RC Lens et l’Atlético de Madrid : l’histoire secrète

Les Football Leaks documentent l'histoire commune - brève mais rocambolesque - du RC Lens et de l'Atlético Madrid, du projet d'entrée au capital du club, en 2015, à l'annonce du retrait du club espagnol, fin 2017.

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Illustration : Jean Paul Van der Elst.

A l’automne 2015, le Racing Club de Lens traîne sa peine en Ligue 2. L’homme d’affaires azerbaïdjanais Hafiz Mammadov, actionnaire majoritaire, est aux abois financièrement et ne finance plus le club. Le salut inattendu des Lensois va alors arriver par le biais du prestigieux club espagnol de l’Atlético de Madrid, qui prépare un plan de reprise sous le nom de « Projet Charbon ». Mediacités et France 3 Hauts‐de‐France ont pu enquêter sur le Racing Club de Lens (RCL) à partir des millions de documents des Football Leaks obtenus par le journal allemand Der Spiegel et analysées avec ses partenaires de l’EIC (European Investigative Collaborations), dont Mediapart.

Nous y avons découvert de nombreux documents inédits sur la reprise du Racing Club de Lens par l’Atlético de Madrid et la société luxembourgeoise Solferino. Ces documents montrent que le club espagnol a d’abord songé à s’associer à Mammadov, avant de chercher d’autres partenaires. Ils indiquent aussi que des négociations avec des investisseurs chinois ont été menée dès la mi‐août 2016. Ces documents offrent enfin un nouvel éclairage sur la situation financière du club.


Coup de sifflet…

La suite dans quelques instants

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Champion d’Espagne et finaliste de la Ligue des Champions en 2014, l’Atlético de Madrid allie réussite sportive et expansion internationale. Le club espagnol a créé un club filiale en Inde, l’Atlético de Kolkata, et étudie de nouveaux projets au Mexique et en Amérique du Nord. Une nouvelle opportunité se présente en France en 2015 : le RC Lens. Le propriétaire du club Sang et Or est connu des dirigeants madrilènes. En décembre 2012, le PDG Miguel Angel Gil Marin avait annoncé à son conseil d’administration avoir bouclé un juteux contrat de sponsoring de 24 millions d’euros avec le Baghlan Group du businessman Hafiz Mammadov. Le logo « Azerbaijan, Land of Fire » fit ainsi son apparition sur les maillots rayés rouge et blanc des Madrilènes, comme il barrera ensuite ceux du RC Lens après son rachat par le même Baghlan Group à l’été 2013.

Nom de code : Projet Charbon 

A l’Atlético, Ignacio Aguillo, un ex‐banquier de BNP Paribas devenu responsable du développement international, s’occupe du dossier lensois. Une délégation madrilène doit se rendre à Lens le 3 décembre 2015 pour visiter le Stade Bollaert‐Delelis et le centre d’entraînement mais aussi s’entretenir avec le président Gervais Martel et son équipe. Aguillo fait part dans un courriel de ses objectifs aux membres de la délégation : évaluer  « la qualité et la fiabilité des professionnels », identifier « les joueurs les plus prometteurs de la formation », « vérifier la structure du capital », « comprendre quelle marge de réduction des dépenses on a sur les éléments non‐critiques », disposer d’une « vision du domaine social, rôle et relation avec les autorités locales », énonce‐t‐il. « On doit aussi comprendre s’il y a possibilité de renégocier la dette et certains contrats comme Sportfive (Lagardère Sport, qui assure la régie commerciale du club, NDLR) qui limite la génération de revenus », ajoute‐t‐il. 

Les Espagnols envisagent bien, à ce moment‐là, de devenir propriétaires du club. Il est question d’acheter 51% du RCL pour 8 millions d’euros. Un tarif qui fait tiquer en interne. « 8 millions pour 51% d’un club de 2e division avec 8 millions de dettes (…), c’est beaucoup d’argent, alerte un conseiller. Soit on augmente le pourcentage qu’on achète, soit on réduit le prix. »

« Hafiz Mammadov m’avait présenté Gervais Martel, nous explique aujourd’hui Ignacio Aguillo, qui ne travaille plus pour l’Atlético. J’avais une connaissance de la situation au RC Lens – je ne vais pas dire privilégiée – mais de premier rang. Dans mes fonctions à la BNP Paribas, j’ai fait quelques opérations en Azerbaïdjan. J’avais rencontré M. Mammadov et on a développé une relation. C’est Hafiz Mammadov qui me sollicite pour l’aider à trouver une solution pour Lens. Petit à petit, j’ai pris conscience de la situation et du besoin de nouveaux fonds, et c’est là que j’ai conseillé à Hafiz Mammadov d’accepter un repreneur pour une partie ou la totalité du club. »

