en vœu pieu. Si, dans le cadre du scénario dit rebond (on ne parle même pas du scénario sombre qu’évoquent les consultants d’Archery sur lesquels les auteurs de la tribune appuient leur raisonnement), on part du principe qu’il faudra trois ans pour retrouver le niveau de 2019 et 10 ans pour retrouver la trajectoire d’avant-crise, on voit difficilement comment le carnet de commande ne s’effondrerait pas, bien au‐delà des 7,5 % de contraction en volume qu’ils annoncent. Le renouvellement de la flotte va amortir le choc (et les malheurs de Boeing avec son 737 Max feront peut‐être le bonheur – provisoire – d’Airbus) mais pas, et loin de là, à la hauteur espérée pour maintenir le carnet de commande à un niveau équivalent à celui qui justifie les prévisions de production des sites toulousains (et par là même les niveaux de croissance espérés de l’aire urbaine de Toulouse – nous y reviendrons).
Les auteurs écrivent quelques lignes sur le tourisme et le modèle low‐cost. Là aussi, leur texte s’arrête là où devrait commencer la réflexion. Ils écrivent, de manière plutôt convenue :
« Si l’arrêt ou un fort reflux du tourisme de masse peut entraîner une modification profonde des modèles low‐cost des compagnies aériennes, cela ne devrait pas signifier la fin du tourisme sur la planète, mais un autre tourisme, plus respectueux des humains comme de la nature ».
En cela ils rejoignent les avis des professionnels du tourisme que nous avions interrogés dans le cadre de notre précédente note. Mais, ils auraient dû pousser un peu plus loin le raisonnement. Si on passe du tourisme aérien de masse basé sur le modèle low‐cost à un monde de voyageurs, cela veut dire qu’il y aura toujours des clients pour le transport aérien touristique, mais des clients dotés d’un bon (haut ?) niveau de revenus. Et leur nombre n’aura rien à voir avec celui des touristes actuellement transportés partout sur le globe. Il y aura donc beaucoup moins de passagers et qui paieront beaucoup plus chers. Voyager en avion redeviendra un luxe réservé à ceux qui en auront les moyens et on reviendra aux aéroports d’avant « remplis » d’hommes d’affaires (enfin, ceux qui ne seront pas en télétravail…) et de « riches ». Moins, nettement moins, de voyageurs en nombre (Air France ne prévoit pas de retrouver un niveau d’activité équivalent à celui d’avant-Covid avant plusieurs années), donc moins d’avions en vol. Et donc moins d’avions à produire. C’est quasi‐mécanique… On cherche toujours les 40 000 avions attendus en 2040 et sur lesquels sont basées les prévisions des constructeurs…
De nouveaux secteurs économiques en remplacement. Le chemin reste long…
Les auteurs indiquent, toujours dans leur tribune :
« Comme il a été dit plus haut, nous avons nous‐mêmes et depuis longtemps alerté sur le risque de dépendance de la région toulousaine à l’égard de l’aéronautique. ».
C’est tant mieux. Mais, cela n’a visiblement pas eu un gros impact sur les décideurs politiques et économiques de la région… Les auteurs ajoutent : « Nous ne pouvons cependant leur en faire le reproche ». Ah bon. Et pourquoi ? Et continuent, de manière plus intéressante, en écrivant :
« Nous considérons cependant que nombre d’acteurs de la filière aéronautique ont les compétences nécessaires pour produire des biens autres que pour cette filière ».
Ensuite et en réponse indirecte à la réaction du dirigeant d’un sous‐traitant aéronautique de premier ordre que nous citions dans le texte « Toulouse, un futur Détroit » et qui affirmait, le 9 avril dans La Tribune, qu’il « faudra des années voire des décennies pour que ces filières émergentes prennent le relais et puissent créer des emplois en masse », les auteurs de la tribune écrivent :
« (…) il est erroné de considérer qu’en dehors de l’aéronautique Toulouse et sa région ne peuvent faire reposer leur développement économique que sur des micro‐secteurs. Pour rester dans le domaine industriel, l’espace, les systèmes embarqués, l’électronique automobile, l’informatique, l’intelligence artificielle, sans oublier l’agroalimentaire, la mécanique, la chimie, la chimie fine et pharmaceutique et le textile ne sont pas des « micro‐secteurs » en région toulousaine. Il est peu entendable de considérer que ces activités mettront des « dizaines d’années » pour constituer une alternative ».
