Quand Lopez et Ingla voulaient créer la plus grosse agence de joueurs au monde

L'agence Kick Partners, créée en 2013 par les actuels dirigeants du Losc et domiciliée au Luxembourg, voulait régner sur le football mondial. Quitte à verser dans le conflit d'intérêts.

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Illustration : Jean Paul Van der Elst.

C’était avant le rachat du Losc. Quand Gerard Lopez se cherchait encore une porte d’entrée dans le foot business. Au cours de l’été 2012, l’homme d’affaires, alors connu pour être le patron de l’écurie de Formule 1 Lotus, dévoile ses ambitions footballistiques dans le Financial Times : 500 millions d’euros pour « investir dans des entreprises qui soutiennent et proposent des services aux clubs et acheter des clubs pour les rendre profitables. » Mangrove Founders est la structure qui va regrouper ses activités dans le ballon rond. Le businessman hispano‐luxembourgeois est actionnaire à 37,5% de cette entreprise, aux côtés de son associé allemand Hans‐Jürgen Schmitz et d’une société nommée Fedalk Investing, immatriculée aux Îles vierges britanniques.

Une société nommée MPI a d’abord été créée en 2012 pour l’acquisition de joueurs. Elle est détenue à 100% par Mangrove Founders. En 2017, Mediacités, Mediapart et France 3 ont documenté l’activité de MPI dans la tierce‐propriété, ou TPO (third party ownership), méthode de « vente à la découpe » au parfum d’esclavage moderne dans laquelle un tiers peut posséder des parts d’un footballeur. Ce système décrié a été interdit par la FIFA en mai 2015. Une autre société, nommée Kick Partners, a été créée au Luxembourg en mai 2013 pour l’activité d’agent de joueurs. Il s’agit d’une entreprise affiliée à Mangrove Founders, qui la finance (comme le montre les comptes de Mangrove Founders pour l’année 2016, ci‐dessous). Les Football Leaks, ces millions de données confidentielles recueillies par le magazine allemand Der Spiegel et analysées avec ses partenaires de Mediapart et de l’EIC (European Investigative Collaborations), ont permis à Mediacités et France 3 Hauts‐de‐France de retracer l’histoire de cette société qui ambitionnait de devenir la plus grosse agence de joueurs au monde.

Comptes de Mangrove Founders
Extrait des comptes de Mangrove Founders pour l’année 2016

L’Espagnol Marc Ingla, ancien du FC Barcelone devenu en 2017 le directeur général du club de Lille, est nommé administrateur de Kick Partners en 2015. Il est l’une des deux clés de voûte du projet, avec l’agent de joueur libanais Rawad Kassis, qui est notamment le représentant de l’international ghanéen Asamoah Gyan. 

Objectif : 500 joueurs, 5 à 10% du marché mondial

Dans un PowerPoint élaboré par Kick Partners à l’occasion d’une rencontre avec des partenaires potentiels à Paris en novembre 2013, la société affiche ses grandes ambitions : « Nous voulons devenir la première agence de footballeurs au monde en termes de nombre et qualité des joueurs, en terme de revenus, en étant l’agence qui regroupe les meilleurs agents pour une vocation mondiale, et en termes de visibilité et pouvoir sur le marché du football ».

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Extrait d’une présentation PowerPoint de Kick Partners datée de novembre 2013 (EIC)

Dans ce document, on apprend aussi que Kick Partners envisage de regrouper 20 filiales locales couvrant les principaux pays du football, de représenter plus de 500 joueurs et de s’arroger à long terme 5 à 10% d’un marché mondial de 500 millions d’euros, « soit des commissions nettes de 50 à 100 millions d’euros ».

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Extrait d’une présentation PowerPoint de Kick Partners datée de novembre 2013 (EIC).

L’organisation de Kick Partners est détaillée dans ce même document PowerPoint. Des négociations sont en cours avec plusieurs agents partenaires en Europe (Grande‐Bretagne, Allemagne, Espagne, France, Italie, Hollande, Turquie, Luxembourg), au Brésil, en Asie (Japon, Corée), en Australie, dans le Moyen‐Orient (Émirats Arabes Unis, Qatar, Arabie Saoudite, Afrique de l’Ouest) et en Afrique de l’Ouest. L’implantation sur les marchés russes, ukrainiens, portugais et belges est présentée comme une priorité pour les années 2013–2014.

