« Escroquerie aggravée » et « abus de confiance »… Les qualificatifs juridiques qui valent convocation au tribunal correctionnel pour quatorze prévenus, dont le maire de Roubaix, son premier adjoint, des membres de leurs familles et d’autres élus de la ville, sont très lourds. Depuis la révélation de ce rendez‐vous de justice, la ville est en émoi et bruisse aussi de rumeurs sur d’autres dossiers judiciaires qui seraient en cours. Mediacités s’est plongé dans les arcanes des structures de financement politique incriminées. Et a été de surprise en surprise.
De quoi parle‐t‐on ?
Le cœur de l’affaire a été détaillé le 30 septembre par nos confrères de La Voix du Nord. La justice reproche aux prévenus d’avoir organisé sciemment une escroquerie à la déduction fiscale dont tout citoyen bénéficie lorsqu’il fait un don à un parti politique. Ce don annuel est plafonné à 7 500 euros pour une personne seule (15 000 euros pour un couple) et assorti d’un taux de réduction 66 % (dans la limite de 20 % du revenu imposable). En clair, si une personne donne 1 000 euros, elle peut soustraire 660 euros de ses impôts l’année suivante.
L’astuce aurait consisté à promettre à tout donateur une restitution substantielle (environ 850 euros pour un don de 1 000 euros, le parti politique n’empochant que les 150 euros restants). Un schéma permettant d’obtenir 660 euros de réduction d’impôt pour un don réel de 150 euros. Cette ristourne est évidemment interdite par la loi car elle permet de s’enrichir sur le dos du contribuable, en gonflant le montant réel d’un don. Pis ! Il n’est pas certain que les sommes encaissées par le parti politique aient toutes servi à son activité.
Pour bien comprendre, il faut avoir en tête que la création d’un micro‐parti est une aide précieuse pour toute personnalité politique ayant l’ambition de se présenter un jour aux suffrages. Pour mener campagne, il faut de l’argent. C’est pourquoi Xavier Bertrand, par exemple, a créé de longue date son micro‐parti, la Manufacture. Ce qui ne l’empêche pas de tout faire pour être choisi comme le candidat officiel des Républicains, puisque ce parti a provisionné 8 millions d’euros pour mener la campagne présidentielle. Un montant que la Manufacture est incapable de lui fournir, comme nous ne montrions dans cette enquête.
Guillaume Delbar n’échappe pas à la règle. Avec son épouse Caroline Delbar, très engagée en politique, et son premier adjoint Max‐André Pick, il a multiplié les structures de financement. La dernière en date – Roubaix Avenir – a été créée pour financer la campagne victorieuse de 2020. Mais la justice s’intéresse pour le moment à Vivement Demain, un micro‐parti fondé le 18 septembre 2012 en prévision notamment de la conquête de Roubaix en 2014. Et elle semble avoir découvert des mouvements d’argent qui n’ont rien à voir avec son objet social.
Ce que Mediacités peut dire de plus
Mediacités s’est penché sur les comptes de Vivement Demain, le micro‐parti politique au cœur des investigations judiciaires, qui a officiellement été agréé en juillet 2013.
Entre 2012 et 2015, Vivement demain dépose ses comptes comme en ont l’obligation tous les partis politiques. Sur l’ensemble de cette période, le micro‐parti perçoit 355 612 euros de dons. Une somme très importante – surtout si on la compare au coût maximal d’une campagne électorale à Roubaix (en 2020, le plafond autorisé était de 187 113 euros dont 47,5 % était pris en charge au maximum par l’Etat – soit 88 879 euros). Pourtant, cette cagnotte n’a servi que pour 20 055 euros à des dépenses de propagande – notamment pour animer la vie du mouvement hors période électorale. Vivement Demain a aussi financé pour 42 909 euros d’aides aux candidats en 2013 et 2014 (en pleine période des municipales de 2014) mais rien en 2015, malgré la tenue d’un scrutin départemental cette année‐là.
La première surprise vient du montant du poste « Autres charges externes » : 156 887 euros (en cumul sur la période 2012–2015). Ce poste sert normalement aux dépenses diverses, notamment les loyers et les frais de transports. Or ces derniers ne s’élèvent qu’à respectivement 4 317 euros et 13 571 euros. Où est parti le reste de l’argent ?