Une ébauche d’accord, portant le nom de code « Project Charbon » (en anglais), est établie à la date du 11 janvier 2016. Elle prévoit que l’Atlético rachète 51% des parts de la SASP Racing Club de Lens à RCL Holding, la société‐mère parisienne détenue à plus de 99,99% par Baghlan Group Holdings Limited, société d’Hafiz Mammadov domiciliée à Dubaï (Emirats Arabes Unis) et à moins de 0,01% par GIM2, société de Gervais Martel. Le prix d’achat a été nettement revu à la baisse puisque, cette fois, l’Atlético ne doit verser que 2 millions d’euros pour devenir majoritaire. Une somme assortie d’un bonus de performance de 2 millions si jamais le RCL parvient à remonter en Ligue 1 à l’issue de la saison en cours (2015/2016).

Le projet d’accord propose aussi une option de rachat à 4 millions d’euros qui permettrait à Baghlan Group de racheter les parts acquises par l’Atlético jusqu’au 31 juillet 2017. En clair, ce schéma donne la possibilité à Mammadov de reprendre la main si sa situation financière s’améliore. Auquel cas, l’Atlético réaliserait un joli bénéfice de 2 millions d’euros, le club espagnol se voyant attribuer, de surcroît, un million d’euros d’honoraires de management « chaque année ou fraction d’année durant laquelle l’ATM (Atlético de Madrid NDLR) contrôle, directement ou indirectement, le RC Lens ». Car, dans cet accord, il est prévu les dirigeants madrilènes désignent le manager sportif, le manager financier et le manager général.

Un rachat qui ne fait pas l’unanimité à l’Atlético Madrid

La situation financière préoccupante du club amène à certaines précautions. Des conditions préalables sont posées. L’un d’elles concerne un emprunt du RC Lens auprès de SwissLife, dont le club n’a pas versé les dernières échéances. L’Atlético veut que ce crédit soit étendu « pour le même montant et le même taux d’intérêt ». Une autre condition est liée à la « renégociation satisfaisante de l’accord de marketing et de services avec Sportfive / Lagardère Sports », qui ponctionne une partie des recettes du club en échange de ses prestations.

Ces précautions trahissent une réalité : le rachat du RC Lens est loin de faire l’unanimité au sein de l’Atlético de Madrid. Un conseiller, José Manuel Diaz Perez, en charge du contrôle de gestion, y est particulièrement hostile. « J’exprime expressément mon rejet total et absolu de cette acquisition parce que je comprends qu’elle sera dommageable aux intérêts de l’Atlético de Madrid », écrit‐il à Miguel Angel Gil Marin et Ignacio Aguillo le 11 janvier 2016, alors qu’un dîner est prévu le lendemain avec Gervais Martel et qu’un rendez‐vous doit avoir lieu le jour suivant avec le président de la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), l’arbitre financier du foot français. Diaz Perez exprime « de sérieux doutes sur la viabilité de l’opération » malgré « la réduction significative du prix initialement offert par l’Atlético de Madrid à l’actionnaire majoritaire de Lens pour ses parts ».

Les arguments de José Manuel Diaz Perez ont‐ils été décisifs ? « Diaz était dans son rôle, il doit soulever les risques de n’importe quel projet que le club entame, répond Ignacio Aguillo. Pour moi, c’était plutôt une réflexion, un débat en interne. » Pourtant, comme nous l’avons découvert, une nouvelle version du « Projet Charbon » est élaborée courant janvier 2016 dans laquelle il n’est plus question que d”« un accord de coopération » entre Madrid et Lens pour échanger des rapports de scouting (détection de joueurs), conseiller le staff technique et le recrutement « de joueurs clés ». Pour Aguillo, les raisons de cette volte‐face sont ailleurs. « Tout ça est arrivé au moment où l’Atlético avait eu une suspension de recrutement pour deux fenêtres de transferts (sanction de la FIFA pour avoir enfreint le règlement concernant les transferts internationaux de joueurs mineurs, NDLR). On m’a dit : « On ne peut pas s’engager maintenant, il faut réfléchir ». »

