De McKinsey à Viktor Orban, le pedigree sulfureux du repreneur d’Euronews

Un fonds d’investissement portugais est en passe de racheter la chaîne d’info européenne basée à Lyon. Liens troubles avec la Hongrie, accusations de conflits d'intérêts en Colombie, Mediacités a remonté la trace du futur actionnaire majoritaire, qui fait l'objet d'une surveillance particulière jusque dans les couloirs de Bercy.

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Le cube vert, siège d'Euronews, dans le quartier de la Confluence, à Lyon. Photo : N.Barriquand/Mediacités.

Écran noir. Le 21 mars dernier, Moscou bloque la diffusion d’Euronews en Russie. « La couverture de la guerre en Ukraine n’a visiblement pas plu aux autorités russes », commente alors, sur son antenne, la chaîne d’information basée à Lyon. En interne, c’est une toute autre actualité qui préoccupe les quelque 400 journalistes et autres salariés du cube vert de la Confluence. Sept ans après son rachat par Naguib Sawiris, un milliardaire égyptien qui a fait fortune dans la téléphonie et les mines d’or, la télévision « paneuropéenne multilingue » s’apprête à changer de propriétaire. Encore ! D’ici à la fin du mois de mai, Alpac Capital, un opaque fonds d’investissement portugais, en prendra le contrôle.

Quelles sont les intentions des futurs patrons ? D’où viennent‐ils ? Mediacités a sollicité un échange avec les dirigeants d’Alpac. En vain [lire l’encadré En coulisses]. À nos questions précises, l’investisseur nous a retourné, par mail, cinq lignes de discours convenu par l’intermédiaire d’Havas, l’agence qui assure sa communication en France. « Notre projet est simple : mettre Euronews au centre du débat européen, à la fois avec un point de vue pro‐européen mais aussi en sachant être critique », expose le repreneur.

Pas de quoi lever des interrogations suscitées par son arrivée… « L’annonce du rachat, lors d’une téléconférence en décembre dernier, a été vécue comme un choc, confie une journaliste de la chaîne sous le couvert de l’anonymat. On avait compris qu’on était à deux doigts du dépôt de bilan, qu’on ne valait pas un clou. Pourquoi sommes‐nous alors devenus intéressants aux yeux d’un fonds d’investissement qui, par définition, cherche à gagner de l’argent ? »

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Le siège d’Euronews, quai Rambaud, à Lyon. Photo : N.Barriquand/Mediacités.

Pertes abyssales

De fait, depuis six ans, Euronews accumule des pertes abyssales : 17 millions d’euros de déficit en 2020, 22 millions d’euros en 2019. Ses équipes ont enduré deux plans sociaux : près d’une centaine de postes supprimés en 2016, une quarantaine en 2021. La crise est profonde. Elle trouve son origine dans la nature paradoxale, voire bancale, de cette chaîne de télévision créée dans les années 1990 pour délivrer une vision européenne de l’actualité face à l’américaine CNN. Mais comment concilier mission « d’intérêt général européen », selon la formule de Bruxelles, et fonctionnement commercial ?

Euronews a d’abord été détenue par un consortium de groupes audiovisuels publics (dont France Télévisions). En 1995, elle ouvre son capital à des groupes privés et se retrouve très vite ballotée d’investisseur en investisseur : le britannique ITN, l’américain NBC, l’émirati Admic et, donc, Media Globe Networks (MGN), holding luxembourgeoise de Naguib Sawiris qui possède aujourd’hui 88 % des parts de la société.

À cette instabilité s’ajoute le désengagement de la Commission européenne qui n’a jamais donné les moyens à Euronews de pouvoir rivaliser avec les géants CNN, BBC ou Al Jazeera. En 2021, Bruxelles a même réduit sa contribution financière à 16 millions d’euros, contre 20 à 30 millions d’euros les années précédentes. « L’actionnariat extérieur pose problème à la Commission alors même que c’est elle qui avait demandé à Euronews d’aller vers le privé », analysait, l’an dernier, l’eurodéputée écologiste Salima Yenbou, à l’occasion d’une précédente enquête de Mediacités consacrée aux vicissitudes du cube vert.

Les instances européennes se montreront‐elles plus clémentes et généreuses avec le nouveau propriétaire ? Rien n’est moins sûr… Créé en 2013, Alpac Capital n’avait jusqu’à présent manifesté aucun intérêt pour le secteur des médias. D’après les informations succinctes de son site internet, le fonds a investi dans une société d’assurances (Caravela) et dans le domaine de l’énergie solaire. La société est implantée à Lisbonne, au Portugal, mais aussi à Budapest, en Hongrie (on y reviendra), et à Dubaï, au Émirats arabes unis. On trouve à sa tête un certain Pedro Vargas David, ancien consultant chez McKinsey (on y reviendra également).

