Inondations dans le Pas‐de‐Calais : et si le problème, c’était nos choix d’aménagement ?

« J’oserai dire que le problème ce n’est pas que l’eau coule, le problème est que les humains s’offusquent que cette eau ne coule pas seulement quand ils le souhaitent, et là où ils le souhaitent ». Dans un texte éloquent rédigé à la première personne, le géologue lillois Francis Meillez appelle à l'arrêt des constructions faisant obstacle à l’écoulement naturel de l’eau, au lendemain des violentes inondations qui ont frappé le Nord et le Pas-de-Calais aux mois de novembre et janvier dernier.

Wateringues – Gravelines
Avec des pluies que les climatologues prévoient plus concentrées et intenses sur toute la Flandre, le système des wateringues est menacé. Ce trop-plein ponctuel dans les canaux risque de provoquer des inondations. Photo : Matthieu Slisse / Mediacités

Après de longs mois de déficits de pluies, un événement pluviométrique qui ne s’était pas vu depuis plus de trente ans a frappé la France dès octobre 2023. Une tempête a touché la façade atlantique et un courant persistant s’est installé le long de la Manche. Résultat : des inondations dramatiques en novembre et 265 communes du département placées en état de catastrophe naturelle.

L’attention médiatique portée sur le département m’a toutefois surpris. 350 millimètres (mm) de pluie en deux semaines, ce n’est pas rien, mais c’est quand même moins violent que les 180 mm tombés sur le pays niçois entre les 3 au 4 mars 2024. Certes, le régime climatique de ces deux régions est différent, et le sud de la France exposé aux épisodes méditerranéens. Cependant, les mécanismes destructeurs sont les mêmes : l’eau monte et occasionne des dégâts matériels, voire humains.

Ce n’est pas une course à la région qui connaîtra le plus de pluies et les dégâts les plus sévères. Car sur le territoire français, au moins un événement analogue fait la une de l’actualité chaque mois. Châtellerault et la Vienne sortie de son lit fin mars, Saintes, en Charente‐maritime début mars, inondations dans le Gard et l’Hérault mi‐mars…

Mediacités et The Conversation

Ce texte est la reprise d’un travail initialement paru sur le site The Conversation, média indépendant qui publie des articles d’universitaires et de chercheurs sur des sujets d’actualité. Il est signé par Francis Meillez, professeur honoraire en géologie ainsi que directeur de la société géologique du Nord de l’Université de Lille.

Nous le republions ici in extenso, à l’exception de certains intertitres et de certaines citations mises en exergue, ajoutés par la rédaction de Mediacités.

À chaque fois, on continuera de se lamenter. J’oserai dire que le problème ce n’est pas que l’eau coule, le problème est que les humains s’offusquent que cette eau ne coule pas seulement quand ils le souhaitent, et là où ils le souhaitent. Est‐ce de l’ignorance, de l’inconscience, du déni ?

Prévenir ou guérir, deux philosophies opposées

Face à un problème, préférez‐vous vous battre par la « boxe » ou par l’« aïkido » ? La différence de philosophie entre les deux sports aide à comprendre toute l’amplitude et la palette d’actions possibles. Face aux inondations à répétition, si vous êtes adepte de la boxe, vous affronterez la difficulté frontalement, même si cela a un coût élevé. Vous monterez des murs autour de votre maison, de l’école, de l’usine. Et pourquoi pas du quartier, de la ville.

Oui, mais dans ce cas que fait‐on des voies de communication ? Dans l’arrière-pays entre Calais et Dunkerque, la plaine maritime est si basse et si plate que lors des marées de vives‐eaux mensuelles, l’évacuation à la mer ne se fait plus naturellement par la gravité ! L’eau est donc stockée dans les canaux, puis pompée pour en rejeter une partie par‐dessus l’écluse qui empêche la mer de remonter le long des fleuves côtiers.

