Législatives : les perdants du découpage électoral

Dans certaines circonscriptions, les voix pèsent plus lourd que dans d’autres. La faute à une carte électorale qui ne respecte qu’imparfaitement la représentativité démographique. Ce qu’il faut savoir sur les petits arrangements avec un grand principe…

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Les 577 circonscriptions législatives en vigueur depuis 2012. Image : ODbL

Les 12 et 19 juin, les Français voteront pour élire leur député. Pourtant, les 577 sièges à l’Assemblée nationale seront attribués avec une représentativité très disparate du point de vue de la population. Les règles en vigueur autorisent en effet une certaine tolérance vis‐à‐vis du principe d’égalité devant le suffrage. De quoi susciter des « perdants » et des « gagnants » parmi les électeurs. Mais qui sont‐ils ? Et est‐ce si grave ?

Des inégalités conformes à la Constitution

La carte électorale actuelle est le fruit de 12 découpages successifs depuis la Révolution. Elle a été redéfinie pour la dernière fois en 2010, lorsqu’il a fallu accorder 11 sièges de députés aux Français de l’étranger tout en laissant inchangé le nombre total d’élus à 577. À l’époque, le Conseil constitutionnel avait préconisé de revoir la carte électorale sur une base principalement démographique, reprenant ainsi l’article 21 de la constitution de 1793 définissant « la population [comme] seule base de la représentation nationale ». D’autres critères comme le respect des frontières départementales et, dans la mesure du possible, les frontières cantonales, faisaient aussi partie de l’équation.

« On est bien loin du principe d’égalité devant le suffrage de « un homme, une voix » qui supposerait que chaque circonscription ait un nombre d’habitants équivalent. »

Résultat : quelque 306 circonscriptions ont été modifiées tandis que 33 étaient créées ou supprimées. Mais entre la 2e circonscription du Cantal qui compte 62 753 habitants et la 5e de Loire‐Atlantique qui en compte 167 177, l’écart interroge. Sachant que la moyenne des circonscriptions métropolitaines se situe à 121 000. « On est bien loin du principe d’égalité devant le suffrage de « un homme, une voix » qui supposerait que chaque circonscription ait un nombre d’habitants équivalent », commente Thomas Ehrhard, professeur de science politique à l’université Paris‐Assas et auteur d’une thèse sur le découpage des circonscriptions.

Pour autant, le découpage actuel est‐il contraire à la constitution ? Dans une décision du 2 juillet 1986 qui fait jurisprudence, le Conseil constitutionnel précise que cette égalité devant le suffrage doit être évaluée au sein d’un même département et non en comparant un département à l’autre. Par ailleurs, cette évaluation autorise une certaine marge de manoeuvre : il faut simplement que la population d’une circonscription ne soit pas supérieure ou inférieure de plus de 20 % à la population moyenne des circonscriptions du même département. Ainsi, au moment du redécoupage de 2010, 97,5 % des circonscriptions présentaient un écart de moins de 15 % et aucune ne dépassait les 20 %, selon les calculs de Thomas Ehrhard.

Représenter la population ou le territoire ?

Reste que l’évolution démographique amène naturellement des glissements, voire des dérapages. C’est notamment le cas en Haute‐Garonne, d’après les chiffres du recensement de 2019. Si la 2e et la 6e circonscription – respectivement deuxième et troisième les plus peuplées de France avec plus de 160 000 habitants – s’écartent de plus de 15 % de la moyenne départementale (140 004), c’est surtout la 8e circonscription et ses 107 000 habitant qui sort des clous avec désormais un écart de 23 % en dessous de la moyenne départementale. « La Haute‐Garonne comme la Loire‐Atlantique sont des départements attractifs avec des métropoles dynamiques, ce qui explique ces évolutions », détaille le géographe de l’Université de Nantes, Jean Rivière.

À l’échelle de tout le territoire français, les inégalités peuvent être encore plus fortes. Saint‐Pierre‐et‐Miquelon, l’archipel aux 5 974 habitants, est ainsi représenté par un député tout comme la 5e circonscription de Loire‐Atlantique qui en compte… 28 fois plus (167 177 en 2019). Un grand écart qui s’explique par le fait qu’un département doit posséder au minimum un siège. A noter que, jusqu’en 2010, la tradition historique imposait a minima, deux députés par département. L’objectif est d’assurer une représentation des territoires.