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Extrait d’une présentation PowerPoint de Kick Partners datée de novembre 2013 (EIC).

Enfin, on trouve dans ce document PowerPoint une explication plutôt douteuse du nom de l’entreprise : « That’s why we are called Kick Partners ! The opportunity is BIG – we will kick ass ! » Traduction : « Nous allons botter des culs ! »

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Extrait d’une présentation PowerPoint de Kick Partners datée de novembre 2013 (EIC)

Thorsten Wirth, dirigeant de l’agence allemande de représentation de joueurs Spielerrat, a assisté à la présentation de Kick Partners à Paris. Le 6 décembre, il raconte dans un courriel la rencontre à ses confrères Daniel Delonga et Hannes Winzer : « Le projet : il s’agit d’un fonds d’investissement qui pèse environ 500 millions d’euros et cherche à devenir, au cours des deux prochaines années, l’agence leader au niveau mondial. Ils voient le football comme un business et investissent déjà dans des clubs, des centres de formation, des droits de transferts et des joueurs. L’écurie de Formule 1 Lotus leur appartient (…) Ils construisent un réseau d’agences au Brésil, en Argentine, en France, en Belgique, au Royaume‐Uni, en Espagne, en Italie et justement en Allemagne. Les partenaires des projets deviennent actionnaires de Kick Partners ». Thorsten Wirth est si enthousiasmé par sa rencontre avec l’agent libanais Rawad Kassis qu’il va jusqu’à le comparer au PDG de Facebook : « Il a 32 ans et a un passé dans la finance. Il a longtemps travaillé comme agent et il a fait plusieurs deals importants. En ce moment, il fait du business avec le fonds. (…) Il ne veut pas bavarder inutilement – il veut faire du business et il le fait en restant concentré sur son objectif. Un peu comme Zuckerberg – un visionnaire, mais aussi dur comme un roc quand il le faut ».

Stéphane Courbis comme partenaire en France

En France, Kick Partners s’appuie sur l’agent Stéphane Courbis, fils de l’ancien entraîneur de Marseille, Lens et Montpellier Rolland Courbis. C’est l’un des agents les plus influents du foot français, connu pour avoir géré les carrières de joueurs stars comme Robert Pires, Emmanuel Adebayor, Laurent Koscielny ou Steve Mandanda. Un autre document Powerpoint, élaboré à l’occasion d’une rencontre entre les partenaires de Kick Partners les 4 et 5 mars 2014 à Barcelone, détaille le business plan de Kick Partners en France sur les cinq premières années. L’objectif est de contrôler 74 joueurs de l’Hexagone au bout de cinq ans d’existence. Kick Partners envisage de réaliser 4,19 millions d’euros brut de chiffre d’affaires dès la première année, pour un bénéfice de 1,38 millions d’euros brut. La cinquième année, le chiffre d’affaires de Kick Partners dans l’hexagone doit atteindre 12,23 millions d’euros, pour un bénéfice de 7,40 millions.

En Allemagne, Marc Ingla souhaite s’appuyer sur les agents de la société Spielerrat. En représentant 84 joueurs, Kick Partners vise un chiffre d’affaires de 14,24 millions d’euros brut pour 9,41 millions d’euros de bénéfice annuel sur le marché germanique au bout de sa cinquième année d’existence.  « Contrôler un club » fait aussi partie de la stratégie de Kick Partners dans la région. Ce que précise aussi Marc Ingla dans un mail adressé à Thorsten Wirth, Daniel Delonga et Hannes Winzer de Spielerrat, le 31 janvier 2014 : « Je suis toujours intéressé par une participation minoritaire dans un club en Allemagne ».

Le 12 mars, suite à une nouvelle rencontre des partenaires organisée à Barcelone, Thorsten Wirth écrit un mail à Marc Ingla et Rawad Kassis, où il détaille ses espoirs et ses craintes vis à vis du projet Kick Partners : « Je crois personnellement en l’approche d’un réseau transnational fort avec des partenaires partageant les mêmes idées. Je pense que des synergies découleront de la diversité du groupe. Néanmoins, je pense que le niveau de professionnalisme et de dévouement au projet est très différent selon les parties prenantes ». Marc Ingla acquiesce : « Les fondements du partenariat et la structure globale associée doivent encore être bien analysés et détaillés, mais nous pensons que le modèle existe et qu’il est un modèle gagnant (…) En ce qui concerne le niveau de professionnalisme, je conviens également que tous les agents de la réunion de Barcelone ne continueront probablement pas à collaborer avec KP ».