Dans une ébauche datée du 20 janvier 2016, c’est une société londonienne, Arbitrabantur Avdisors Limited (AAL), qui est censée devenir l’actionnaire majoritaire du club. Selon les informations fournies par le registre du commerce britannique, il s’agit d’une structure dormante appartenant à Ignacio Aguillo, ce que confirme l’intéressé : « Au moment où l’Atlético ne savait pas s’ils allaient pouvoir participer à ce projet, je me suis mis à chercher d’autres possibles acquéreurs et pour faciliter la chose, dans la documentation, j’ai mis le nom de cette société qui est une société dormante. C’était juste pour faciliter la compréhension de la structure. Il n’a jamais été question que je reprenne le club. » 

Dans ce projet Arbitrabantur, la société acquéreuse doit verser 2 millions d’euros à RCL Holding, avant le 29 février 2016, pour obtenir 51% du club, avec là encore un bonus de 2 millions en cas de remontée immédiate en Ligue 1. L’exécution du contrat est soumise à plusieurs conditions préalables, notamment un accord « sur la rémunération (des) fonctions de Président et Directeur général » de Gervais Martel, dont la signature est indispensable à tout accord. L’ébauche stipule aussi qu’il sera nommé président du board et président directeur général pour une période minimum de quatre ans. Contacté, Gervais Martel n’a pas répondu à nos questions, avançant un droit de réserve.

PROJECT CHARBON 2
Extrait du projet Arbitrabantur (EIC).

En mars 2016, toujours en quête d’un investisseur pour reprendre le RC Lens, Ignacio Aguillo approche le financier français Joseph Oughourlian, patron du fonds spéculatif Amber Capital et actionnaire principal du club colombien de Millonarios. « Quand Ignacio m’approche, il me dit : « ça peut être un bon deal financièrement et, en plus, on arrive avec l’Atlético, on sait y faire. On est bon sportivement » », se souvient Joseph Oughourlian, qui poursuit : « Ignacio se présente à moi avec une carte Atlético. Mais, je l’ai compris bien plus tard, il n’était pas employé de l’Atlético. Il est plutôt côté Baghlan. Hafiz Mammadov a été un de ses clients à la BNP. Ignacio avait déjà fait le lien entre Mammadov et l’Atlético. Il y avait eu des prêts, des flux d’argent entre le Baghlan Group et l’Atlético. A part le sponsoring, il y avait d’autres choses, mais je ne sais pas quoi. Il y avait une relation très forte entre Baghlan et Ignacio. »

« J’ai beaucoup d’estime pour M. Mammadov, mais il était clair à tout moment que je défendais les intérêts de l’Atlético », assure de son côté Aguillo. Très vite, des réunions s’organisent à Londres. Pour Joseph Oughourlian, « ce qui était attirant, c’était le côté financier, parce qu’on rachetait le club pour rien, en sachant qu’il fallait tout de suite mettre de l’argent dedans. Le club fait des pertes structurelles, mais on se disait qu’on pouvait équilibrer les comptes. Et puis il y avait aussi l’espérance que l’Atlético arriverait avec leur connaissance du football, qu’il nous aiderait, nous prêterait des joueurs. »

D’après l’ébauche d’un nouvel d’accord, en date du 8 avril 2016, l’Atlético de Madrid accepte de nouveau d’entrer dans le capital du RC Lens, mais en tant qu’actionnaire minoritaire, avec 26,47% des parts. Baghlan Group Holdings, la société d’Hafiz Mammadov à Dubaï, se voit proposer 25% des parts. Les parts restantes (48,53%) doivent revenir à une « LuxCo », c’est‐à‐dire une société luxembourgeoise dans le jargon financier, qui n’est pas encore Solferino. Le pacte d’actionnaires prévoit un véritable plan d’urgence pour le RC Lens avec l’injection immédiate de 5,5 millions d’euros en capital (environ 2 millions de la part de l’Atlético, 3,5 millions de la part de la « LuxCo »). Gervais Martel restera à la présidence du club et sera épaulé par Ignacio Aguillo au poste de directeur général délégué. 

Si dans cette nouvelle configuration, le Baghlan Group devient actionnaire minoritaire, le pacte lui octroie une option de rachat des parts de ses co‐actionnaires si jamais la fortune devait de nouveau sourire à Mammadov. « Il avait une surface financière, mais côté liquidités c’était compliqué, indique Aguillo. Il pensait pouvoir retomber sur ses pattes à terme, c’est pour ça qu’il tenait à disposer d’une option de rachat. »

RCL Holding, la société qui détenait les actions du club, est sortie de l’équation. Le 5 avril 2016, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de conciliation au profit de RCL Holding, dont Gervais Martel est aussi le président. Car Hafiz Mammadov s’est mis en faute juridiquement en s’abstenant de nommer les cinq membres du conseil d’administration, ce qui bloque tout processus de décision, alors que la maison‐mère, comme sa filiale, le RC Lens, sont toutes deux en grande difficulté financière. Un conciliateur a été désigné pour recueillir des offres de reprise dans le cadre d’une procédure dite de « prepack cession », qui consiste à présenter des racheteurs potentiels au tribunal de commerce le jour‐même du dépôt de bilan.

