Covid‐19 : une épidémie de classe ?

De par leurs antécédents médicaux, les catégories populaires auraient plus de probabilités de développer des formes graves de Covid-19. Une vulnérabilité accrue par leurs conditions de logements comme l'accès réduit aux soins. Alors, la maladie ajoutera-t-elle de l'inégalité aux inégalités ?

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La résidence Pélisson, dans le quartier des Buers à Villeurbanne, plus importante opération de réhabilitation d'Est Métropole Habitat. photo : N.Barriquand/Mediacités

« C’est l’enfer ! » Questionnée sur la vulnérabilité des catégories populaires face au coronavirus, l’élue bretonne Charlotte Marchandise ne fait pas longtemps mystère de son inquiétude : « À Rennes, à Nantes, en France comme un peu partout dans le monde, les habitants des quartiers les plus pauvres cumulent les inégalités sociales et sanitaires. On y trouve davantage de profils à risque qu’ailleurs », s’alarme la présidente du réseau français des Villes‐Santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Bien sûr, l’épidémie de Covid‐19 n’a pas encore livré tous ses secrets. Aucun chiffre officiel – ni ceux de l’Insee ni ceux de Santé publique France – et aucune étude scientifique n’atteste, au demeurant, d’une hécatombe dans les faubourgs populaires. La Seine‐Saint‐Denis n’est pas un territoire homogène, et la surmortalité observée dans ce département depuis la fin du mois de mars mériterait d’être affinée avant de pouvoir affirmer clairement que ce virus décime d’abord les zones les plus pauvres. Mais, tout en prenant soin de manier le conditionnel, certains médecins, scientifiques, acteurs associatifs et professionnels de la politique de la ville commencent à formuler l’hypothèse d’une épidémie de classe…

« Tous les Français sont exposés à ce coronavirus mais pas de la même façon », reprend Cyrille Delpierre, épidémiologiste social à Toulouse, spécialisé dans l’analyse des inégalités sociales de santé. « L’âge est le facteur discriminant le plus connu, puisqu’il influe sur la gravité des symptômes, l’hospitalisation et donc le risque de décès. Mais l’origine et le milieu socio‐économique jouent également beaucoup », confirme ce directeur de recherche à l’Inserm.

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Tout comme les personnes âgées donc, mais aussi une partie du personnel soignant positionnée en première ligne, les habitants des 1 514 quartiers prioritaires pourraient se retrouver, bien malgré eux, dans l’œil du cyclone épidémique. « Leur population est plus jeune, mais aussi vieillissante. Si la plupart des quartiers accueillent beaucoup moins de personnes de plus de 75 ans que leur agglomération, près de 200 se distinguent par une représentation de cette tranche d’âge supérieure à la moyenne nationale », remarque Helga Mondésir, responsable de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV).                

Des risques en cascade

Les antécédents médicaux inquiètent aussi le docteur Hélène Colombani, directrice de la Santé de la ville de Nanterre (Hauts‐de‐Seine). « Il y a plus de patients à risque dans les quartiers populaires et ils seront plus fortement impactés en cas de contamination. Ils ont plus de chances d’être hospitalisés, d’avoir à supporter un traitement lourd (réanimation, intubation, ventilation) et de décéder du Covid‐19 », alerte celle qui préside aussi la Fédération nationale des centres de santé (FNCS). En cause ? Les « comorbidités » de ce virus, établies par le Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies puis corroborées par des études italiennes et américaines. Et la propension plus importante des personnes âgées donc, mais aussi des moins diplômés et des plus pauvres, à détenir au moins une de ces comorbidités qui fragilisent leurs systèmes immunitaires.

« À âge égal, les adultes développant des formes graves du Covid‐19 risquent d’être plus nombreux dans les quartiers »

« Les catégories populaires ont plus de diabète, d’hypertension artérielle ou de syndrome métabolique ; il y a également plus de personnes souffrant d’obésité ou de maladies cardio‐vasculaires. Ces maladies chroniques – auxquelles s’ajoutent d’autres affections de longue durée comme l’asthme, les infections pulmonaires ou les insuffisances rénales – représentent autant de facteurs aggravants en cas de contamination. Il en va de même pour le tabagisme », développe Michelle Kelly‐Irving, épidémiologiste sociale de l’Inserm et guère plus optimiste. 