« Pour venir travailler, je propose quoi à mes employés : une voiture ou une barque ? »

Mais dans un siècle, le niveau marin sera encore plus haut de quelques décimètres. Alors, que faire ? Certains envisagent de monter plus haut encore les murs de protection. Jusqu’à où ? Un chef d’entreprise m’a dit : « En tant que sous‐traitant de grosses entreprises dont les travaux d’implantation sont en cours, je ne suis pas inquiet : mon entreprise sera hors d’eau. Mais pour venir travailler, je propose quoi à mes employés : une voiture ou une barque ? »

Il existe pourtant une autre voie. Et si, plutôt que d’affronter brutalement les éléments et vouloir s’installer dans les zones à risque, on cherchait plutôt à comprendre la dynamique naturelle à l’œuvre dans l’écoulement de l’eau de pluie depuis quelques centaines de milliers d’années ? Ça ne résout pas tous les problèmes, mais ça aide à les ordonner.

Une « éponge desséchée » incapable d’absorber toute l’eau

Revenons aux origines météorologiques des inondations. En octobre 2023 donc, un courant atmosphérique s’est stabilisé sur l’Atlantique nord, où il s’est chargé d’humidité sur un océan très chaud. Il s’est engouffré dans le couloir de la Manche, et s’est délesté sur les modestes (d’une altitude inférieure à 200 mètres) reliefs anglais (Sussex, Kent) et français (Boulonnais).

Les pluies se sont alors concentrées autour de plusieurs sources hydrologiques de la région, s’écoulant par des incisions rayonnantes bien marquées autour du relief. À partir de là, plusieurs phénomènes banals se sont conjugués, faute d’une bonne compréhension de leur fonctionnement naturel.

D’abord parce que les terrains de toute nature, desséchés après une longue période de déficit hydrique, n’étaient pas en mesure d’absorber les premières pluies. Le ruissellement, maximal, a surpris tout le monde sur tout le territoire arrosé. On peut penser à une éponge desséchée et racornie sur un évier, qui ne peut jouer son rôle d’éponge qu’après avoir absorbé un minimum d’eau pour lui redonner sa souplesse. Le sous‐sol est formé de craie, perméable, fissurée, qui absorbe de l’eau et reconstitue les nappes.

Mais sa perméabilité n’est pas absolue comme celle d’un tuyau, d’un fossé ou d’un canal, taillés et entretenus par les humains. Lorsque les entrées d’eau (pluie, ruissellements) sont plus rapides que les sorties (infiltration, écoulements), il y a inondation.

Agriculture et érosion des sols

L’amont d’un cours d’eau naturel est doté de pentes fortes. Les ravines que déterminent les sources sont nombreuses, mais temporaires. Elles convergent vers Bourthes, dont elles alimentent la source permanente. Or le sol et le proche sous‐sol sont formés de limons, à grain très fin, que les ruissellements peuvent facilement arracher et transporter.

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Bourthes est le point de convergence des ravines qui collectent les ruissellements. Le village est localisé à partir du point d’écoulement permanent historique. Photo fournie par Francis Meillez.

En outre, à la saison des labours, la terre des champs est ameublie. Il est donc facile de comprendre que la terre arable, celle qui fait la richesse agronomique de ces champs, soit emportée par les ruissellements et que, quelques pluies plus tard, on puisse la ramasser à la pelle mécanique dans le lit mineur des rivières, dans la plaine alluviale, juste avant l’estuaire.

Pour éviter cela, il faut éviter que l’eau n’atteigne la vitesse à partir de laquelle elle peut arracher les fines particules (limons, sables très fins) : de l’ordre de 0,10 mètre par seconde. Si le sol est couvert, les particules sont retenues, c’est le cas des pâtures. Sinon, il faut replanter des arbustes dont les racines ralentiront l’écoulement (haies) ou des fascines, à condition de les entretenir régulièrement. Il faut donc repenser les modalités du labour, et de la plantation en général.

Le mécanisme des inondations

Comme le montre le graphe ci‐dessous, l’amont est donc le domaine de l’érosion, tandis que l’aval est le domaine de la sédimentation. La transition entre les deux est n’est pas franche géographiquement : sa largeur et son positionnement varient dans le temps avec le régime des pluies, des écoulements, les matériaux transportés, et l’occupation anthropique du sol.

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Profils en long et en travers de l’Aa : la partie amont, à pente raide, collecte l’eau de sources qui déterminent des ravines à écoulements épisodiques : l’érosion domine. La partie avale, très faiblement inclinée, toujours en eau, est le domaine de la sédimentation : les sédiments arrachés à l’amont s’étalent et forment les couches d’alluvions. Leur extension détermine le lit majeur qui délimite les zones potentiellement inondables. Le lit mineur est le conduit d’écoulement permanent. Photo fournie par Francis Meillez.

