Pork‐barreling : vous n’avez peut‐être jamais entendu cette expression, pourtant bien documentée par la littérature scientifique internationale. Cette pratique, qui consiste à privilégier certaines localités dans l’attribution des ressources publiques pour des raisons d’intérêts personnels ou politiques – récompenser des soutiens ou entretenir des relations, par exemple – était jusqu’à présent peu analysée en France.
Notre récente étude, co‐écrite avec Brice Fabre, et publiée dans le Journal of Public Economics, tente d’y remédier. Portant sur les subventions d’investissement attribuées par l’État français et les agences qu’il supervise directement aux municipalités françaises entre 2002 et 2017, cette analyse tente par ailleurs de proposer un éclairage original en essayant de distinguer les motivations derrière le favoritisme.
Mediacités et The Conversation
Ce texte est la reprise d’un article initialement paru sur le site The Conversation, média indépendant qui publie des articles d’universitaires et de chercheurs sur des sujets d’actualité. Il est signé par , enseignant‐chercheur en sciences économiques, Aix‐Marseille Université (AMU).
Le projet de recherche menant à l’étude présentée a reçu des financements de l’Agence nationale de la recherche et de la Région Provence‐Alpes‐Côte d’Azur. Nous le republions ici in extenso, à l’exception du titre et du chapô, modifiés par la rédaction de Mediacités.
Identifier le favoritisme
Les subventions que nous avons étudiées – en nous plongeant dans les comptes des communes – servent au financement de projets variés, allant de la construction d’écoles à la rénovation d’infrastructures locales ou aux investissements liés au changement climatique, en passant par le développement de services culturels et sportifs. Le total de ces subsides s’élève à 572 millions d’euros par an en moyenne, en euros de 2000. En moyenne, 27 % des communes françaises perçoivent chaque année au moins 1 euro dans le cadre de ces subventions.
Pour comprendre si la composition du pouvoir exécutif pouvait affecter l’attribution de ces subventions, nous avons reconstruit le parcours de 341 femmes et hommes politiques ayant été, entre 1995 et 2021, membres du gouvernement ou présidents de la République, présidents du Sénat ou de l’Assemblée nationale. Seules 42 des personnalités ayant occupé de telles fonctions, soit 12,5 %, n’ont exercé aucun mandat local avant leur entrée au gouvernement. Un peu plus de la moitié des mandats exercés étaient des mandats de maire, ce qui souligne l’importance de cette élection dans les carrières politiques françaises.
Nous avons ensuite ciblé deux types de municipalités : celles d’où sont originaires les personnalités passées par le gouvernement, et celles où ces dernières ont été maire. En utilisant une approche statistique rigoureuse, nous avons alors comparé les subventions reçues par ces municipalités avant, pendant, et après les mandats ministériels de ces personnalités, à celles reçues au même moment par les autres municipalités.
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Les résultats sont frappants et soulignent un favoritisme clair : les municipalités où un ministre a exercé un mandat de maire avant son entrée au gouvernement voient les subventions qui leur sont attribuées augmenter de 30 % en moyenne lorsque ce dernier accède à une fonction gouvernementale.
Inversement, lorsque ce ministre quitte ses fonctions, ces subventions diminuent dans des proportions similaires. Ces fluctuations marquées contrastent avec l’absence totale d’effets observés pour les municipalités dans lesquelles les ministres ont vécu pendant leur enfance, contrecarrant l’idée reçue selon laquelle les dirigeants favoriseraient ces lieux, par nostalgie ou sentimentalisme.
Une influence diffuse, mais des bénéfices ciblés
Ce sont donc les connexions établies à l’âge adulte qui jouent le rôle le plus déterminant. Deux explications principales peuvent être avancées pour éclairer ce favoritisme. D’une part, des raisons altruistes. Les ministres pourraient vouloir aider partenaires politiques, alliés ou amis à renforcer leur position locale, ou rendre service à des réseaux auxquels ils sont sentimentalement attachés. D’autre part, des motivations stratégiques. Les membres du gouvernement peuvent, par cette allocation de ressources, récompenser des soutiens politiques passés ou investir pour se garantir un appui pour de futures ambitions électorales locales.
« Après leur passage au gouvernement, trois quarts des ministres sont candidats aux élections municipales »
En effet, après leur passage au gouvernement – la durée médiane des fonctions ministérielles est d’à peine plus de deux ans – trois quarts des ministres sont candidats aux élections municipales, départementales ou législatives dans la commune où ils ont été maires ou dans la circonscription à laquelle elle appartient. À ce stade, les données ne permettent pas de trancher de manière définitive entre ces deux hypothèses, par ailleurs non exclusives l’une de l’autre.
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L’un des aspects les plus intrigants de cette étude est la manière dont ces pratiques sont mises en œuvre. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ces faveurs ne semblent pas être le résultat d’un contrôle direct et formel des budgets. Les communes liées à des ministres sans portefeuille important en bénéficient autant que celles liées à des ministères d’envergure.
Ce n’est pas au travers d’instructions directes que certaines subventions sont orientées vers les communes liées aux ministres, mais plutôt par une « influence douce » et indirecte, ce qui souligne la capacité des personnalités politiques de premier plan à utiliser les mécanismes internes de l’État et relève l’importance et la puissance des réseaux politiques et administratifs.
Nous montrons par ailleurs que ces faveurs sont extrêmement ciblées : elles ne bénéficient qu’aux municipalités directement liées aux ministres, sans effet notable sur leurs voisines, ce qui met en évidence un niveau de précision remarquable dans la distribution des subventions.
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Un défi pour la démocratie
Les pratiques de favoritisme soulèvent des questions fondamentales pour la démocratie. Que des fonds publics soient distribués, au moins en partie, en fonction de relations personnelles ou des intérêts politiques, nuit à l’équité et peut renforcer l’idée selon laquelle les jeux d’influence l’emportent sur l’intérêt général.
Si l’on ne dispose pas d’études directes concernant l’effet du favoritisme sur la confiance envers les personnalités politiques ou les institutions, on peut supposer qu’il est similaire à celui déclenché par les scandales de corruption. La littérature montre que de tels scandales érodent fortement la confiance envers le personnel politique, voire la participation des citoyens aux élections.
Néanmoins, plusieurs pistes peuvent être envisagées pour pallier ces dysfonctionnements. Tout d’abord, garantir une plus grande transparence dans les processus de demande et d’attribution des subventions. Publier la liste des projets soutenus et les montants alloués pourrait dissuader les abus et restaurer la confiance. De même, des mécanismes de contrôle indépendants pourraient être mis en place.
Ensuite, une définition plus large de la notion de conflit d’intérêts pourrait être adoptée, incluant notamment les institutions publiques et les collectivités dans lesquelles les responsables politiques ont occupé des postes ou exercé des mandats. À une époque où la défiance envers les institutions démocratiques atteint des sommets, il est crucial de mettre en œuvre des réformes qui placent l’équité, la justice et la transparence au cœur des décisions publiques.
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