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Image : Ministère de l’Intérieur

Si ce principe est secondaire par rapport à la démographie, il est toujours vivace et présent dans tout découpage électoral. Et ce alors que « les députés sont des élus représentant la nation et non le département », relève Thomas Ehrhard. ll fait partie des « motifs d’intérêt général » évoqués par le Conseil constitutionnel tels que le respect des limites cantonales, les « réalités naturelles » ou les « solidarités », qui font plus ou moins explicitement référence à l’histoire économique, sociale et culturelle des espaces locaux.

Ces notions un peu floues « autorisent une certaine marge de manœuvre dans la définition des circonscriptions et expliquent les inégalités de représentation démographique », observent le géographe Cyrille Genre‐Grandpierre, le politologue Guillaume Marrel et l’ingénieur d’études Mathieu Coulon, dans un article exploratoire sur la meilleure façon de réduire de 30 % le nombre de députés.

Les électeurs des villes défavorisés ?

Ces derniers rapportent qu’en 2019, 92 % des circonscriptions s’écartaient de moins de 20 % de la population moyenne des circonscriptions calculée au niveau national. « Les 8 % restant sont pour les deux tiers de petites circonscriptions localisées dans 17 départements, particulièrement dans les Hautes‐Alpes, les Alpes‐de‐Haute‐Provence, l’Ariège, le Cantal, le Lot et le Territoire de Belfort », constatent‐ils.

Les circonscriptions nettement en dessous du seuil se retrouvent ainsi davantage dans des départements à fort caractère rural et peu denses tandis que les plus peuplés se concentrent dans les villes. Ce qui permet aux chercheurs de conclure que « les départements “ruraux” peuvent apparaître de ce fait comme « sur‐représentés » ». Cela dit, « les écarts restent contenus, en considérant comme acceptables des différences de plus ou moins 20 % », tempèrent‐ils.

« Les fortes différences entre départements tendent à montrer que les centres des grandes villes sont un petit peu moins avantagés que les campagnes », relève pour sa part Jacques Lévy, directeur de la chaire Intelligence spatiale de l’Université polytechnique Hauts‐de‐France et spécialiste en géographie politique.

Habitants contre électeurs inscrits

Les inégalités de représentation entre ville et campagne sont encore renforcées lorsque l’on compare non pas le nombre d’habitants des circonscriptions mais le nombre d’inscrits sur les listes électorales. Car les circonscriptions rurales comptent davantage d’électeurs en proportion de la population.

« Les grandes villes concentrent une population plus jeune, pas toujours en âge de voter mais également plus d’étrangers n’ayant pas le droit de vote en France, que les autres territoires », explique Jean Rivière. A cela s’ajoute le phénomène de mal‐inscription. Les villes voient s’opérer un bien plus grand renouvellement de leurs habitants avec de nombreux étudiants, souvent encore inscrits dans les circonscriptions parentales. Ainsi, en 2012, 7 % des résidents des métropoles en âge de voter étaient absents des listes électorales.

Résultat, dans un département comme le Rhône, le nombre d’inscrits sur les listes électorales représente 60 % ou moins de la population générale dans la moitié des 14 circonscriptions – toutes faisant partie de la grande conurbation lyonnaise. Dans le Nord, la 1ere circonscription, au coeur de la ville de Lille, et la 6e circonscription, située à l’est de la métropole, ont une population comparable. Mais la 6e circonscription possède 30 000 inscrits de plus !

Depuis 2010, le nombre d’inscrits n’est plus pris en compte pour délimiter les circonscriptions. Pourtant, la donnée est d’importance au plan électoral. Pour se qualifier au second tour des législatives, les candidats doivent en effet obtenir les suffrages de 12,5 % des inscrits (les deux candidats arrivés en tête étant toutefois qualifiés d’office). Or ce seuil peut correspondre à un nombre d’électeurs très variable d’un département à l’autre, voire à l’intérieur d’un même département.

C’est le cas en Loire‐Atlantique. La moitié des dix circonscriptions comptent moins de 100 000 électeurs tandis qu’ils sont entre 115 000 et 130 000 dans les cinq restantes. Conséquence, pour passer au 2ème tour, les candidats en lice dans la 1ère circonscription de Nantes doivent convaincre chacun au moins 9 615 électeurs de leur donner leur suffrage. C’est 6 559 de moins que leurs homologues de la 9ème circonscription où il en faut 16 174 !

Faut‐il redécouper ?