Dès le 19 mars, l’association lyonnaise AlterCarto avait mis en lumière la concentration de patients suivis pour une ou des pathologies associées au Covid‐19, à Vénissieux, Vaulx‐en‐Velin comme à Villeurbanne ou Givors. La situation n’est guère plus reluisante dans le Grand Est. De Strasbourg à Mulhouse, la trentaine de quartiers prioritaires de la politique de la ville alsaciens comptent tous, sans exception, de 27% à 102% de patients diabétiques de plus que la moyenne régionale. L’Observatoire régional de la santé des Pays‐de‐la‐Loire rapporte, pour sa part, que l’obésité est deux fois plus fréquente (11% contre 5%) chez les 15–75 ans peu diplômés que ceux ayant un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat. Autant de pathologies et de comorbidités qui rendent les catégories populaires plus vulnérables et augmentent le risque de surmortalité…

Défaillances respiratoires

« À âge égal, les jeunes et moins jeunes adultes développant des formes graves du Covid‐19 parce qu’ils ont des comorbidités risquent d’être plus nombreux dans les quartiers populaires que dans le reste de la population », illustre Michelle Kelly‐Irving. Si rien ne permet encore de prouver ces craintes, les premières remontées de terrain ne permettent pas de lever les doutes. Au contraire !

En Occitanie, la communauté gitane de Perpignan – particulièrement concernée par ces deux fléaux du diabète et de l’obésité – aurait déjà payé un lourd tribut avec au moins cinq décès, des pneumonies sévères et des défaillances respiratoires ayant conduit plusieurs dizaines de leurs membres en service de réanimation. Idem au niveau national : « Les patients infectés qui ont les saturations en oxygène les plus importantes sont les personnes âgées, mais aussi les obèses et tous les patients cumulant des pathologies à risque », observe prudemment Hélène Colombani, à partir des retours de centres de santé transformés en structures d’accueil du Covid‐19.

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Pour ne rien arranger, la probabilité d’être infecté est également plus importante pour les catégories populaires – au même titre les que les sans‐domicile fixe, familles roms ou migrants. « Un éboueur ou une caissière a plus de chances d’être exposé au coronavirus qu’un cadre en télétravail. Plus vous vivez dans un petit appartement vétuste et, surtout, plus vous êtes nombreux à l’occuper, plus vous risquez d’être contaminés », assène encore Cyrille Delpierre. « Conserver un mètre de distance voire plus n’est pas aussi aisé lorsque vous êtes cinq à occuper un T3 que lorsque vous êtes dans un grand appartement avec terrasse ou une maison – principale ou secondaire – avec dépendance », note, exemple à l’appui, le directeur de l’Observatoire régional de la santé et du social (OR2S), Alain Trugeon. 

Le reportage d’Oriane Mollaret aux Minguettes et au Mas‐du‐Taureau montre à quel point la promiscuité des grands‐ensembles s’apparente à un casse‐tête supplémentaire, propice à l’expansion de l’épidémie. Un problème qui n’est pas propre à la banlieue lyonnaise, loin de là. « 22 % des ménages des quartiers prioritaires habitent un logement surpeuplé, contre 12 % hors quartier prioritaire. Le surpeuplement accentué (deux pièces manquantes ou plus) concerne 4 % d’entre eux contre 1 % du reste de la population », contextualise Helga Mondésir.

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Des « déserts médicaux » en ville

Qui plus est, l’offre de soins proposée à l’Alma à Roubaix comme le quartier des États‐Unis à Lyon ou dans certaines cités de Toulouse et Marseille n’a rien à envier celle des villages reculés de la Nièvre ou de l’Ariège. Tous font figure de « déserts médicaux », en dépit de leur densité et quand bien même l’état de santé de leurs habitants y est, en règle générale, plus dégradé… L’installation de médecins libéraux – subventionnée ces dernières années par l’État, l’Assurance-maladie et certaines collectivités locales – n’améliore qu’à la marge cette situation.

