Des lendemains de l'explosion aux commémorations en passant par les procès et les manifestations pour la fermeture ou le maintien du site, le photographe Frédéric Scheiber a immortalisé chaque étape de la catastrophe d'AZF. Pour Mediacités, il retrace cet évènement dramatique en 20 photographies à l'occasion de la publication de son livre « AZF, après le 21 septembre 2001 ».
Vingt années ont passé à Toulouse depuis l’explosion de l’usine AZF. Une génération de Toulousains est partie, emportant avec elle ses témoins et sa mémoire. Une nouvelle génération est née, sans souvenir de cette journée noire. Comme elle, les néo‐Toulousains n’ont pas vécu ce drame – invisible pour peu que l’on ne s’y intéresse pas, et pourtant encore si palpable dans les esprits et les chairs de celles et ceux qui l’ont subi. Vingt années ont passé, mais les plaies ne sont pas cicatrisées. Si le marathon judiciaire a pris fin en 2019, les victimes – sinistrés et salariés – ne sont pas encore réconciliées. En témoignent les multiples lieux de mémoire disséminés entre le site de l’usine, le rond‐point du 21 septembre et la stèle de la route de Seysses. En témoigne aussi le cratère de l’explosion, laissé en jachère derrière une enceinte grillagée et une épaisse végétation.
Que s’est‐il passé depuis le 21 septembre 2001 ? De l’accident industriel au travail mémoriel actuel, Mediacités retrace ces vingt années en vingt photographies issues du travail au long cours que Frédéric Scheiber publie pour l’occasion dans son livre « AZF, après le 21 septembre 2001 ». Un travail que nous laissons en accès libre, pour contribuer à notre mesure à la mémoire collective de ce traumatisme.
Les faits
Vendredi 21 septembre 2001. Le temps est maussade, mais depuis 10h17, la météo est le cadet des soucis des Toulousains. L’usine chimique AZF – qui doit son nom à sa production d” AZote Fertilisants – vient d’exploser, provoquant un séisme d’une magnitude de 3,4 sur l’échelle de Richter. Un nuage d’ammoniac se forme, mais les fumeroles jaunes sont rapidement évacuées par le vent d’autan.
31 personnes viennent de mourir, dont 21 sur un site industriel devenu champs de ruine. Près de 2 500 blessés sont pris en charge par les secours le jour J. Ils sont plus de 20 000 à avoir consulté des services de soin les jours suivants. « Les mesures de sécurité civile et les périmètres de protection officiels ont montré leur insuffisance », analysent plusieurs universitaires dans un article publié par la revue Mappemonde en 2002.
« Tout le dispositif, d’ailleurs laxiste si l’on en juge par l’état de l’urbanisation autour du site, a été conçu dans l’hypothèse de fuites de produits chimiques, le cas d’une explosion n’étant pas envisagé, poursuivent‐ils. Or aucune sirène d’alerte n’a retenti, le réseau téléphonique dans son ensemble, saturé, a cessé de fonctionner au bout de vingt minutes (…) Les consignes contradictoires d’évacuation ou de confinement observées dans les établissements accueillant du public en disent long sur l’impréparation et la confusion des esprits. La faillite des mesures de protection civile est patente. »
Si les efforts de sécurisation des usines a permis d’éviter un effet domino plus désastreux encore, l’effet de souffle a brisé les fenêtres jusqu’à quatre kilomètres. Dans toute la ville, 30 000 logements sont détruits ou endommagés. Au total, les dégâts matériels sont estimés entre 1,5 et 2,3 milliards d’euros.
C’est dans les quartiers populaires que se situe la majorité des logements endommagés. « Plus de 40 % des logements sinistrés appartiennent au parc HLM, auxquels il convient d’ajouter diverses copropriétés dégradées jouant le rôle de logement social de fait. Alors qu’ils cumulent déjà les difficultés économiques et sociales, ces quartiers rencontrent davantage de difficultés pour faire face à la catastrophe que d’autres quartiers tout aussi sinistrés, mais socialement mieux positionnés (…) », résume la géographe Marion Cauhopé, dans un sous‐chapitre de sa thèse soutenue en 2011.