L’ami de Viktor Orban

Le PDG, qui mentionne un passage par Harvard dans son CV, est le fils d’un ancien eurodéputé portugais, Mario David. « C’était un homme influent, le prototype de l’apparatchik au cœur de la machinerie du pouvoir », se souvient Alain Lamassoure, contacté par Mediacités. L’ancien élu français a fréquenté le Portugais au sein du Parti populaire européen (PPE), qui regroupe les formations politiques de droite et du centre‐droit. « [Mon père] a été le bras droit du président Barroso [à la tête de la Commission européenne de 2004 à 2014] », a soutenu Pedro Vargas David dans une interview donnée en janvier à Stratégies. Alain Lamassoure nuance : « Il était actif, mais il n’était jamais là quand je rencontrais José Manuel Barroso. Au sein de la délégation portugaise, je n’avais pas l’impression qu’il était très considéré par ses concitoyens. »

Mario David a quitté l’hémicycle du Parlement européen en 2014 avant de réapparaître dans l’entourage du sulfureux Viktor Orban, premier ministre hongrois eurosceptique, théoricien de « l’illibéralisme ». D’après un article de Politico, qui a beaucoup circulé parmi la rédaction d’Euronews, le père du futur patron a accompagné le dirigeant magyar lors de déplacements officiels, en Autriche ou au Cap‐Vert. Les deux hommes se sont liés d’amitié au Parlement européen à la fin des années 2000. Plus récemment, l’eurodéputé portugais a défendu le maintien du Fidesz, le parti de Viktor Orban, dans le PPE.

Faut‐il s’inquiéter de la proximité de la famille David avec le régime de Budapest ? À plusieurs reprises, Pedro Vargas David a assuré qu’il « garantir[ait] l’indépendance éditoriale » de la chaîne multilingue. « Je mettrai d’ailleurs un drapeau européen au siège d’Euronews », promet‐il dans Stratégies pour nier toute influence du premier ministre hongrois. Viktor Orban lui‐même a démenti, lors d’une conférence de presse, être lié d’une manière ou d’une autre au rachat de la télévision.

Il n’en reste pas moins qu’Alpac Capital s’est implanté et développé en Hongrie avec le soutien du pouvoir local. En 2017, le ministre des Affaires étrangères de Viktor Orban a assuré la promotion d’un fonds de la société destiné à des investissements régionaux, raconte Politico. On retrouve par ailleurs Pedro Vargas David au conseil d’administration de 4iG, groupe hongrois de télécommunications, dont les dirigeants sont réputés proches du Fidesz.

Conflits d’intérêts en Colombie

Avant l’Europe centrale, c’est en Amérique du Sud que les David, père et fils, ont entremêlé affaires et politique, comme l’a découvert Mediacités. En août 2013, un accord de libre‐échange entre en vigueur entre l’Union européenne et la Colombie. A Strasbourg, Mario David est le rapporteur du texte. Celui‐ci braque les défenseurs des droits de l’Homme, dont les associations Amnesty International ou Human Rights Watch qui pointent les atteintes du régime de Bogota. D’après les comptes‐rendus de l’époque, l’eurodéputé portugais défend l’accord bec et ongles. « Nous avons écouté maintes et maintes fois les syndicats et les ONG mais, je suis désolé de vous le rappeler, les représentants des citoyens sont les parlementaires élus à Bogota », lance‐t‐il à ses collègues. Le parlementaire sera décoré de l’ordre de San Carlos, l’équivalent colombien de la Légion d’honneur, par l’ancien président Juan Manuel Santos.

Alors que le père œuvre aux bonnes relations commerciales entre la Colombie et l’Europe, le fils en bénéficie à double titre. En tant que directeur de la stratégie internationale du groupe, il implante Jeronimo Martins, un géant portugais de la grande distribution, dans le pays sud‐américain. En tant que PDG de la branche locale de la multinationale Prebuild, un industriel de la construction, il annonce un méga‐investissement de 250 millions de dollars et la création d’un millier d’emplois. Le projet fera flop, emporté par la faillite, en 2014, de la banque portugaise Espirito Santos à laquelle était liée Prebuild.

De l’aventure colombienne du futur patron d’Euronews reste une discrète ligne dans son curriculum vitae et des accusations de conflits d’intérêts et de trafic d’influence formulées, au Portugal, par le parti Bloc de gauche (Bloco de esquerda) contre les David ou, en Colombie, par l’association citoyenne de lutte contre la corruption Al Dia.

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Pedro Vargas David, PDG d’Alpac Capital. Photo : capture d’écran 4ig.hu.

« Le rachat d’Euronews fait l’objet d’un contrôle par la direction générale du Trésor »

Retour sur le quai Rambaud. Dans les couloirs du cube vert, l’annonce du rachat par Alpac a laissé place à une période d’omerta. Nombre de journalistes, dont des élus du personnel, ont refusé d’échanger avec Mediacités, même sous le couvert de l’anonymat. « Je parlerai volontiers une fois que le changement d’actionnaire sera finalisé », confie l’un d’eux. L’opération initialement prévue pour le mois de mars a été décalée de quelques semaines. D’après nos informations, le retard est dû aux investigations que mène le ministère de l’Économie et des Finances sur le fonds portugais. 