La présence de pôles ou maisons de santé ne préjuge pas, en effet, « de l’accès effectif aux praticiens. En 2014, les habitants des ex‐Zones urbaines sensibles renonçaient plus aux soins que les autres. Les freins sont nombreux : coûts, horaires, disponibilité des praticiens, freins culturels ou d’image », liste l’Observatoire national de la politique de la ville. Ainsi, d’après le syndicat des quartiers populaires « Pas sans nous », il n’est pas rare que des habitants arrivant à l’hôpital – lorsqu’ils y arrivent… – citent le nom de médecins ayant cessé d’exercer depuis plusieurs années ou décédés.

« Beaucoup d’habitants n’ont pas de médecin traitant, confirme Charlotte Marchandise. À cette difficulté d’accès et ce recours moins fréquent aux soins s’ajoute une importante fracture numérique, a fortiori chez les personnes âgées peu aisés. Le fait de devoir demander une autorisation à son médecin pour consulter ou d’avoir recours à une séance de télémédecine risque de retarder le moment de prise en charge », poursuit la présidente des Villes‐Santé de l’OMS, qui plaide pour une implication croissante des collectivités locales.

« Cela fait des années que nous alertons sur l’existence d’importantes inégalités. Tant mieux si certains s’en aperçoivent à l’aune de cette pandémie ! »

Le docteur Hélène Colombani se fait du souci pour aujourd’hui comme pour demain : « Au‐delà des effets directs liés au Covid‐19, une partie du personnel médical redoute les retards de prise en charge sur toutes les autres pathologies. Cela pourrait se traduire par des pertes de chance sur des AVC ou des infarctus, par exemple. Le suivi des maladies chroniques ne consiste pas seulement à renouveler les ordonnances mais aussi à rester en alerte sur l’évolution des pathologies. Les patients qui n’ont pas réussi à communiquer avec leurs médecins à cause de la fracture numérique, d’une moins bonne maîtrise de la langue française ou d’un moindre accès à l’information cumuleront tous les problèmes à l’issue de cette crise. »

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À cette vulnérabilité sanitaire exacerbée, certains acteurs de la politique de la ville tiennent à ajouter la culpabilisation politico‐médiatique. « Trop de responsables politiques et de journalistes semblent considérer que les habitants des quartiers populaires sont seuls responsables de tous leurs problèmes. C’est leur faute s’ils ne vont pas se soigner, s’ils ont une mauvaise santé, s’ils n’ont pas compris immédiatement les messages de prévention et s’ils ont mis deux ou trois jours de plus à respecter le confinement », déroule Bénédicte Madelin, dépitée. Cette administratrice nationale de la coordination « Pas sans nous » développe avec la même verve : « Cela fait des années que nous alertons sur l’existence d’importantes inégalités, qui se cumulent dans bien des cas et s’aggravent d’une année sur l’autre. Tant mieux si certains s’en aperçoivent à l’aune de cette pandémie ! En Seine‐Saint‐Denis comme ailleurs, il n’y a pas eu la volonté politique à la hauteur des besoins pour y répondre jusqu’à présent. » 

Ancien membre du Haut Conseil pour la santé publique, le démographe picard Alain Trugeon résume parfaitement l’état d’esprit en vogue. « Derrière l’amélioration globale de l’état de santé des Français, les écarts se creusent entre les zones les plus favorisées et les plus désavantagées. Je ne serai pas étonné que les inégalités sociales interfèrent sur l’épidémie de Covid‐19. Cela dit, nous pouvons extrapoler à partir d’études précédentes, mais je ne souhaite pas faire d’épidémiologie-fiction car le coronavirus remet en cause de nombreux paramètres que nous avons pu décliner par le passé. Lorsque l’instant critique sera passé, une analyse sociale et territoriale s’imposera. »            

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Par Hugo Soutra

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