Le 3 mai 2016, Ignacio Aguillo est présent à l’Hilton Park Hotel de Munich, en Allemagne, où se déroule une réunion du board des directeurs de l’Atlético de Madrid. Premier point à l’ordre du jour : la validation d’un Mémorandum d’entente (MoU) entre actionnaires « relatif à l’investissement du club dans le Racing Club de Lens ». Dès le lendemain, Gervais Martel déclare l’état de cessation de paiement de RCL Holding. Une procédure collective est ouverte. Le conciliateur présente immédiatement au tribunal de commerce de Paris deux offres de reprises pour le RC Lens, dont celle déposée par Solferino Sarl, la fameuse « LuxCo » – société luxembourgeoise – qui propose d’acquérir 65,3% de la SASP Racing Club de Lens, en association avec l’Atlético de Madrid qui pendra, lui, 34,6% des parts.

Le Baghlan Group d’Hafiz Mammadov n’est plus dans le deal. « On était devant le tribunal de commerce pour présenter un accord à trois, se remémore Ignacio Aguillo. Je me suis présenté devant les membres du tribunal de commerce avec ce projet à trois. Le problème, c’est que M. Mammdov n’a jamais signé le contrat. Ultérieurement, il a essayé de revenir, de faire marche arrière, de signer ce contrat. Les avocats nous ont expliqué que c’était trop tard et que la démarche « prepack » était déjà partie. C’est un des mystères de ma vie. Je ne comprends pas pourquoi. »

La non‐signature de Mammadov est à deux doigts d’entraîner le retrait de l’Atlético de Madrid. « On se retrouve aux portes du tribunal de commerce, Mammadov n’a pas signé et l’Atlético, là, ils me disent : « qu’est-ce que je fais dans ce deal ? Moi je suis venu pour Mammadov », raconte Joseph Oughourlian. J’avais très bien accroché avec les gens de l’Atlético, ça a aidé pour que le deal se fasse, on s’est très bien entendus. J’ai passé deux mois à venir (à Lens), j’ai rencontré Gervais, qui était une rencontre importante pour moi, je suis tombé dans la marmite lensoise. Faut le faire parce qu’on est allé jusque là, on ne peut pas les laisser tomber, ce serait une catastrophe, ça aurait des conséquences sociales. »

Joseph Oughourlian propose alors à l’Atlético de devenir actionnaire majoritaire avec Solferino. « J’ai dit : « moi je vais prendre deux‐tiers, vous, vous allez prendre un tiers et puis on va y aller comme ça ». Donc ça s’est un peu fait à la dernière minute cet arrangement avec l’Atlético. Mais dès ce moment‐là, le ver était dans le fruit. L’Atlético qui avait fait des pieds et des mains pour aider Mammadov, ils se sont sentis un peu… déliés. Les voix hostiles à ce deal se sont faites un peu plus sentir. »

Une page se tourne

L’actionnariat de Solferino ne sera rendu public qu’au mois d’août suivant. La société est détenue à 89,1% par une autre « LuxCo », J4A Holdings II, propriété de Joseph Oughourlian. Ignacio Aguillo est également actionnaire à hauteur de 8,9%. Gilles Fretigné, associé français d’Oughourlian chez Amber Capital, détient 2%. Le 18 mai 2016, ce sont Ignacio Aguillo et Gilles Fretigné qui rejoignent Gervais Martel au tribunal de commerce de Paris pour l’audience décisive. Solferino est désignée comme repreneur du Racing Club de Lens. Le prix de la cession est modique : seulement 660 000 euros, dont 330 000 euros pour les titres de la SASP et 330 000 euros pour la reprise du compte‐courant de 5,7 millions d’euros que détenait RCL Holding, la désormais ex‐maison‐mère. Mais en contrepartie, Solferino s’engage à injecter immédiatement 5,6 millions d’euros dans le club, dont 4,9 millions en capital. Le jugement précise que « les biens cédés seront inaliénables pendant trois années ». En clair, les repreneurs ne pourront pas se désengager du RCL avant le 23 mai 2019.