Des centres d’hébergement d’urgence sont mis en place pour répondre au millier de demandes de logement. 500 familles y sont hébergées au plus fort de la crise. Un mois après l’explosion, « entre 100 et 200 familles n’ont pas encore été relogées », selon un article du Monde du 30 octobre 2001. Une centaine de mobile homes sont installés à Saint‐Orens‐de‐Gameville et route de Launaguet, comme le relate à l’époque La Dépêche.
Les sinistrés se mobilisent
La stupeur passée, la société civile s’organise. Le 23, Frédéric Arrou et Isabelle Richard placardent des affiches dans leur quartier, à Papus : plusieurs centaines de riverains se réunissent le soir même pour discuter. La douleur laisse place à la colère. L’association des Sinistrés du 21 est lancée.
« J’ai passé le samedi et le dimanche à déblayer chez un copain, puis on s’est réuni à plusieurs dans le local du syndicat Solidaires, raconte Marcel Leroux, ingénieur dans l’aviation civile à l’époque. On a décidé de se rassembler au Capitole le mardi 25 septembre, car les pouvoirs publics ne faisaient rien. » Plusieurs milliers de personnes se réunissent face à la mairie de Toulouse. Le collectif « Plus jamais ça, ni ici ni ailleurs » voit le jour le soir même et appelle à une nouvelle manifestation le samedi 29.
« On était plusieurs dizaines de milliers dans la rue ce jour‐là. On est allé jusqu’à la rocade. On demandait la fermeture de l’usine, l’indemnisation des salariés et l’application de la loi de réquisition des logements vides pour reloger les sinistrés. Trois appartements l’ont été seulement », poursuit Marcel Leroux.
Les associations se mobilisent aussi pour faire pression sur les assureurs qui rechignent à avancer les fonds nécessaires aux réparations, comme le raconte alors Libération.
D’autres collectifs se concentrent sur les proches des victimes, comme l’association des familles endeuillées, présidée par Gérard Ratier, qui a perdu un fils dans la catastrophe, ou le comité de défense des victimes d’AZF de Guy Fourest.
Maintenir l’emploi
Particulièrement meurtris par la perte de leurs camarades de travail – 21 personnes sont mortes sur le site de l’usine – les salariés espèrent ne pas perdre leur emploi. Si la partie nord du site est totalement détruite, la partie sud pourrait, selon eux, être remise en activité. En mars 2002, les fédérations de la chimie CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC organisent une grande manifestation à Toulouse pour éviter, ainsi que le rapporte alors les Echos, « un sinistre social de grande ampleur », et demander « l’adoption de vraies mesures de prévention des risques industriels dans le respect des promesses » et le redémarrage rapide de la plate‐forme chimique (1 100 salariés).
Malgré cette mobilisation, les jeux sont faits. TotalFinaElf annonce la fermeture de l’usine Grande Paroisse AZF le 11 avril 2002. Le 1er juillet suivant, l’État annonce quant à lui la reprise des activités de la SNPE, un site Seveso voisin, et la réduction d’activité du pôle chimique. 960 emplois sont supprimés, dont les 450 salariés d’AZF et la centaine de sous‐traitants y travaillant.
En réaction, des salariés d’AZF se regroupent au sein de l’association AZF Mémoire et solidarité pour maintenir le lien entre eux et faire valoir leur position dans la bataille juridique qui s’annonce.
Les procès
Car après l’explosion, chacun s’interroge sur sa cause. Dès le 28 septembre, le procureur de la République Michel Breard annonce que la piste de l’accident est privilégiée « à 99 % ». La thèse de l’attentat semble exclue alors que tout le monde a encore en tête l’effondrement des Tours jumelles à New York, frappées par des terroristes le 11 septembre. Neuf salariés sont mis en examen pour non‐respect des règles de sécurité, mais le juge d’instruction Thierry Perriquet prononce un non‐lieu les concernant en novembre 2004. Après enquête, le rapport final conclut en 2006 qu’un mélange de DCCNa (un produit chloré) et de nitrate d’ammonium entreposé dans le hangar 221, est à l’origine de la détonation.
