Ce sont trois lettres qui ont fait couler beaucoup d’encre. Celles de ZFE, pour zones à faibles émissions, soit des périmètres généralement situés en centre‐ville, où la circulation des véhicules les plus polluants est restreinte dans le but de réduire les émissions de polluants atmosphériques et d’améliorer la qualité de l’air. En France, elles sont obligatoires dans les villes de plus de 150 000 habitants sous condition de niveaux de pollution de l’air, depuis une loi d’août 2021.
Cette mesure reste pourtant très controversée. De nombreux détracteurs y voient en effet une mesure inégalitaire qui pénaliserait surtout les ménages les plus modestes, qui possèdent souvent des véhicules plus polluants. Qu’en est‐il en pratique ? Pour répondre à cette question, nous avons tâché d’explorer les impacts des ZFE en termes d’inégalités dans huit villes françaises.
Mediacités et The Conversation
Ce texte est la reprise d’un article initialement paru sur le site The Conversation, média indépendant qui publie des articles d’universitaires et de chercheurs sur des sujets d’actualité. Il est signé par Charlotte Liotta, post‐doctorante à l’Université Autonome de Barcelone. Elle a soutenu en mars 2024 une thèse menée en cotutelle entre le Cired (École des Ponts ParisTech) à Paris et l’Université technique de Berlin. Ses recherches portent sur les politiques climatiques, l’économie urbaine et la modélisation urbaine, et l’utilisation durable des sols et des transports en villes. Nous le republions ici in extenso, à l’exception du titre et du chapô, modifiés par la rédaction de Mediacités.
Des bénéfices pour la santé largement prouvés
Commençons d’abord par regarder si les effets visés par les ZFE se retrouvent dans leur mise en pratique. Bien que relativement peu nombreuses, les études existantes montrent de fait que les ZFE ont, dans la majorité des cas, un impact non négligeable sur la qualité de l’air et la santé des habitants, et permettent de réduire les émissions de gaz à effet de serre.
En Europe, la plupart des ZFE mises en place ont ainsi permis de réduire la concentration de polluants atmosphériques, avec des effets allant jusqu’à une réduction de 32 % de la concentration de dioxyde d’azote à Madrid. Les bénéfices en termes de santé sont également clairs : en abaissant les concentrations des particules fines PM10 (dont le diamètre est inférieur à 10 micromètres) et PM2,5 (dont le diamètre est inférieur à 2,5 micromètres), les ZFE ont contribué à réduire l’incidence des maladies respiratoires et cardiovasculaires, et à faire baisser la mortalité prématurée liée à la pollution en Allemagne, selon deux études.
Mais ces bénéfices profitent avant tout aux habitants des ZFE eux‐mêmes : ainsi, à Paris, par exemple, la ZFE bénéficie surtout aux populations les plus riches, résidant dans Paris intra‐muros, celles‐là mêmes qui étaient les plus impactées par la mauvaise qualité de l’air avant la mise en place de la ZFE. Ce résultat reste cependant largement contextuel : à Bruxelles, au contraire, ce sont les habitants les plus modestes qui bénéficient le plus de la ZFE, car ils résident plus souvent en centre‐ville, dans le périmètre de la ZFE.
Cette question de la répartition équitable de ces bénéfices sanitaires demeure néanmoins peu présente dans le débat public, souvent centré sur l’équité dans l’accès à la mobilité.
Une mesure largement controversée
Les impacts des ZFE en termes de mobilité sont beaucoup plus controversés. Parmi les arguments fréquemment invoqués, les ZFE nuiraient au droit à la mobilité des habitants, et seraient mises en place trop rapidement pour permettre aux habitants de s’adapter, entraînant des mobilisations d’associations d’automobilistes et d’habitants. Elles sont de ce fait souvent qualifiées de « bombes sociales », génératrices d’exclusion, car les habitants les plus pauvres seraient fatalement les plus impactés, puisqu’ils possèdent souvent des véhicules plus polluants.
Pour se rendre compte de l’importance de ces controverses, il suffit d’observer le calendrier de mise en place des ZFE, qui a été modifié et retardé à de nombreuses reprises. À Grenoble, par exemple, l’interdiction des véhicules Crit’Air 2 a été reportée de juillet 2025 à 2028, afin de renforcer les alternatives de mobilité pour les habitants. La métropole Aix‐Marseille a également renoncé à l’interdiction des véhicules Crit’Air 3, initialement prévue pour septembre 2023, tandis que la métropole de Lyon a repoussé l’interdiction des véhicules Crit’Air 2 à 2028.