Le 12 juillet 2016, à l’occasion de l’assemblée générale des actionnaires, l’Atlético de Madrid fait officiellement son entrée dans le capital du RC Lens en faisant l’acquisition de 34,6% des parts. Solferino, majoritairement détenue par Joseph Oughourlian, conserve 65,3%. Gervais Martel, le président historique, garde aussi quelques actions à hauteur de 0,1%. Les nouveaux actionnaires ont décidé d’effectuer un gros apport en capital pour redonner de l’oxygène aux Sang et Or qui n’étaient plus financés par Mammadov depuis près de deux saisons : Solferino injecte 4,99 millions d’euros, l’Atlético 3 millions. Mais il faudra sans doute remettre la main à la poche, car les besoins financement sont estimés à 12,5 millions d’euros jusqu’au 30 juin 2017. 

Au sein du nouveau conseil d’administration, les Espagnols sont majoritaires, avec trois sièges sur cinq. Ignacio Aguillo, nommé directeur général délégué, a la double casquette Solferino / Atlético. Les Madrilènes ont désigné deux autres représentants : l’avocat Jacobo Ollero de la Serna et José Manuel Diaz Perez, le fameux conseiller qui avait exprimé en janvier 2016 son hostilité au projet d’acquisition du RC Lens. Il est devenu entre‐temps directeur de la gestion sportive de l’Atlético Madrid.

Les deux autres membres du conseil d’administration sont Gilles Fretigné, associé d’Oughourlian, et Gervais Martel, qui conserve les fonctions de président directeur général, mais qui ne disposera plus de la même marge de manoeuvre que sous Mammadov. 

Le projet « Dragon caché » d’investisseurs chinois

Des négociations s’engagent avec de potentiels investisseurs chinois dès mi‐août 2016. Il s’agit de Dewin Sports, une société d’investissement spécialisée dans le sport et le tourisme. Elle est soutenue financièrement par le fonds sino‐américain IDG Capital qui vient tout juste d’acquérir, le 12 août, 20% de l’Olympique Lyonnais. Une ébauche de projet, rédigée en août 2016, porte le nom de code « Project Hidden Dragon » (« projet dragon caché » en anglais). Selon ce document, Dewin Sports entend devenir actionnaire du club dans l’objectif de faire progresser de jeunes joueurs chinois à haut potentiel, via les réseaux et les centres de formation du RC Lens et de l’Atlético de Madrid.

A terme, il s’agirait de faire du RCL « une destination intermédiaire » pour les joueurs de l’équipe nationale de Chine qui voudraient évoluer dans les championnats européens. L’investisseur propose aussi de développer la marque RC Lens dans l’Empire du Milieu mais aussi de « développer Lens et les Hauts‐de‐France comme destination pour le tourisme chinois ». Il est question que Dewin prenne 15,79% du Racing, via l’émission d’« actions préférentielles convertibles et rachetables », les Chinois injectant par ce biais 4,5 millions d’euros dans les caisses du club. 

HIDDEN DRAGON
Extrait du projet Hidden Charbon (EIC).

En novembre 2016, Ignacio Aguillo s’envole à Pékin pour rencontrer ses interlocuteurs asiatiques. Mais la valeur globale du RC Lens estimée par Aguillo est trop élevée aux yeux de Dewin : 24 millions d’euros, soit presque trois fois la somme investie par Solferino et l’Atlético de Madrid quelques mois plus tôt. « Le club a une certaine valeur quand il est « orphelin », sur le point de disparaître, et le club a une valeur très différente quand c’est l’Atlético et Joseph Oughourlian qui contrôlent le club », nous répond Aquillo. « Il m’avait vaguement parlé d’IDG et, moi, je lui tenais le même discours : « on va d’abord remettre le club sur pied » », rétorque Joseph Oughourlian. Les discussions n’aboutiront pas. Sollicités, Dewin Sports et IDG Capital n’ont pas donné suite.

Plusieurs millions dus à la Région

A l’automne 2016, Joseph Oughourlian a beau être, sur le papier, l’actionnaire majoritaire du RC Lens, il n’est pas membre du conseil d’administration. Mais il est quand même présent, ce 30 septembre 2016, à la réunion du board. L’audit des comptes au 30 juin 2016, transmis quelques jours plus tôt aux administrateurs, révèle quelques ardoises. La première concerne une échéance de remboursement de 3,4 millions d’euros, liée à un crédit contracté auprès de la compagnie d’assurance SwissLife, qui n’a pas été payée en février 2016. « A ce stade, la documentation obtenue ne permet pas de conclure avec certitude que les négociations en cours avec SwissLife aboutiront à l’annulation des intérêts courus », indique le document. 