Premiers projets d’affaires

Les premiers projets d’affaires se dessinent :« Nous nous sommes rencontrés hier, Rawad (Kassis, NDLR) et Stéphane (Courbis), à Munich, et nous travaillerons ensemble sur les cas d’Aurier et de Fabianski », poursuit Thorsten Wirth. Stéphane Courbis est l’agent du défenseur ivoirien Serge Aurier, qui évolue à Toulouse, tandis que le gardien de but polonais Lukasz Fabianski, qui joue à Arsenal, est représenté par Spielerrat. Avec l’accord de Spielerrat, Courbis va donc tenter de recaser Fabianski dans un club français (Marseille et Monaco sont ciblés), tandis que Spiellerat va proposer le joueur de Courbis, Serge Aurier, dans les club allemands du Bayer Leverkusen et de Wolfsburg. Dans un mail, Rawad Kassis détaille la répartition des commissions dans le cas d’un transfert de l’Ivoirien en Allemagne : « 70% pour Kick Partners et 30% pour Spielerrat sur la commission liée au salaire du joueur, 50% pour Kick Partners et 50% pour Spielerrat sur la commission reçue du Toulouse FC sur le transfert ». Pour Lukasz Fabianski, qui termine son contrat à Arsenal en juin 2014, Daniel Delonga propose de céder à Kick Partners 50% de la commission perçue au moment de la signature du joueur dans un club français. Finalement, ni Leverkusen ni Wolfsburg ne va enrôler Aurier, et aucun club français ne désire faire venir le gardien de but polonais. 

Le volet brésilien du projet Kick Partners a particulièrement attiré notre attention. Au Brésil, la société envisage un chiffre d’affaires de 2,81 millions d’euros brut en 2014, pour 640 000 euros de bénéfice. En 2018, le chiffre d’affaires doit grimper à 12,74 millions d’euros, pour 6,65 millions de bénéfice. Pour Kick Partners, il s’agit d’un marché particulièrement alléchant et pour cause :« Les investissements dans les droits économiques en tierce‐propriété sont très étendus et protégés par le droit sportif local », précise un document de présentation PowerPoint daté de mars 2014. 

Conflits d’intérêts au Brésil

Pour rappel, en janvier 2017, l’enquête de Mediacités, Mediapart et France 3 Hauts‐de‐France révélait que MPI, la filiale de Mangrove Founders dédiée à l’acquisition de joueurs, a investi dans les droits économiques d’au moins deux joueurs mineurs au Brésil : elle a acheté 12,5% des droits de Gerson Santos da Silva et 30% de ceux d’Alisson Farias. On retrouve les noms de ces deux Brésiliens dans ce document PowerPoint, parmi les joueurs sélectionnés par l’agence Kick Partners. Ainsi, sur la chaîne américaine CNN, au cours du mercato de l’hiver 2015, alors que le jeune Gerson est pressenti pour rejoindre un club italien, Rawad Kassis s’est clairement posé en représentant du joueur : « Rien n’est arrêté jusqu’à maintenant, on est encore en discussion. (…) Il appartient à un fonds qui s’appelle Mangrove ». 

Des joueurs appartenant en tierce‐propriété à Mangrove Founders et représentés par des agents Kick Partners, société affiliée à Mangrove Founders ? Un beau cas de conflit d’intérêts, puisque l’agence peut être tentée de privilégier les profits de Mangrove, au détriment de la carrière des jeunes brésiliens. Le document Powerpoint confirme qu’il s’agit bien de la stratégie de Kick Partners au Brésil : « investir dans les droits économiques et dans la représentation du joueur, pour contrôler le joueur au moment de la vente ».