L’article L.151–3 du code monétaire et financier soumet les investissements étrangers à une autorisation préalable du gouvernement quand ils concernent des activités « de nature à porter atteinte à l’ordre public, la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ». Depuis 2020, les services de presse en ligne d’information politique et générale entrent dans cette catégorie. « Oui, le rachat d’Euronews fait bien l’objet d’un suivi par la direction générale du Trésor », nous confirme‐t‐on à Bercy. Mais impossible d’en savoir plus : « Les dossiers en cours d’instruction sont couverts par le secret‐défense. »

McKinsey et « Monsieur BFM »

En attendant, des représentants d’Alpac ont pris leurs quartiers dans les locaux de la Confluence. De source interne, cette « équipe support » compte trois personnes : deux économistes portugais et Guillaume Dubois. Actuellement directeur d’antenne à LCI, ce journaliste français, proche de l’homme d’affaires Alain Weill, a auparavant dirigé BFM‐TV puis l’hebdomadaire L’Express. Lui non plus n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Promis à devenir le directeur général d’Euronews, il assiste déjà au comité exécutif. Dernièrement, il a rencontré les chefs d’édition (un par langue de diffusion). « C’est « Monsieur BFM », à ses yeux, on est trop lent par rapport à l’actu », rapporte un journaliste. 

Guillaume Dubois aura pour mission (impossible ?) de renouer avec l’équilibre financier dès 2023, selon l’objectif affiché par Pedro Vargas David. Comment ? Selon les informations de Mediacités, l’ère Alpac débutera par un audit confié à McKinsey. Le très controversé cabinet de conseil sera chargé d’élaborer une stratégie pour les prochaines années. « Cela ressemble à une blague de mauvais goût… », se désespère une salariée.

La rédaction doit‐elle s’attendre à une nouvelle saignée ? Dans Stratégies, Pedro Vargas David s’est montré rassurant : « Nous voulons développer les revenus [d’Euronews] en rendant le produit plus attractif pour les entreprises et c’est impossible de faire cela avec moins de gens. On est déjà à la limite. » Le PDG s’est aussi engagé à ne fermer aucune langue. Reste désormais à connaître ce que préconisera McKinsey… 

Agent double

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Michael Peters, en 2018. Photo : CC BY 2.0‑Web Summit.

 

Il était devenu le visage d’Euronews. Quel sort Alpac Capital réserve‐t‐il à Michael Peters, jusqu’à présent président du directoire de la chaîne ? Le futur actionnaire majoritaire a décidé de le garder en le nommant président du nouveau conseil d’administration, instance qui remplace le conseil de surveillance et le directoire. « La décision d’Alpac Capital de racheter les parts de MGN est une marque de confiance dans notre stratégie », déclare, auprès de Mediacités [lire encadré En coulisses], Michael Peters, aux manettes de la télévision depuis 2011.

D’après nos informations, il devrait bénéficier d’un contrat de consultant afin de pouvoir continuer de collaborer avec… Naguib Sawiris. Les deux hommes œuvreraient à un projet commun depuis Dubaï, où Michael Peters passe une partie de son temps. Mais, sur ce point, il n’a pas souhaité nous répondre… Travailler pour l’ancien et le nouveau propriétaire, cela ne pose‐t‐il pas problème, se sont dernièrement interrogés les salariés d’Euronews ? Aucun conflit d’intérêts, leur a rétorqué la direction.

En temps normal, les troupes d’Euronews sont déjà peu bavardes, mais la période actuelle de changement d’actionnaire a renforcé l’ambiance d’omerta qui règne au sein du cube vert… Tous les journalistes démarchés pour cet article, ou presque, ont refusé de répondre à nos questions, même sous le couvert de l’anonymat. Un représentant syndical après avoir accepté le principe d’un échange s’est ravisé dès le lendemain en annulant notre rendez‐vous par SMS.

Même frilosité du côté de Michael Peters : alors qu’il avait longuement rencontré Mediacités à l’occasion d’une précédente publication, le président du conseil d’administration de la chaîne n’a pas pu ou voulu nous recevoir. À la demande d’un de ses collaborateurs, nous lui avons fait parvenir une liste de questions détaillée à laquelle il nous a répondu par deux paragraphes de langue de bois. Nous avons également adressé une série de questions au siège d’Alpac, à Lisbonne, ainsi qu’une demande d’entretien à Pedro Vargas David. Nos sollicitations ont reçu une réponse par mail, là aussi très calibrée et convenue, par l’intermédiaire de l’agence de communication Havas.


À retrouver sur Mediacités, nos précédents articles sur Euronews : 

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Par Nicolas Barriquand, avec Manola Gardez