La seconde concerne la région Hauts‐de‐France. Avant la reprise par Solferino et l’Atlético, le club lui devait près de 6 millions d’euros de reversement de TVA, liés aux travaux de rénovation du Stade Bollaert‐Delelis. Les nouveaux propriétaires n’ont réglé que 2,3 millions d’euros en août. A cela s’ajoutent les 11 millions que la région a empruntés au Crédit Agricole pour financer la part du club pour ces mêmes travaux et que le RCL n’a toujours pas commencé à rembourser.

On apprend aussi que les recettes sponsoring sont moins importantes que prévues. Si l’apport financier de Solferino et de l’Atlético de Madrid a offert de nouvelles marges de manoeuvre lors du précédent mercato estival (les recrues Cristian Lopez, Nicolas Douchez et John Bostock sont devenues les plus gros salaires du club, avec chacun environ 300 000 euros brut par an), les Sang et Or restent convalescents financièrement. Les actionnaires envisagent d’injecter de nouveau 3 millions d’euros vers février‐mars 2017.

Le 19 mai 2017, c’est la douche froide au Stade‐Bollaert. Malgré une large victoire à domicile contre Niort (3–1), la remontée en Ligue 1 échappe au RC de Lens dans les dernières secondes de l’ultime journée de championnat, privant les Sang et Or des juteuses recettes de droits TV versées dans l’élite. Pour les actionnaires, cela signifie qu’il va falloir encore mettre la main à la poche. « Une montée en L1 en 2017 aurait été catastrophique, on se serait fracassés », relativise aujourd’hui Oughourlian. En coulisses, du changement se prépare.

Le 9 juin, trois mois à peine après son arrivée à Lens, le directeur financier Arnaud Pouille est promu directeur général délégué à la place d’Ignacio Aguillo, qui reste membre du board. « Très rapidement, on a eu des divergences avec Ignacio, explique Joseph Oughourlian. Il était à la Gaillette (le centre d’entraînement et le centre de formation du Racing Club) un jour par mois, en coup de vent. Je l’ai rappelé à l’ordre plusieurs fois. » Aguillo reconnait : « La gestion d’un club requiert une présence plus importante et je ne pouvais pas consacrer le temps qu’il fallait au club ». Il explique aussi avoir été absent à cause de soucis d’ordre privé. 

« J’ai été mandaté par les actionnaires qui avaient racheté le club huit mois avant et qui n’étaient pas satisfaits de la remontée des informations et de la visibilité à court et moyen termes », déclare Arnaud Pouille dans un entretien accordé à la lettre d’information News Tank Football le 27 juin. Et ce n’est pas le travail qui manque. Dès le 20 juillet 2017, la région Hauts‐de‐France se manifeste. « Je me permets de revenir vers vous par mail au sujet du remboursement de l’emprunt de 11 millions d’euros par le RC Lens à la Région dans le cadre de la rénovation du stade Bollaert », lui écrit Audrey Demaretz, la directrice générale adjointe des ressources du Conseil régional.

En février 2017, la Chambre Régionale des Comptes a « (invité) le Racing Club de Lens à définir un échéancier de remboursement avec la région et à arrêter avec celle‐ci un taux d’intérêt de marché », relevant que l’emprunt décidé sous la présidence du socialiste Daniel Percheron n’avait fait l’objet que d’un plan de remboursement très théorique. La Région a reçu fin juin le rapport définitif de la Chambre Régionale des Comptes et il doit être présenté aux élus lors de la prochaine séance plénière de septembre. Il y a donc urgence. « C’est (…) à compter du début d’année 2017 que les négociations avec le club ont commencé afin de définir les modalités de remboursement de l’emprunt conformément à la convention de mandat, nous a toutefois précisé Audrey Demaretz. Ce n’est donc pas le rapport de la Chambre Régionale des Comptes qui a déclenché la phase de négociation. »

Dans son message à Arnaud Pouille, le 20 juillet 2017, la directrice évoque un échange, en date du 22 mai, entre Gervais Martel et le président de région Xavier Bertrand (DVD), à l’issue duquel ont été établis les principes suivants : la durée du remboursement ne pourra pas excéder la durée du bail emphytéotique qui lie le RC Lens et la Ville de Lens, propriétaire du Stade, jusqu’en 2052 ; 330 000 euros seront remboursés chaque année tant que le club évolue en Ligue 2 ou dans une division inférieure ; s’il monte en Ligue 1, les remboursements passeront à 660 000 euros par an. Reste à régler la question du taux d’intérêt. La Région tente d’obtenir 2%. Arnaud Pouille obtiendra 1,84%.