Nous souhaiterions bien volontiers nous mettre dans les pas de cette affirmation. Seulement, les faits sont là. Et, comme le dit l’adage, ils sont têtus…
Nous, militants du mouvement social toulousain, avons encore en mémoire, la casse de Sanofi contre laquelle nous nous sommes battus il y a quelques années. En 2012, puis pendant des mois et des mois, les salarié·es du groupe, des ingénieurs et des chercheurs peu habitués à ce type de mobilisation, se sont levés et ont agi contre le démantèlement du site de la route d’Espagne qui s’est traduit par la disparition du pôle Recherche de cette entreprise et de plusieurs centaines d’emplois, de haut niveau pour nombre d’entre eux.
En ces temps, le maire de Toulouse Jean‐Luc Moudenc, cité par la Dépêche du Midi, affirmait : « (…) cette réorganisation participe à la dynamisation du site de l’Oncopole et contribue à son innovation scientifique en favorisant la recherche et le développement économique de ce secteur ». Un mal pour un bien en quelque sorte. Dix ans après, on croit rêver…
Dans ce même article, un syndicaliste de Sud‐Chimie ne pouvait que constater : « Où sont les 80 milliards d’euros engrangés grâce aux médicaments issus de la recherche toulousaine. Il y avait un potentiel que l’on a sacrifié ». « Un temps révolu qui ne reviendra plus », conclut l’article de la Dépêche. Et souvenons‐nous que le centre Elf Biotechnologies de Labège, ancêtre de Sanofi, avait en son temps été la locomotive qui avait lancé le développement du sud‐est toulousain et de Labège Innopole en particulier…
Nous pourrions aussi évoquer d’autres dossiers comme la lente agonie de Motorola, de son millier de salariés, puis celle de son avatar Freescale qui provoquait des sourires de satisfaction dans le milieu des décideurs toulousains quand, après des années d’errements, c’étaient quelques dizaines de salariés – quatre seulement venant de l’ex-Motorola – qui étaient embauchés dans le cadre d’un fond de revitalisation ; ou bien encore Storage Tek (stockage de données numériques) pour laquelle les financeurs publics ont accéléré notablement la réalisation de la rocade Arc en ciel (qui a fonctionné presqu’à vide pendant des années pour le grand bonheur des tournefeuillais voulant accéder à l’aéroport…) suite à un mirage porté par feu la Sem Technopole de l’agglomération toulousaine…
Et si nous parlions d’Hyperloop à Francazal ? Un futur désirable, vraiment, que de transporter « sous vide » et dans une capsule des hommes d’affaires pressés à 1 000 km/h (une sorte de Concorde terrestre…) alors que les besoins d’une société compatible avec les enjeux climatiques reposent sur d’autres besoins à satisfaire comme des transports publics confortables, bien cadencés et interconnectés ?
Les multinationales, de tous secteurs, sont des structures « hors sol ». Et bien « innocent » celui qui s’y fierait pour penser un monde soutenable…
Bon, il est vrai qu’il y a les start‐up, emblèmes du quinquennat en cours. Au‐delà des considérations sur ce « modèle » qui pourraient faire l’objet d’une note en tant que telle, constatons que le taux de mortalité de celles‐ci est très élevé ; et que lorsqu’elles réussissent, c’est pour mieux se vendre au plus offrant (c’est le ressort de l’économie « casino »), la plupart du temps des multinationales. Les pigeons (souvenez‐vous des débuts calamiteux du quinquennat Hollande) ne sont pas ceux que l’on croit…
Grattez un peu et vous verrez que derrière l’aéronautique et le spatial, Toulouse, c’est un peu le vide. Et ce vide, ce sont bien les dirigeants politiques et économiques qui en sont comptables.
Pour jouer dans la comparaison, historique cette fois, c’est un avenir à la mode « pastel » qui attend Toulouse (quelques dizaines d’années de richesse – mais pour certains seulement – puis l’effondrement), pas un pays de cocagne… Au moins, la bourgeoisie enrichie de l’époque nous a laissés de magnifiques hôtels particuliers. Pas des bâtiments en bac acier, fut‐il double peau…
Produire d’autres biens et autrement
Au‐delà de ces considérations, nous préférons continuer le débat en nous appuyant sur le long entretien qu’a donné Gabriel Colletis, l’un des auteurs de la tribune, dans le cadre de la commission Covid‐19 créée par les parlementaires de la France Insoumise et dont certains éléments sont repris dans la tribune publiée par Mediacités. Il y est question de redéploiement, de reconversion industrielle. Il est aussi intéressant de se référer à la « Lettre ouverte aux salariées et salariés de l’aéronautique toulousaine », publiée par l’Atécopol (Atelier toulousain d’écologie politique) qui pose les bases d’une réflexion en profondeur sur le sujet.