Ce conflit d’intérêts se pose pour au moins un autre joueur brésilien. Le nom de Douglas, un espoir du club de Fluminense âgé de 17 ans à l’époque, apparaît également dans le portefeuille de joueurs sélectionnés par Kick Partners, dans le document Powerpoint. Mangrove possède aussi des droits économiques de ce joueur. C’est ce que nous confirme un mail daté du 28 avril 2016, dans lequel Raed Kassis, le frère de Rawad Kassis et également agent au sein du réseau Kick Partners, propose le milieu de terrain brésilien au vice‐président de l’AS Monaco Vadim Vasilyev : « Suite à notre conversation, veuillez trouver ci‐dessous les joueurs que nous aimerions proposer à l’AS MONACO FC (…) Douglas Augusto : un milieu de terrain central que notre fonds a investi dans ses droits économiques (sic). il est appelé pour l’équipe nationale brésilienne des moins de 20 ans. Dans l’attente de vos commentaires. » 

Dans un tweet, Mark Tluszcz, un dirigeant de Mangrove, présente également Douglas comme  « notre joueur ».

Le 16 décembre 2014, Gerard Lopez avait évoqué l’agence dans une interview donnée au journal La Voz de Galicia, alors qu’il cherche à racheter le Club Deportivo Lugo, en deuxième division espagnole : « Nous avons une agence de joueurs assez importante et ça peut accroître la possibilité de prendre des jeunes joueurs ». Un fonds pour acheter des droits économiques de joueurs (MPI), une agence pour guider leur carrière et prendre des commissions (Kick Partners) et un club pour les faire transiter… tous les maillons de la chaîne étaient presque réunis.

Mais le 19 décembre 2014, suite à une réunion de son comité exécutif, la FIFA indique que l’interdiction de la TPO entrera en vigueur au 1er mai 2015. C’est donc une première désillusion pour l’agence Kick Partners, puisqu’elle avait en partie vocation à s’engraisser sur les joueurs acquis en tierce‐propriété par la filiale de Mangrove Founders, MPI. Cette décision va pousser Gerard Lopez et Marc Ingla à se recentrer sur une stratégie d’acquisition de clubs, ce qui va les conduire au rachat du club de Lille, début 2017. Le décès de l’une des têtes pensantes du projet, Rawad Kassis, à l’automne 2015, va aussi porter un coup d’arrêt aux ambitions de Kick Partners. « Kick Partners n’a plus d’activité, déclarait Gerard Lopez en janvier 2017. La seule activité de Marc Ingla sera la gestion du LOSC Lille en qualité de directeur général ». La société Kick Partners a été placée en liquidation volontaire, puis radiée le 28 juin 2018. 

fl-logoAprès une première saison en 2016, quinze journaux européens regroupés au sein du réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), dont Mediapart en France, ont révélé en novembre 2018 la deuxième saison des Football Leaks, la plus grande fuite de l’histoire du journalisme. Plus de 70 millions de documents obtenus par Der Spiegel, soit 3,4 téraoctets de données, ont été analysés pendant huit mois par près de 80 journalistes, infographistes et informaticiens. Corruption, fraude, dopage, transferts, agents, évasion fiscale, exploitation des mineurs, achats de matchs, influence politique : les Football Leaks documentent de manière inédite la face noire du football.

Comme pour la première saison des Football Leaks, Mediapart et l’EIC ont choisi de partager les documents avec France 3 Hauts‐de‐France et Mediacités. Nous avons aussi recueilli des documents et des témoignages inédits qui ne figurent pas dans les Football Leaks.

Le lanceur d’alerte Rui Pinto, principale source des Football Leaks, a été arrêté mi‐janvier en Hongrie et se bat pour éviter une extradition vers le Portugal, son pays, qui le soupçonne de vol de données et de « tentative d’extorsion ».

Deux mois avant son arrestation, Rui Pinto avait commencé à collaborer avec le parquet national financier (PNF), à qui il a remis 12 millions de fichiers informatiques issus des Football Leaks.

Le PNF a lancé le 19 février une procédure de coopération judiciaire européenne pour partager ces documents, lors d’une réunion d’Eurojust qui a rassemblé neuf pays.

Sollicités au sujet de Kick Partners, Gerard Lopez et Marc Ingla n’ont pas souhaité répondre, « la grande majorité des éléments demandés constituant des informations contractuelles et confidentielles qui n’ont pas vocation à être rendues publiques ni par (nous) ni par les autres parties ». Mark Tluszcz, Hans‐Jürgen Schmitz, Stéphane Courbis, Thorsten Wirth, Daniel Delonga, Hannes Winzer et Raed Kassis n’ont pas non plus donné suite.

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Temps de lecture : 10 minutes

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Par Sylvain Morvan, avec Yann Fossurier (France 3)

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