En complément de son enquête consacrée au financement de The Bridge, Mediacités publie des extraits de la tribune du politiste Goulven Boudic, parue dans la revue Place Publique (en kiosque depuis le 12 septembre).
Il est rare pour l’observateur des politiques locales de disposer d’une opportunité aussi idéale que The Bridge. Si l’on ne craignait pas de recycler une formule un peu galvaudée, on affirmerait bien volontiers que The Bridge fonctionne comme un « fait local total », comme un formidable analyseur des dynamiques à l’œuvre dans l’espace local.
Notons d’abord qu’une forme de consensus semble s’être établi à propos de l’opération elle‐même, qui a convergé dans une célébration quasi‐unanime de « l’événement ».
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Que l’on envisage ou pas la croisière comme un idéal de vacances, comment ne pas être insensible à la beauté majestueuse du Queen‐Mary 2 , à l’émotion de tous ceux qui se sont massés sur la côte pour le voir passer, survolé par un A380, autre hommage aux réussites industrielles du territoire ? De ce point de vue, le départ de The Bridge prenait tous les aspects d’un spectacle fédérateur, dont il paraît inutile de se plaindre.
Dès lors, la presse locale et régionale s’étant en outre « embarquée », dans tous les sens du terme, dans l’opération, l’absence de critiques, ou même d’analyse distanciée à l’égard de cet « événement » n’étonne guère. Et pourtant, les réflexions ne manquent pas qui nous font regretter l’absence presque totale de débat sur l’objet lui‐même.
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Le défi, financer l’affrètement du Queen‐Mary II
On notera tout d’abord le caractère sur‐joué et artificiel de « l’événement ». Comme l’annonçait le site dédié à l’opération, nul suspense en réalité. L’annonce du résultat de la course a précédé la course elle‐même.
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[C’est ailleurs] que se situait le vrai pari : dans l’affrètement du paquebot, qui a constitué à la fois le vrai enjeu et le vrai défi – financier essentiellement. Et ce sont cet objectif et cet enjeu qui, à eux seuls, permettent d’expliquer aussi l’habileté des organisateurs. Exploitant l’occasion de l’événement à commémorer, ils sont très vite entrés dans une dynamique de création d’un événement propre, venant même à la limite se substituer, et pas simplement se greffer, à la commémoration. On a le sentiment, autrement dit, que 1917 était bien loin de leurs préoccupations, que l’événement n’était pas là, mais bien dans The Bridge en tant que tel, si l’on en juge le vocabulaire hyperbolique qui a conduit à désigner l’inspirateur de l’opération comme un héros… là où l’on pouvait continuer à penser que les héros, c’étaient aussi et d’abord ces soldats débarqués par milliers des États‐Unis pour aider à la victoire française contre l’armée allemande.
» 1917 ÉTAIT BIEN LOIN DE LEURS PRÉOCCUPATIONS »
Rien de véritablement neuf, de ce point de vue. L’art de la commémoration, dans une époque dont on a noté parfois l’obsession mémorielle, jusqu’à la saturation, n’est pas aisé, et l’histoire récente est déjà pleine de débats et de critiques. Reste qu’on peut continuer à s’inquiéter, dans ce seul registre, de cette tendance à la substitution de l’événement à commémorer, par l’événement en soi de la commémoration.
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Une « croisière laborieuse » pour refonder la société
[Pour financer leur entreprise] c’est à l’idée du club que les organisateurs ont fait appel, en se fixant pour objectif de constituer un « club des 100 », c’est-à-dire de regrouper et de séduire une centaine d’entreprises autour du projet.
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Si ni l’existence du sponsoring, du mécénat d’entreprises, ni même l’existence de lieux de sociabilité plus ou moins fermés, où se pratique une cooptation tranquille des élites locales, ne constituent donc pour eux‐mêmes des nouveautés, pas plus à Nantes que dans d’autres métropoles françaises, il nous semble qu’il y a malgré tout dans The Bridge un élément de rupture révélateur de l’époque.
La notion même de club renvoie en effet à l’intention de constituer un cercle fermé, un groupe sélectionné, coopté comme l’attestent tous les dictionnaires consultables. Il s’agit donc bien de marquer une frontière entre les membres du club et les autres. Or, cette réalité d’une fermeture s’accompagne traditionnellement et habituellement d’une certaine discrétion. Signe qu’il fallait en quelque sorte aussi de l’intérieur limiter voire déminer l’impression suscitée par l’imaginaire croisiériste, les organisateurs ont dès lors imaginé le concept inédit de « croisière laborieuse », en en rajoutant dans la publicité donnée aux séminaires et autres tables‐rondes, à des conférences menées par les meilleurs experts. L’image était soignée et le message clairement affiché : quelles que soient les apparences, la croisière n’était pas vraiment là pour s’amuser. A prendre au sérieux l’affaire, on en serait même venu à plaindre tous ces dirigeants et cadres supérieurs, à qui ne serait même pas laissé le temps de savourer les délices de la traversée. Ce travail, il fallait d’autant plus le prendre au sérieux que l’enjeu était ambitieusement fixé : ni plus ni moins que la refondation de la société par la refondation de l’entreprise, le tout emballé dans un vocabulaire digne de la plus pure idéologie managériale moderne, celle‐là même qui transforme une nation en start‐up .