Un peu d’histoire (la petite) peut nous éclairer, voire nous faire sourire ; et ne nous en privons pas en ces temps de déprime (presque) généralisée. Connaissez‐vous l’histoire de la SEMM Caravelair, sise dans la région de Saint‐Nazaire ?
En 1960, le secteur aéronautique était en crise (entre autres pour réduction des crédits militaires par transfert de ces crédits vers l’achat de matériels américains pour mener la guerre d’Algérie). Le PDG de Sud‐aviation annonce que « si rien de nouveau n’intervient, 20 000 travailleurs devront être licenciés dans l’industrie aéronautique ». C’est alors que des des projets de diversification voient le jour, qui donnent naissance aux réfrigérateurs de marque Frigéavia (et même des téléviseurs Téléavia) et aux caravanes Caravellair. On remarquera dans ces marques la référence à l’aviation et à la Caravelle, emblème de l’industrie française de l’aéronautique des années 60.
Au‐delà de ce clin d’œil, cela nous permet de rebondir sur les perspectives de diversification version changement climatique. Dans l’entretien précité, Gabriel Colletis évoque les biens de consommation et la problématique générée par la logique d’obsolescence programmée qui règne en maître sur les logiciels de pensée du monde industriel. Imaginons donc la fabrication de lave‐linges et de lave‐vaisselles correspondant aux standards (encore à finaliser) de durabilité (solidité, réparabilité) et de sobriété (en termes de consommation de matières premières, d’énergie, d’eau, de produits de nettoyage). Un appareil électro‐ménager, c’est comme un avion : de la tôle, de l’hydraulique, de l’électricité et de l’électronique. Imaginons les appareils électroménagers que nous saurions fabriquer avec le savoir‐faire des salariés de l’aéronautique : ils pourraient durer des dizaines d’années et être intégralement recyclés en fin de vie. Pour un peu qu’ils soient low‐tech (avons‐nous vraiment besoin d’appareils proposant des dizaines de modes et cycles de lavage ?), on pourrait parler de « sobriété heureuse ».
Ce n’est pas de « 3 ou 4 points de PIB de plus » dont la France a besoin
Le chantier qui s’ouvre est donc gigantesque (repenser l’utilité sociale de l’industrie au regard de la crise climatique et de ses conséquences) et passionnant (mobiliser l’intelligence collective des salariés et des habitants).
Et les actionnaires là‐dedans ? Pour être bref, nous pouvons (il faut) nous en passer. Le profit, le versement de dividendes n’ont rien à voir avec l’utilité sociale de la production de richesses. Ils sont même un obstacle à la reconversion industrielle et portent en eux le désastre qui s’annonce. « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » disait Jean Jaurès. Nous pourrions le paraphraser en disant : « Le capitalisme porte en lui le désastre climatique comme le productivisme porte la prédation des ressources ».
Nous le redisons, c’est la mobilisation des salariés‐citoyens qui est la clé mais aussi le carburant de la dynamique collective à mettre en œuvre pour penser le « monde d’après » selon la terminologie en vogue. Mais, revenons à la situation toulousaine.
L’aéronautique, une industrie du passé ?
Dans leur tribune, Xavier Pétrachi et Gabriel Colletis citent les nombreux acteurs du secteur économique toulousain (banques, partenaires institutionnels, structures de la recherche et de l’innovation, entreprises du secteur de l’aéronautique et du secteur aérien) et mettent en exergue « cet écosystème complexe qui développe l’ensemble de la valeur d’échange mais aussi d’usage d’un avion. Il ne se réduit donc pas à l’assemblage final sur les chaînes d’Airbus ».