En 2007, la société Grande Paroisse, propriétaire de l’usine et filiale de Total, ainsi que Serge Biechlin, ex‐directeur du site sont renvoyés devant le tribunal correctionnel pour homicides et blessures involontaires.
Le premier procès s’ouvre le 23 février 2009. Les 50 000 pages du dossier, les 3 000 plaignants, les 2 000 parties civiles, les 50 avocats et 200 journalistes sont réunis dans la salle Jean‐Mermoz pour quatre mois d’audience filmés pour l’Histoire. La décision tombe le 19 novembre 2009 : le tribunal ordonne la relaxe générale des prévenus au bénéfice du doute. Le parquet fait appel.
Le deuxième procès se tient au même endroit à partir du 3 novembre 2011. La thèse de l’accident chimique est retenue. La cour d’appel reconnait coupable d’homicides involontaires Serge Biechlin, le 24 septembre 2012. L’ex‐directeur est condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis et 45 000 euros d’amende. Grande paroisse écope de 225 000 euros d’amende.
Malgré la satisfaction des parties civiles, le feuilleton judiciaire n’est pas terminé, car les prévenus se pourvoient en cassation.
Ces trois éprouvantes années pour les parties civiles ont donné lieu au documentaire « AZF : Parties civiles, parties privées », réalisé par l’agence SapiensSapiens et rendu ici disponible à l’occasion des vingt ans de l’explosion d’AZF.
Trois ans plus tard, la décision de la cour d’appel de Toulouse est cassée par la cour de cassation en raison de la proximité d’une magistrate avec les sinistrés. Un nouveau procès en appel a lieu à Paris du 24 janvier au 24 mai 2017.
L’ancien directeur et Grande paroisse sont à nouveau reconnus coupables de négligence et de manquement aux obligations de prudence. Serge Biechlin voit sa peine réduite à 15 mois de prison avec sursis. Leur ultime pourvoi en cassation est rejeté le 17 décembre 2019. C’est la fin du marathon judiciaire.
Mémoires irréconciliables
Cette décision de justice, l’ex‐directeur ne l’accepte toujours pas. À 76 ans, il participait ce mardi 21 septembre à la cérémonie sur le site de son ancienne usine. « La justice fait foi, mais elle ne peut pas savoir dans ce cas. L’État a dit que c’était un accident chimique qui venait de chez nous. Donc, c’est ce que ça a été. L’État doit dire se qui s’est passé à la SNPE. La justice n’a pas investigué alors que tous les salariés d’AZF ont été interrogés », martèle Serge Biechlin, ajoutant cette formule alambiquée : « Je sais ce qui ne s’est pas passé, et je ne sais pas ce qui s’est passé ».
Qualifié de « fusible » protégeant la direction de Total par les sinistrés, le septuagénaire refuse d’endosser le rôle : « Je ne suis pas le fusible de Total. Je suis le fusible de quelque chose qu’on saura expliquer dans quarante ans quand les archives seront ouvertes ». D’ici là, le directeur retraité aurait « souhaité une amélioration des relations » avec les associations de sinistrés, mais « tant qu’il n’y aura pas une vision commune », difficile de se réconcilier, reconnaît‐il lui‐même.
Car depuis vingt ans, les hommages ont lieu en des lieux dispersés. Cette année, à deux kilomètres d’AZF, une centaine de personnes s’est rassemblée au rond‐point du 21 septembre. Pas question pour ces associations de sinistrés et représentants syndicaux de côtoyer « les élus et les représentants et dirigeants de Total », accusés – pour ces derniers – d’avoir « renvoyé l’origine de l’explosion vers de fausses pistes, même les plus nauséabondes », rappelle Pauline Miranda, présidente de l’association des sinistrés du 21 septembre 2001. « Ce sont bien les manquements délibérés dans l’organisation de l’usine, notamment dans la procédure de traitement des déchets industriels du site et la généralisation de la sous‐traitance qui sont les causes avérées de l’explosion », poursuit‐elle.