» L’EXHIBITION TOTALEMENT DÉSINHIBÉE DE L’ENTRE‐SOI »
Et ce qui est parfaitement inédit, avec cette franchise en tout cas, c’est la revendication assumée et paradoxale du « huis‐clos entrepreneurial ». Ce qui nous semble neuf ici, c’est bien ce paradoxe de l’exhibition totalement désinhibée de l’entre-soi. Ce n’est plus seulement de pratiques plus ou moins discrètes qu’il s’agit, mais bien d’un discours décomplexé, travaillé, formulé et mis en scène, qui révèle un nouveau rapport au monde social et politique.
Peu importe en l’occurrence que ce projet de « séminaire entrepreneurial à huis‐clos » ait été d’emblée conçu ou qu’il se soit construit au fur et à mesure d’un bricolage comme un habillage ou une justification, ce qui compte, c’est bien cette formulation publique et cette revendication, aussi naïve que choquante, d’un écart, d’une mission que s’octroient désormais nos chefs d’entreprise : non plus seulement faire des affaires, mais bien refonder le monde sur la base du modèle entrepreneurial.
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Les pouvoirs locaux au risque de lendemains qui déchantent
L’une des caractéristiques de Nantes semblait toutefois résider dans la volonté, plus ou moins consciente, plus ou moins explicite, d’aller à l’encontre du mouvement naturel des élites de pratiquer et de refermer l’entre‐soi. Longtemps, le discours nantais s’est certes accommodé d’un souci du développement économique qui passait, pour la gauche, par un lien apaisé avec les entrepreneurs. « Ce qui est bon pour les Chantiers, ce qui est bon pour Airbus, est bon pour la Métropole » : combien de fois n’a‑t-on pas entendu Jean‐Marc Ayrault assumer ainsi cette position ? Mais l’une des particularités, tant dans le discours, la « philosophie », que dans les alliances sociales concrètes et dans les politiques menées résidait dans l’effort pour équilibrer et mettre le développement économique au service de tous.
De nombreux porteurs de projet, sous les mandats de Jean‐Marc Ayrault ont eu cet objectif, qui se disait par exemple dans le vocabulaire de la démocratisation (que celle‐ci fut effective, ou non, n’est pas ici le problème) : démocratisation de la culture avec Jean Blaise et René Martin, soutien aux projets universitaires d’Alain Supiot, attention proclamée à la répartition du logement social, y compris dans le projet de l’île de Nantes, etc. Tout l’enjeu figurait dans le soin consacré, dans le discours comme dans les politiques, au souci des classes populaires, dont l’absence de soutien en 1983 avait provoqué la défaite de la municipalité Chenard. Attentive aux classes populaires comme aux élites économiques (à l’image d’un Jean‐Joseph Régent), la municipalité Ayrault a su s’inscrire de ce fait dans la durée. Or, c’est cette alliance qui, semble‐t‐il, est mise à mal ces dernières semaines.
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« Nous n’avons plus besoin de vous. » Il n’est plus question de coopération, de partenariat, mais bien d’une affirmation de plus en plus évidente, de la part de certains segments des élites économiques et des élites métropolitaines, d’une autonomie qui relègue le politique au rang des bizarreries et des entraves de « l’ancien monde ». Voilà, me semble‐t‐il, l’envers encore non‐dit de l’affaire, que doivent absolument méditer certains élus, avant que congé ne leur soit donné. Par celles des élites locales qui leur préféreront des représentants qui leur ressemblent. Et dans le silence des catégories populaires, qui déjà se sont détournées des urnes. L’heure sera alors peut‐être venue du « macronisme municipal ». On a hâte en tout cas, en tant qu’observateur, de vérifier la validité de cette hypothèse.
Les coupes dans le texte originel ont été signalées par des (…) ; les ajouts de Mediacités pour fluidifier la lecture sont placés entre [ ].
[RETROUVEZ L’INTÉGRALITÉ DE CETTE TRIBUNE DANS LE NUMÉRO D’AUTOMNE DE LA REVUE PLACE PUBLIQUE, EN VENTE ACTUELLEMENT]
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