La directrice générale adjointe des ressources du conseil régional se défend d’avoir cédé quoi que ce soit. « Le taux d’intérêt moyen payé par la Région s’établit à ce jour à moins de 1,15%, sans jamais avoir dépassé 1,513% », nous affirme‐t‐elle. Il ne peut en conséquence être affirmé que le taux obtenu par le RC Lens est inférieur au taux payé par la Région au Crédit Agricole. Il n’y a donc pas eu de « concession » faite au club. En intégrant ce taux d’intérêt, les annuités versées par le RC Lens passeront toutefois de 330 000 à 450 000 euros à compter de 2020, si le club est toujours en Ligue 2. La question du reversement de la TVA à la Région sur les travaux du Stade Bollaert est aussi réglée. « L’ensemble de ces titres de recette a été payé par le club », nous confirme Audrey Demaretz.

Un début de saison cauchemardesque 

Pour la saison qui se profile en Ligue 2, le RC Lens table sur une 3e place et une montée en Ligue 1. C’est le scénario transmis le 15 mai 2017 à la DNCG. Pour y parvenir, les actionnaires sont prêts à un nouvel effort, puisque 12 millions d’euros doivent être injectés en compte‐courant (prêt d’actionnaire). De quoi rassurer le gendarme financier puisque le déficit prévu au 30 juin 2018, sera à peu près du même montant. 10 millions d’euros de vente de joueurs sont également programmés. Une enveloppe de recrutement de 4 millions est annoncée. Mais le début de championnat est catastrophique pour les Sang et Or qui enchaînent les quatre premiers matches sans prendre le moindre point.

Le 20 août 2017, Joseph Oughourlian prévient Miguel Angel Gil Marin, le patron de l’Atlético Madrid, qu’il va limoger l’entraîneur Alain Casanova et nommer Erik Sikora à sa place. Il faut attendre le 15 septembre pour que Lens décroche sa première victoire, contre Sochaux. Neuf jours plus tard, une autre tête tombe, celle de Jocelyn Blanchard, le directeur sportif, dont les recrues estivales chèrement acquises (1,65 million d’euros pour Cyril Bayala, 1,2 million pour Moussa Maazou) n’ont, à l’évidence, pas eu le rendement attendu.

DNCG TRANSFERTS
Extrait du coût des transferts de l’été 2017, document transmis à la DNCG (EIC).

« Pour votre information, notre nouveau directeur sportif (Eric Roy NDLR) arrive lundi, annonce Oughourlian aux dirigeants de l’Atlético le 29 septembre 2017. Dans le même temps, nous avons demandé à Gervais de faire un pas en arrière. J’en ai discuté hier avec Miguel Angel. » A l’issue du conseil d’administration du 9 septembre, les fonctions de président et de directeur général ont été dissociées. Gervais Martel n’a donc plus de rôle opérationnel et Arnaud Pouille devient directeur général à part entière (et non plus délégué).

Ce dernier planche depuis mi‐septembre sur un scénario de crise, puisque celui d’une remontée en Ligue 1 présenté en juin est fortement compromis. Un budget révisé est transmis à la DNCG le 31 octobre 2017. D’après ce document, le RC Lens n’espère guère mieux désormais qu’une 17e place ce qui signifie potentiellement 1 million d’euros de recettes en moins. Les dépenses sont rabotées de 2,6 millions d’euros. L’enveloppe prévue pour les primes de match des joueurs est divisée par trois (500 000 euros contre 1,4 million prévus en mai).

Selon le budget révisé, le club doit encore réaliser 5,8 millions d’euros d’ici juin 2018. Solferino, qui a déjà injecté 5,5 millions d’euros en compte‐courant en juin 2017, prévoit de nouveaux apports en cash : 1,25 million en novembre 2017, 5 millions en janvier 2018, 1,6 millions en mars 2018 et 3 millions en avril 2018, près 2,85 millions de plus que ce qui était prévu en mai.