En 2015, une somme importante a été versée à une autre association, Les Amis Citoyens Engagés (ACE), à qui Vivement Demain confie la promotion de son « image institutionnelle » et de sa « notoriété » via une convention de mécénat. Pour ce travail, Vivement demain verse un forfait de 85 460 euros à ACE. Un montant colossal… d’autant qu’il n’apparaît nulle trace de ce travail promotionnel. ACE jouerait en revanche un rôle clé dans la mise en place d’un système de fraude fiscale. Selon des informations de source judiciaire, la restitution des dons faits par Vivement demain aurait en effet transité par cette structure.
Les Amis Citoyens Engagés est une association très mystérieuse. Elle a été créée le 11 novembre 2015 et dissoute le 15 mars 2020 (soit le jour du 1er tour des municipales !) mais ne semble pas avoir développé d’activité réelle en près de cinq ans d’existence. Son objet social est des plus vagues : « Recréer partout en France du lien social entre les citoyens en favorisant et développant la convivialité, les échanges et le dialogue ».
A l’époque, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) cherche à savoir si l’ACE est une coquille vide qui ferait partie du même périmètre comptable que Vivement demain. Mais les représentants de Vivement demain assurent ne pas être à l’origine de la création d’ACE et n’avoir aucun membre dirigeant siégeant au sein d’ACE. Pourtant, le siège social d’ACE se situe au domicile d’un particulier, rue Carpeaux à Roubaix, qui héberge aussi l’association « Un avenir pour Roubaix » – le nom officiel du groupe municipal majoritaire…
La CNCCFP ne pousse pas les investigations plus loin. Il lui est donc impossible d’affirmer que les comptes de Vivement demain seraient incomplets. Son travail de vérification est en fait impossible à mener intégralement dans la mesure où il existe près de 600 micro‐partis politiques en France ! Un foisonnement « qui échappe à tout contrôle, ce qui ne semble préoccuper personne », déplorait Didier Migaud, le président de la Haute‐Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) lors d’un colloque récent de l’Observatoire de l’éthique publique.
En 2016, les commissaires aux comptes demandent à Vivement demain des explications qu’ils n’arrivent pas à obtenir. Conséquence, Vivement demain ne dépose pas ses comptes alors qu’il lui reste 54 828 euros de disponibilités fin 2015 (contre 92 963 euros fin 2014). Comme l’a indiqué La Voix du Nord, l’un des prévenus sera d’ailleurs jugé pour « entrave aux vérifications du commissaire aux comptes ». La conséquence est automatique : fin 2017, la CNCCFP interdit à Vivement demain d’émettre des reçus fiscaux pour une durée de trois ans. C’est pourquoi le micro‐parti sollicite un retrait d’agrément, en septembre 2019.
Parallèlement, deux nouvelles associations sont créées : la première, « V.A.L Vivre autrement localement », a été agréé par la CNCCFP comme parti politique et déclaré en préfecture le 25 novembre 2019. Elle a déposé ses comptes pour l’année 2019, déclarant 46 450 euros de dons, mais aucune dépense. Son président est Pierre Pick, fils de Max‐André et aujourd’hui conseiller délégué à Roubaix ; son mandataire financier est Max‐André Pick, numéro 2 de la ville.
La seconde structure, baptisée Roubaix Avenir, a été créée le 1er juillet 2019, par Guillaume Delbar, sa femme et son premier adjoint. Et trois mois plus tard, le 24 septembre 2019, le trio procède au changement des statuts comme nous le révélions dans cet article. Désormais, son « objet exclusif » est « de recueillir l’ensemble des fonds destinés au seul financement du parti politique “Roubaix Avenir” ». Une étape indispensable pour obtenir l’agrément de la CNCCFP. Le dispositif s’affine en prévision des municipales de 2020. Et le jeu de passe‐passe entre les associations et micro‐partis se poursuit. Jusqu’à ce que la justice, à l’occasion de perquisitions réalisées dans un autre dossier judiciaire, retrouve de nombreux reçus fiscaux des micro‐partis.
Si les conditions de financement du scrutin de mars et juin 2020 ne seront pas abordées lors de l’audience des 7 et 8 octobre du tribunal correctionnel de Lille, elles valent quand‐même le détour comme nous l’avons constaté. « Je n’ai jamais été financé pour mes campagnes par le national, indiquait Guillaume Delbar à Mediacités, le 16 septembre 2021, avant que sa convocation au tribunal ne soit connue. Or il faut bien que nous les financions. » Nous y reviendrons en détail dans notre édition de demain.
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