Cette vérité, les sinistrés craignent de la voir mise à mal au fil des années. « On n’est pas moins nombreux pour les vingt ans que pour les dix, remarque Yves Gilbert, du collectif Plus jamais ça, ni ici ni ailleurs. Les gens pensent qu’on ne sait pas ce qui s’est passé. Total a instillé le doute et gagné la bataille de la mémoire. On est très loin de la réconciliation. Les salariés rendent hommage aux morts de l’usine. »
De fait, pour Jacques Mignard, le président de l’association AZF Mémoire et solidarité, l’ancien site industriel n’a pas vocation a commémorer « autre chose que l’usine ». Et si le parcours mémoriel installé par la mairie évoque aussi le procès AZF et la responsabilité de Total, c’est « à cause des pressions pour donner plus de place au sinistre », regrette‐t‐il. La réconciliation ? « Les ruptures créées en 2001 la rendent difficile. »
Il faudra encore des années pour apaiser les rancœurs. « Il y a eu un fossé, une incompréhension, des maladresses, mais il n’y a pas d’animosité individuelle ni de haine », veut croire Frédéric Arrou. Une semaine avant l’anniversaire, ce porte‐parole emblématique des sinistrés assistait à l’avant‐première du documentaire de Sandrine Mercier et Juan Hidalgo diffusé en quatre épisodes sur France TV. Il concluait alors avec espoir : « Aux États‐Unis, on devient majeur à 20 ans, je crois. Cette catastrophe majeure va le devenir aussi maintenant. Nous sommes sortis du débat judiciaire. Nous sommes sortis de la confrontation. D’anciens salariés d’AZF ont monté une pièce de théâtre. Il y a un livre de photos. Plusieurs publications. Des documentaires. Ce sont les pierres de base de la mémoire qui arrive. On n’était pas prêt pour la mémoire profonde. »
La liste des victimes du 21 septembre 2001
- Abderrasak Tahiri, 56 ans, chauffeur‐livreur à AZF.
- Alain Joseph, 46 ans, salarié d’AZF.
- Alain Laudereau, 45 ans, chauffeur routier décédé à AZF
- Alain Ramahefarinaivo, 30 ans, livreur décédé à AZF.
- Alain Ratier, 33 ans, salarié Otis décédé à AZF.
- André Mauzac, 51 ans, ingénieur chimiste à AZF.
- Arlette Teruel, 45 ans, secrétaire à AZF.
- Berbard Lacoste, 37 ans, sous‐traitant TMG à AZF.
- Christophe Esponde, 30 ans, employé d’EDF.
- Frédéric Bonnet, 27 ans, sous‐traitant Sclé à AZF.
- Gérard Coma, 58 ans, responsable de sécurité à AZF.
- Gilles Chenu, 51 ans, formateur à l’AFPA.
- Gilles Contremoulins, 32 ans, ingénieur d’exploitation à AZF.
- Guy Préaudat, 51 ans, menuisier décédé chez Brossette.
- Hassan Jandoubi, 35 ans, sous‐traitant à AZF.
- Huguette Amiel, 72 ans, retraitée, rue de l’Ukraine.
- Jacques Zeyen, 43 ans, agent de maîtrise à la SNPE.
- Jérôme Amiel, 29 ans, électro‐pompier à AZF.
- Louis Uribelarrea, 70 ans, retraité.
- Marguerite Vidallon, 93 ans, retraitée.
- Mathilde Sapy, 74 ans, retraitée.
- Michel Farré, 50 ans, chauffeur routier décédé à AZF.
- Mousthoupha Bourra, 24 ans, étudiant au lycée Gallieni.
- Nicole Pifféro, 49 ans, postière décédée chez Speedy.
- Philippe Boclé, 26 ans, sous‐traitant CTRA à AZF.
- Robert Delteil, sous‐traitant CTRA à AZF.
- Robert Marnac, 56 ans, contremaître adjoint à AZF.
- Robert Schmitt, 56 ans, agent de fabrication à AZF.
- Rodolphe Vitry, 28 ans, en entretien d’embauche à AZF.
- Serge Comenje, 50 ans, de l’équipe de sécurité à AZF.
- Thierry Le Doussal, 42 ans, ingénieur environnement à AZF.
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