C’est donc bien cet agrégat qui fait système (écosystème comme système économique et non pas système écologique…). Nous ne le nions pas. Mais cela décrit, explique, la situation présente que nous dénonçons. De là d’ailleurs à parler de « communauté de travail » comme le font les auteurs de la tribune, nous parlerions nous plutôt de chaîne de fabrication de profit…
Mais, plus intéressant, les auteurs abordent l’irruption du lean management (ce que nous appelons nous, de manière plus triviale « la dictature des tableurs ») qui transforme la gestion des entreprises mais aussi celle des administrations et services, publics comme privés, en une gigantesque bureaucratie portée par des petits chefs en costard‐cravate (les men in black, les cost killers) écrasant les salariés sous le poids de l’individualisation, de la parcellisation, de la perte de sens quant à la finalité de leur travail. Marx parlait de l’aliénation avec « un ouvrier étranger à l’objet de sa production ». Nous y sommes. Et l’utilisation massive du contrôle social, des technologies de surveillance internes comme externes aux entreprises, de mesure de la performance et tutti quanti viennent clore ce tableau.
Il faut donc résoudre cette contradiction : pouvons‐nous imaginer, penser, et surtout faire, une alternative en nous appuyant sur les méthodes et les process qui ont généré la situation que l’on veut supprimer ? Pas crédible une seconde.
Nous souhaitons aussi répondre à un argument un peu fallacieux. En considérant, comme nous le faisons dans le texte « Toulouse, un nouveau Détroit ?», que ce seraient des dizaines de milliers d’emplois qui seraient en jeu, les auteurs écrivent :
« (…) n’emboîte-t-on pas ainsi le pas à certains des dirigeants d’entreprises aéronautiques qui pourraient être tentés de se saisir de la crise actuelle pour légitimer des suppressions d’emplois qui devront plus à la financiarisation des stratégies qu’à un recul posé comme inéluctable de la production ? Ne prend‐on pas le risque de pousser à la « consolidation » – en d’autres termes, à la concentration – du secteur ? ».
Nous contestons cette affirmation (même formulée de manière interrogative) car, au‐delà de minimiser la crise en cours, elle revient à rendre complice (ne serions‐nous que des idiots utiles ?) du processus de concentration possible du secteur ceux qui s’interrogent sur la situation de l’aéronautique et qui remettent en cause tant l’organisation de la production que son utilité et sa finalité.
On retrouve ici les mêmes schémas de pensée qui transforment les antinucléaires en suppôts de l’industrie pétrolière… Les vieux anathèmes ne sont pas morts. Sur la base de ce type de raisonnement, on peut aussi nous accuser de rouler pour le concurrent Boeing et, pourquoi pas, pour le capitalisme d’État chinois qui pille notre savoir‐faire aéronautique (cf. la petite histoire bien connue dans le monde de l’aéronautique d’un airbus qui aurait mystérieusement disparu sur un tarmac…) comme en d’autres temps ont avait pu chercher comment les bureaucrates soviétiques avaient essayé de dupliquer le Concorde avec le Tupolev Tu‐144 dont on sait ce qu’il en est advenu…
Ajoutons que nous ne remettons nullement en cause l’existence d’un secteur économique consistant à fabriquer des avions ; et que nous reconnaissons l’excellence toulousaine en la matière ; et celle‐ci vient de loin. Là n’est pas le problème. Ce que nous mettons en perspective et nous le redisons, ce sont les prévisions, aujourd’hui erronées, de croissance « sans fin » du secteur telles qu’elles étaient jusqu’à récemment annoncées. Quant à la référence à Détroit qui semble irriter les auteurs de la tribune de l’association du Manifeste pour l’Industrie parue initialement dans Mediacités, il convient de noter la forme interrogative de l’accroche de notre texte « Toulouse, un nouveau Détroit ? » ; et de souligner que nous voulions, par cette accroche, interpeller le plus grand nombre.
Objectif atteint d’ailleurs. Bien sûr, comparaison n’est pas raison, nous en convenons ; mais analyse des similitudes et analogies sont souvent le support à des démarches qui permettent de sortir des rails convenus de la pensée dominante. C’est pour cela que nous faisons aussi référence à la crise de la sidérurgie en Lorraine, à celle des Mines dans le Nord ; voire, au Pastel du millénaire passé…
Le savoir‐faire dans la conception et la construction d’avions est un acquis pour le territoire et nul ne souhaite que celui‐ci disparaisse. Mais, et nous le redisons, un solide faisceau d’indices et quelques constats de « bon sens » quant aux perspectives de croissance du secteur (voir les dernières informations de ce début mai en provenance des compagnies aériennes) nous obligent à penser aux impacts de la contraction annoncée du volume de production. Et à en tirer les conséquences en termes d’aménagement durable du territoire.