Ces craintes sont‐elles justifiées ? Il y a eu étonnamment peu d’études scientifiques sur l’impact des ZFE en termes de justice sociale. Notre étude visait donc à y remédier en analysant l’impact attendu des ZFE sur l’accès aux emplois des habitants dans huit villes françaises où la mise en place de ZFE est en cours : Grenoble, Marseille, Montpellier, Nice, Reims, Rouen, Strasbourg et Toulouse. Ces villes ont rendu public un calendrier dans lequel les véhicules polluants sont progressivement bannis, des Crit’Air 5 (les plus polluants) aux Crit’Air 1 (les moins polluants). Dans notre étude, comme toutes les villes sont à des étapes différentes de la mise en place de ZFE, nous considérons l’impact de ZFE affectant les véhicules de niveau Crit’Air 3 à Crit’Air 5 ou non classés.
L’accessibilité aux emplois, c’est-à-dire le nombre de postes auxquels peut prétendre un individu en fonction de sa catégorie socioprofessionnelle et de son temps de trajet, joue un rôle social déterminant. Sans grande surprise, des recherches montrent qu’une faible accessibilité à l’emploi réduit les chances d’insertion professionnelle et accroît le risque de chômage de longue durée. Nous comparons ainsi l’accès aux emplois avant et après l’implémentation des ZFE pour six catégories socio‐professsionelles (agriculteurs exploitants, artisans/commerçants, cadres/professions intellectuelles supérieures, professions intermédiaires, employés, ouvriers) dans nos huit villes.
Nos résultats montrent que les critiques faites aux ZFE semblent justifiées : les pertes d’accessibilité à l’emploi, pouvant être interprétées comme un pourcentage d’emplois qui cessent d’être accessibles suite à la mise en place des ZFE, sont importantes dans les villes qui ont mis en place des ZFE ambitieuses. Elles peuvent atteindre plus de 20 % en moyenne pour certaines catégories socio‐professionnelles à Grenoble, Montpellier, Rouen, ou Strasbourg.
De fait, après la mise en place de la ZFE, certains trajets domicile‐emploi deviennent plus longs, car le domicile ou l’emploi sont situés dans la ZFE, car le ménage possède un véhicule polluant, et, car l’alternative en transport en commun ou à pied est plus longue. En termes d’inégalités, les plus impactés sont les employés et les ouvriers (CSP5 et CSP6), dans six des huit villes : Grenoble, Montpellier, Rouen, Strasbourg, Nice, et Toulouse.
D’où viennent ces inégalités et comment y remédier ?
Nous nous sommes ensuite demandé d’où venaient ces inégalités, car mieux comprendre leurs facteurs permet de penser des stratégies appropriées pour y remédier. Nos résultats montrent que, même si ce sont surtout les plus riches qui vivent et travaillent dans la ZFE, et donc sont plus directement impactés, les plus pauvres possèdent des véhicules plus polluants, et ont moins souvent la possibilité de se déplacer en transports en commun ou en marchant, car ils vivent ou travaillent plus loin des transports en commun et car leurs domiciles et emplois sont trop éloignés pour rendre possible des déplacements à pied.
Ces résultats varient cependant d’une ville à l’autre. Par exemple, les deux villes dans lesquelles les ZFE n’affectent pas davantage les employés et ouvriers (CSP5 et CSP6) sont Reims et Marseille : à Marseille, car les transports en commun sont relativement accessibles aux employés et ouvriers, et à Reims, car les ménages les plus modestes possèdent peu de véhicules polluants et habitent peu dans la ZFE. Mais même dans ces cas de figures où les impacts des ZFE seraient équitablement distribués entre CSP, il reste plus difficile pour les ménages les plus modestes de s’adapter en achetant de nouveaux véhicules moins polluants, car le coût de ces véhicules pèse plus lourdement dans leur budget.
Ces résultats mettent en lumière les écueils potentiels des politiques publiques actuelles. De nombreuses subventions existent, encourageant l’achat de véhicules moins polluants ; toutefois, les ménages les plus modestes possédant plus souvent des véhicules polluants, mais résidant moins souvent dans la ZFE, il n’est pas certain que ce soit eux qui bénéficient le plus de ces subventions. Celles qui ciblent spécifiquement les ménages les plus modestes, comme la Prime à la conversion ou le Bonus écologique, doivent donc être favorisées.
En outre, les villes accordent des exemptions aux ZFE, permettant l’accès aux ZFE aux petits rouleurs ou à certains véhicules professionnels, par exemple. Cependant, ces exemptions pourraient être modifiées pour prendre en compte le revenu des habitants, par exemple en accordant un délai supplémentaire aux habitants les plus modestes pour changer de véhicule.
À plus long terme, il demeure crucial de garantir l’accès de tous aux transports en commun : Montpellier, par exemple, a rendu ses transports en commun gratuits pour ses habitants en parallèle de la mise en place de sa ZFE. Cependant, de telles mesures sont inefficaces si elles ne s’accompagnent pas d’une extension de l’offre, qui permet aux transports en commun de bénéficier à tous, ce qui peut être difficile à mettre en place en pratique. Améliorer la qualité de vie urbaine et réduire les émissions sans creuser les inégalités en termes de mobilité requiert de fait un ensemble cohérent de politiques publiques, centrées sur la réduction des inégalités et alliant des stratégies à court et à long terme.
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