Face à de telles imperfections qui vont mécaniquement croître, quand faudra‐t‐il remodeler la carte électorale ? Réponse : quand ce sera le moment… politiquement. « La France est la seule démocratie au monde où il n’y a pas de disposition légale obligeant un redécoupage », constate Thomas Ehrhard. En 1986, une obligation de procéder à un redécoupage tous les deux recensements généraux de population avait été insérée dans l’article L.125 du code électoral. Elle a été abrogée en 2012 sans être remplacée par une disposition équivalente.

« Si on conserve le même nombre de sièges, on se retrouve à choisir quel biais on préfère pour les départements : leur accorder trop de sièges et les sur‐représenter ou pas assez et les sous‐représenter. »

Il serait pourtant possible de rendre la carte des circonscriptions moins inégalitaire. « Avec les contraintes actuelles et des algorithmes mathématiques, on pourrait repartir d’une carte vierge et réduire l’écart entre circonscriptions d’un même département à 1 ou 2 % », estime Thomas Ehrhard à la suite de ses travaux. Mais cette technique nécessiterait de faire fi du caractère historique des circonscriptions.

Pour le chercheur, le vrai problème réside dans le nombre de députés. « Depuis 1986, nous avons gagné 10 millions d’habitants et le nombre de sièges à l’Assemblée est resté le même », rappelle‐t‐il. Il pense que le seul moyen d’être plus égalitaire serait d’augmenter le nombre de sièges en parallèle de la population : « Si on conserve le même nombre de sièges, on se retrouve à choisir quel biais on préfère pour les départements : leur accorder trop de sièges et les sur‐représenter ou pas assez et les sous‐représenter. »

Ces dernières années, la tendance est plutôt à la baisse. En juillet 2017, au lendemain de son élection, Emmanuel Macron annonçait une réforme réduisant le nombre de parlementaires. L’objectif était de ramener le nombre de députés à un peu plus de 400 et d’injecter une dose de proportionnelle dans le scrutin. Le projet a été enterré. S’il devait resurgir, la question de la carte électorale sera à nouveau posée.

Redécoupage ou charcutage ?

Reste que tout redécoupage suscite de la méfiance. La pratique du « Gerrymandering » aux Etats‐Unis, ou du « charcutage électoral » en France est un découpage des circonscriptions électorales ayant pour objectif de donner l’avantage à un parti. « Cela marchait assez bien dans un système bipartisan comme ce fut le cas longtemps en France et encore aujourd’hui aux États‐Unis, rappelle Jacques Lévy. Mais avec l’évolution du paysage politique et la volatilité des votes, c’est bien plus compliqué. »

« Le dernier découpage n’a pas réellement avantagé un parti, il y a plutôt eu un rééquilibrage. »

« Aujourd’hui, un gouvernement en place préfère ne pas redécouper malgré les fortes disparités que pourrait entraîner l’évolution démocratique par crainte des violentes critiques politiques et médiatiques ainsi que leurs conséquences, explique Thomas Ehrhard. En 2008, le gouvernement Sarkozy qui s’est engagé dans ce long processus n’était pas plus vertueux que les autres. Il a simplement été obligé de redécouper les circonscriptions avec l’arrivée des Français de l’étranger. »

Nicolas Sarkozy charge alors Alain Marleix de remodeler la carte électorale. Dans le même temps, une commission de contrôle indépendante est mise en place comme défini à l’article 25 de la Constitution. En apparence, ce découpage est très centralisé, réalisé par le découpeur avec l’aide des préfets. « En réalité, le processus est finalement très décentralisé, constate le chercheur en science politique. Alain Marleix reçoit tous les députés sortants qui se sont mis d’accord entre eux par département pour proposer une nouvelle carte. » Vient ensuite la commission de contrôle et le Conseil constitutionnel qui ajustent la carte à la marge. « Le dernier découpage n’a pas réellement avantagé un parti, il y a plutôt eu un rééquilibrage », assure Thomas Ehrhard.

Si un découpage n’est jamais neutre d’arrières-pensées politiques, on ne peut pas dire que le dernier découpage ait vraiment eu pour conséquence de donner l’avantage à la droite, mais plutôt de manière localisée à certains députés sortants. Cela avait déjà été le cas en 1986, avec le redécoupage opéré par le « maître charcutier » Charles Pasqua, qui s’est retourné contre la droite. De quoi envisager sans crainte excessive l’élaboration d’une nouvelle carte électorale…

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Par Romain Bizeul

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