Xavier Pétrachi et Gabriel Colletis y vont, eux aussi, de leurs dix propositions. Elles s’insèrent logiquement dans le cadre de leur analyse et privilégient une approche que l’on peut qualifier d’institutionnelle. Elle a sa raison d’être et nous ne la remettons pas en cause pour ce qu’elle est mais pour sa dépendance à une vision très technocratique ; le mot est sans doute un peu fort mais le débat ne fait que commencer. Le seul endroit où l’on peut voir poindre ce que nous pensons être vital, la participation des salariés et de la population à l’élaboration et la mise en œuvre de solutions, n’est que brièvement évoqué. Gageons que ceux‐ci, les travailleurs du secteur, sauront prendre toute leur place dans la période qui s’annonce.
Compter sur nos propres forces
550 000 habitants de plus d’ici 30 ans sur le grand bassin toulousain (territoire situé dans un rayon d’1h autour de Toulouse) dont 300 000 sur la métropole toulousaine pouvait‐on lire dans les prévisions rendues publiques par l’Insee fin 2019. En novembre 2019, l’AUAT (Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine de Toulouse) mettait en valeur l’importance de la filière aéronautique et spatiale : « sur 10 emplois créés en 2018 sur l’aire urbaine de Toulouse, presque 4 relèvent de la filière aéronautique et spatiale (…). Sur les trois dernières années, cette proportion s’établit à 3,4 sur 10 » et précisait : « Si on considère seulement la sphère productive, ce rapport est presque de 7 sur 10. Ce ratio est relativement stable sur la décennie. ».
Ces chiffres donnaient le tournis à beaucoup et ont généré une frénésie notable en termes de grands projets et d’urbanisme comme nous l’avons indiqué dans notre note du 22 avril.
Nous le répétons : il faut geler et réexaminer la pertinence de tous les grands projets portés actuellement par la ville de Toulouse et la Métropole. Projets qui étaient déjà critiquables en tant que tels (voir les textes du collectif Toulouse 2031). Qui peut encore affirmer que ce seront 550 000 habitants supplémentaires qui viendront résider dans le grand bassin toulousain dans les 30 ans qui viennent ? Il faut réorienter l’appareil productif mais aussi l’ensemble des budgets publics pour tenir compte de la nouvelle donne issue de la pandémie et de la crise économique et sociale qui lui est associée. Mais il faut le faire sur les bases d’une prise en compte de la crise climatique qui exige de penser autrement le développement des territoires ; pouvons‐nous même encore parler de développement tellement cette terminologie semble aujourd’hui caduque ?
Les habitants et les citoyens de Toulouse et de son aire urbaine, les salariés des entreprises (et pas uniquement celles de l’aéronautique) sont les premiers concernés (les capitaux, eux, sont flottants et ils iront ailleurs, là où « l’herbe est plus verte »). Mais pour cela, il faut, c’est impératif, que les diagnostics soient partagés. Le déni de la crise et de ses conséquences ne touche pas que les décideurs et leurs conseils. Il touche aussi les salariés du secteur qui ont beaucoup de difficulté à croire que tout ce qui a été écrit et projeté depuis des années, et qui ont souvent fondé des projets de vie, est en train, en quelques semaines, de s’écrouler comme un château de cartes.
Quelle méthode pour cela ? Il semblerait logique que ceux des salariés les plus conscients de la crise (et ils seront sans doute de plus en plus nombreux) appellent à des assemblées générales sur les lieux de travail, échangent et débattent sur les constats et, pourquoi pas, imaginent ensemble le moyen terme comme d’autres l’ont fait à d’autres époques (voir les exemples précités). Que produire ? Pour qui ? Comment ? À quelles échéances ? Avec quelle transition (les choses ne se feront pas du jour au lendemain) ? Et cette démarche doit être aussi effectuée dans les quartiers, dans les villes et les villages. Nous sommes tous concernés. Du boulanger au cordonnier, du peintre en bâtiment aux serveurs des bars et restaurant, de l’employé d’une collectivité à celui d’une banque, tous seront impactés, directement ou indirectement, à moyen ou à long terme.
En ce sens, les propositions développées dans la « Lettre ouverte aux salariées et salariés de l’aéronautique toulousaine » par l’atelier de l’Atécopol (texte déjà cité) vont dans la bonne direction. La seule petite divergence est que nous pensons, pour notre part et comme nous venons de l’écrire, que ce ne sont pas uniquement les salariés de l’aéronautique qui sont concernés et qui doivent être mobilisés, mais toute la population.