Le profil en travers illustre ce qui se produit. Par définition, l’écoulement permanent occupe le lit mineur. Mais lorsque les entrées d’eau prévalent sur l’évacuation, il y a inondation. L’écoulement sort du lit mineur et de ce fait, perd de son énergie et abandonne les particules qu’il transportait par érosion : il dépose des alluvions.

On parle alors de sédimentation. Le mécanisme est analogue à un carreleur qui poserait une couche de ragréage pour mettre une surface à niveau. Ainsi, les banquettes du lit mineur qui accueillent les alluvions sont planes et forment ce qu’on appelle le lit majeur. Elles matérialisent l’extension des zones potentiellement inondables.

Moulins à eau, écluses… les leçons de l’histoire

Il y a environ 1 000 ans, lorsque la technologie des moulins à eau est arrivée en Europe, ces derniers ont d’abord été installés là où l’énergie cinétique de l’eau est maximale. Et notamment au pied du relief sur lequel descend l’Aa : 121 mètres d’altitude à la source (Bourthes), mais 13 mètres à Blendecques… C’est pour cela que le village a été établi à cet endroit.

Ensuite, l’Aa tourne brutalement à l’ouest de 90°, tandis que le canal de Neuffossé arrive de l’est. Un système historique d’écluses, aujourd’hui simplifié, gère le dénivelé, abaissant à la cote de trois mètres le canal navigable. Celui‐ci traverse le marais qui résulte de l’élargissement du lit majeur sur les sables et argiles des couches d’âge Tertiaire, recouvrant la craie.

Xavier Bertrand a‑t‐il raison de minimiser le rôle de l’artificialisation des sols dans les inondations ?

Pour un promoteur, il est tentant de construire sur de tels terrains plats. Mais, par définition, ces terrains sont incapables d’absorber tout excès d’eau, dont ils sont déjà saturés. Les caves en sous‐sol sont des fautes de conception. Toute construction installée sur ces alluvions est également un obstacle à l’écoulement naturel de l’eau. Il est possible de construire sur de tels terrains, mais l’architecture doit être appropriée : par exemple, construction sur pilotis pour réduire l’effet d’obstacle à l’écoulement de l’eau. De la même façon, on peut aussi placer un angle, plutôt qu’une façade, face à l’amont de l’écoulement risquant de se produire.

Lorsque nos ancêtres se sont installés sur ces territoires, ils n’ont pas manqué de vivre des épisodes d’inondations, puisque c’est un processus naturel qui témoigne de l’évolution permanente du paysage. Ils en ont aussi certainement payé le prix. Mais souvenons‐nous des paysans de l’Égypte antique qui eux aussi subissaient, tout en espérant, chaque année, l’inondation de la vallée du Nil pour en renouveler la fertilité.

Et maintenant ?

Aujourd’hui nous avons des cartes, des moyens de surveillance de proximité ou à distance (satellites), des moyens de mesure, des calculateurs pour mouliner toutes ces mesures et en tirer des modèles capables d’anticiper et de prévoir l’évolution de la situation.

Mais depuis le milieu du XXe siècle, nous ne cessons d’implanter sur ce territoire des constructions, des équipements, dont la présence fait obstacle à l’écoulement naturel de l’eau. J’oserai dire : « Y a‑t‐il un pilote dans l’avion ? »

Chaque projet qui nécessite un terrassement est certes soigné, mais nous ne voyons pas que le cumul des terres ameublies en surface, ensuite emportées par les eaux de ruissellement, vient envaser les collecteurs des parties avales.

Inondations dans le Nord et le Pas‐de‐Calais : pour continuer à vivre sur le polder, « il faudra des adaptations importantes »

Or, les fossés et les canaux, artificiellement creusés, et dont la position a été méticuleusement calculée, ne fonctionnent bien que s’ils sont régulièrement curés. En revanche, il ne faut surtout pas curer les cours d’eau naturels, sous peine de réactiver l’érosion à l’amont.

Jusqu’où faut‐il accepter d’indemniser les installations qui empêchent le système de fonctionner normalement avant de réserver cet argent à adapter ce qui peut l’être ? That is the question.

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Par Francis Meillez, The Conversation

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