La perte anticipée au 30 juin 2018 est d’environ 11,13 millions d’euros. Elle sera finalement supérieure. « La perte consolidée au 30 juin 2018 s’élève à 13,5 millions d’euros, nous a indiqué Arnaud Pouille la semaine dernière. Pour cette saison (2018–2019 NDLR), elle est estimée à 11 millions d’euros. »

L’Atlético se retire 

Depuis le début de l’été, l’Atlético de Madrid semble avoir pris ses distances avec le Racing Club de Lens, laissant les commandes à l’actionnaire majoritaire. Pour quelles raisons ? Ont‐ils souhaité stopper les frais après l’échec de la remontée en Ligue 1 ? Mystère. Les dirigeants du club espagnol n’ont pas donné suite aux questions que nous leur avons transmises. Ses deux représentants, José Manuel Diaz Perez et Jacobo Ollero de la Serna, ne se déplacent plus aux conseils d’administration mais prennent encore la peine, parfois, de donner procuration à Joseph Oughourlian. 

« Les ressources de l’Atlético sont limitées, analyse Ignacio Aguillo, qui ne travaille plus pour le club espagnol mais qui demeure actionnaire de Solferino. Est‐ce qu’on doit consacrer x millions au RC Lens ou les consacrer à acheter un autre joueur pour l’équipe première à Madrid ? Mais je pense que c’était plutôt un changement de stratégie où l’Atlético s’est dit : « désormais on va participer aux projets où on a le contrôle » ».

Le 27 juillet 2017, Aguillo a proposé à Miguel Angel Gil Marin, le patron de l’Atlético de Madrid, de signer un mandat à une société anglaise, Blackbridge Cross Borders Ltd, pour le mettre en relation avec la société sino‐américaine Pacific Media Group (PMG),  « pour la possible vente de notre participation dans le RCL ». PMG est l’un des actionnaires de l’OGC Nice. Son co‐fondateur, Paul Conway, nous a confirmé avoir eu des réunions avec des responsables de l’Atlético mais il assure qu’il était intéressé par d” « autres choses » que le RC Lens. 

Le 20 novembre 2017, la situation des associés minoritaires est à l’agenda du conseil d’administration. Le retrait de l’Atlético de Madrid est officialisé le 19 décembre par un communiqué du RC Lens. « L’accord conclu concerne la reprise par Solferino, des 34,6% du capital du Racing Club de Lens détenus par Atlético Madrid soit l’intégralité de sa participation dans l’institution artésienne. Une requête sera déposée en ce sens dans les tout prochains jours auprès du Tribunal de commerce de Paris afin d’être autorisé à réaliser l’opération suite aux engagements pris en mai 2016 dans le cadre du plan de reprise du Club. » 

Aujourd’hui, ce retrait n’est pas encore effectif, même s’il est bel et bien acquis. D’après les comptes 2017 de Solferino, parus au registre du commerce et des sociétés du Luxembourg le 30 octobre dernier, « conformément à l’acte notarié du 18 décembre 2017, relatif à l’achat des 10 854 actions représentant 34,65% du capital du RCL au prix de 3 000 000 euros », la société de Joseph Oughourlian « acquerra ces actions lorsque la condition suspensive du tribunal sera remplie jusqu’au 23 mai 2019 ». Le 23 mai prochain marquera ainsi la fin définitive de la brève mais rocambolesque histoire entre l’Atlético Madrid et Lens.

fl-logoAprès une première saison en 2016, quinze journaux européens regroupés au sein du réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), dont Mediapart en France, ont révélé en novembre 2018 la deuxième saison des Football Leaks, la plus grande fuite de l’histoire du journalisme. Plus de 70 millions de documents obtenus par Der Spiegel, soit 3,4 téraoctets de données, ont été analysés pendant huit mois par près de 80 journalistes, infographistes et informaticiens. Corruption, fraude, dopage, transferts, agents, évasion fiscale, exploitation des mineurs, achats de matchs, influence politique : les Football Leaks documentent de manière inédite la face noire du football.

Comme pour la première saison des Football Leaks, Mediapart et l’EIC ont choisi de partager les documents avec France 3 Hauts‐de‐France et Mediacités. Nous avons aussi recueilli des documents et des témoignages inédits qui ne figurent pas dans les Football Leaks.

Le lanceur d’alerte Rui Pinto, principale source des Football Leaks, a été arrêté mi‐janvier en Hongrie et se bat pour éviter une extradition vers le Portugal, son pays, qui le soupçonne de vol de données et de « tentative d’extorsion ».

Deux mois avant son arrestation, Rui Pinto avait commencé à collaborer avec le parquet national financier (PNF), à qui il a remis 12 millions de fichiers informatiques issus des Football Leaks.

Le PNF a lancé le 19 février une procédure de coopération judiciaire européenne pour partager ces documents, lors d’une réunion d’Eurojust qui a rassemblé neuf pays.

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Par Yann Fossurier (France 3) et Sylvain Morvan (Mediacités)

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