Nous pouvons ajouter qu’il serait malvenu de ne retenir de nos propositions que celle, avancée à titre d’exemple pour « donner de la chair » à notre analyse, de reconvertir les usines d’aviation en usines d’électroménager… Dans le cadre de la construction d’une société compatible avec les enjeux climatiques, la réorganisation complète de nos modes de vie va générer des besoins de toutes nature dans l’énergie, l’agriculture, les services, etc. Et n’oublions pas aussi que cela passera par une remise en cause profonde de l’organisation et de la durée du travail. Le chantier qui s’annonce est gigantesque.
Nous croyons à l’intelligence collective, à l’auto-organisation des travailleurs et de la population. Ce n’est pas dans le cénacle des dirigeants économiques et politiques que se trouvent les forces vives, les talents, l’intelligence qui permettront de penser et mettre en œuvre l’après.
Les solutions ne seront pas élaborées par ceux qui ont fait le monde tel qu’il est.
Toulouse – Le 7 mai 2020
D’où parlent‐ils ?
Aucun des signataires de la note n’est un spécialiste du secteur aéronautique. Nous sommes des citoyens engagés, militants critiques du capitalisme et du néolibéralisme, qui estimons qu’aucun sujet de doit être réservé à une élite, quelle qu’elle soit.
Nous faisons nôtre la célèbre citation de Georges Clemenceau : « La guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires ». On peut bien évidemment transposer cette maxime au sujet qui nous occupe mais nous pourrions aussi dire la même chose de nombre d’autres sujets comme, par exemple, les traités internationaux régissant le commerce mondial (comme le Tafta et le Ceta) envers lesquels nous initions depuis des années des analyses et des actions militantes pour dénoncer leur aspect mortifère, climaticide, pour les populations du nord comme du sud, leurs conséquences désastreuses en termes de réchauffement climatique par la multiplication sans fin des échanges de marchandises.
Nous n’avons donc pas « le nez dans le guidon » et le triptyque « Tourisme de masse / Transport aérien / Construction aéronautique » nous intéresse pour deux raisons. La première, objet principal de notre note du 22 avril, c’est son importance, aujourd’hui essentielle (personne ne le conteste) dans le tissu socio‐économique de notre territoire et son l’impact à court et moyen terme de la pandémie sur celui‐ci.
La seconde, ce sont les enseignements que nous pouvons tirer de la crise actuelle et de ses conséquences en termes de perspectives à 10 ans en intégrant la crise climatique et l’obligation que celle‐ci nous fait de faire un pas de côté, une bifurcation profonde dans nos modes de production et de consommation. Ceci sous peine de ne considérer la crise actuelle que comme une simple alerte, un gentil rappel à l’ordre que le système économique dominant (le capitalisme néo‐libéral) absorbera comme il en a déjà absorbé d’autres (la crise financière des années 2008/2009 par exemple).
Penser en ces termes est non seulement faire preuve de cécité (un déni pourrait‐on aussi dire) mais c’est surtout criminel. Le mot peut sembler fort. Mais ce n’est pas la perte des emplois en tant que telle qui nous inquiète, c’est son côté massif (on parle ici de dizaines de milliers d’emplois) qui va générer de la misère sociale avec son cortège de territoires à l’abandon, de villes, villages et quartiers en déshérence, de logements à brader, d’expulsions locatives, de précarité énergétique, alimentaire, de dépressions, de suicides…
Ne rien faire quand il en est temps (est‐ce encore le cas ?), c’est considérer que les hommes et les femmes ne sont que des variables d’ajustement, des pions que l’on manipule sur l’échiquier du profit dans le grand marché planétaire du capitalisme.
Excellent article dont l’idée principale du danger d’une économie locale basée majoritairement sur un secteur, m’est vite apparue lors de mon installation dans la région il y a maintenant un peu moins de vingt ans. Malheureusement et une fois de plus on peu se demander dans quel monde nos élus et décideurs sont disposés à gouverner donc à prévoir et non à pavoiser et à se glorifier mutuellement.
Il est à espérer que ce virus aide à ceux qui veulent sortir d’une certaine pensée unique à prendre les bonnes décisions pour un avenir moins sombre.
Merci.
Ph.D.