Entre 2016 et 2020, Airbus s’est débattu dans une tentaculaire affaire de corruption qui s’est soldée par une amende record de 3,5 milliards d’euros à son encontre. En cause, les méthodes de son service commercial qui pendant 15 ans n’a pas hésité à distribuer d’importants pots‐de‐vin pour obtenir des contrats. En 2016, Mediapart avait par exemple révélé comment le géant européen de l’aéronautique était prêt à verser une commission occulte de 12 millions d’euros au premier ministre kazakh, pour faciliter la vente de 45 hélicoptères.
Mais au‐delà de ce volet judiciaire, l’affaire Airbus est aussi un énième chapitre de la guerre économique entre l’Europe et les États‐Unis. Pour ces derniers, la tentation était forte de faire d’une pierre deux coups en poursuivant Airbus au nom de la lutte contre la corruption, tout en déstabilisant le concurrent direct de l’avionneur américain Boeing. Le fleuron aéronautique européen aurait ainsi pu s’ajouter à la longue liste des entreprises françaises affaiblies par des procédures juridiques américaines extraterritoriales.
Comment Airbus a réagi pour atténuer les risques pesant sur le groupe ? Comment les autorités françaises sont intervenues pour garder le contrôle et préserver leurs intérêts stratégiques ? C’est cet enjeu de souveraineté nationale et européenne que les réalisateurs David Gendreau et Alexandre Leraître décortiquent dans leur documentaire sur La Bataille d’Airbus, disponible actuellement sur Arte. Mediacités a pu le visionner en avant‐première et s’entretenir avec ses auteurs.
À quoi fait référence la bataille d’Airbus, dont traite votre documentaire ?
Alexandre Leraître : C’est un dossier judiciaire sur les questions de corruption qui impliquent Airbus en tant qu’entité morale corruptrice. Sa particularité, c’est qu’il y a de nombreux enjeux de souveraineté et de guerre économique derrière cette lutte contre la corruption.
David Gendreau : Les Américains poursuivent les entreprises européennes pour corruption. Derrière ces poursuites, on soupçonne de la guerre économique. De nombreuses entreprises sont tombées, comme Alstom et Technip par exemple. Là pour une fois, Airbus et l’État français ont cherché à réagir.
Votre documentaire traite davantage de la souveraineté économique que des affaires de corruption au sein d’Airbus, que vous ne développez pas. Pourquoi ce choix ?
David Gendreau : Notre angle, c’est la guerre économique et la guerre judiciaire. On aborde la corruption, on ne la nie pas du tout. On parle des sommes en jeu et des techniques de corruption d’Airbus, mais c’est en arrière‐plan. Sur un sujet aussi compliqué, on devait choisir un angle et s’y tenir pour que les spectateurs ne soient pas perdus.
Alexandre Leraître : Le but du film est d’expliquer les mécanismes judiciaires et le contexte géopolitique qui les sous‐tend. L’enquête judiciaire a révélé en détails quels pays avaient bénéficié des pots‐de‐vin, et comment fonctionnait la corruption. On voulait plus éclairer le volet souveraineté et la potentielle ingérence étrangère.
David Gendreau : Airbus est la suite de notre documentaire sur Alstom qui portait sur la guerre économique. Nous avions montré que la France n’avait rien fait pour Alstom. Voire que certaines élites politiques étaient acquises à la cause américaine. Avec Airbus, on montre qu’il y a eu un changement de paradigme et qu’il y a eu des réactions.
Menacée de poursuites pour corruption, Airbus a décidé de lancer une « opération mains propres » en interne et s’est dénoncée en 2016 devant le bureau des fraudes britannique. Pourquoi Tom Enders, l’ancien PDG d’Airbus, a‑t‐il pris ce risque qui a été orchestré par John Harrison, le directeur juridique d’Airbus ?
Alexandre Leraître : Un ancien député américain Républicain et ex‐lobbyiste de Boeing a admis face caméra qu’il avait rencontré la CIA pour évoquer ces sujets de corruption chez Airbus. Nous avons aussi rencontré un lanceur d’alerte britannique qui travaillait chez Airbus et qui a vu le FBI à ce sujet. Nous pensons que les cadres dirigeants d’Airbus avaient anticipé les poursuites américaines. Ils ont choisi de s’auto‐dénoncer pour couper l’herbe sous le pied aux Américains. Si les États‐Unis avaient lancé une procédure en premier, il y avait un risque que l’amende soit plus forte, qu’Airbus n’ait plus accès au marché américain et qu’il y ait des transferts de documents. L’entreprise aurait pu être très fortement déstabilisée.
Pourquoi Airbus s’est-elle auto‐incriminée en Grande‐Bretagne, et non en France ou en Allemagne ?
David Gendreau : Quand Airbus s’auto-dénonce en janvier 2016, la loi Sapin 2 – qui permet la justice transactionnelle en France – n’existe pas encore. Elle arrive des mois plus tard (elle est promulguée en décembre, NDLR) et nous pensons qu’elle a été accélérée à cause de l’affaire Airbus. Parce que la justice transactionnelle n’était possible ni en France ni en Allemagne à cette date. Cette procédure anglo‐saxonne permet de négocier une amende sans qu’il n’y ait de procès. Les entreprises doivent certes s’auto-incriminer, apporter elles‐mêmes les preuves de leur faute, et payer une forte amende, mais elles évitent un procès qui peut durer vingt ans.
Comment cette loi a‑t‐elle permis à la France de renforcer sa souveraineté économique ?
Alexandre Leraître : Elle a permis de mener le gros de l’enquête en France et de collecter l’amende en 2020. Sur les 3,5 milliards, 2 milliards d’euros ont été récupérés par l’État français et non par le Trésor public américain. Cela a permis de protéger le patrimoine informationnel de l’entreprise : ses données, ses documents. Et de filtrer ce qui était transmis à l’étranger en appliquant la loi de blocage et en nommant un moniteur français dans Airbus (une personne chargée de veiller à ce que l’entreprise applique un programme de conformité, NDLR).
Le grand public n’en a pas conscience, mais Airbus est un groupe gigantesque. Il a été bâti pour prendre des parts de marchés au monopole américain dans le ciel, mais c’est aussi un pilier de la défense française et européenne. Il fabrique des missiles nucléaires, des avions et des hélicoptères de combat, de l’électronique de défense, des satellites… La crainte de transfert de documents était gigantesque. A raison.
À voir votre documentaire, cela semble être une crainte franco‐française, peu partagée par nos partenaires européens.
David Gendreau : On a beaucoup parlé dans le film de la position allemande pour essayer de la comprendre. Notre enquêtrice allemande a essayé pendant des mois d’interroger des gens sur ce sujet. Au‐delà des contraintes juridiques permettant ou pas à l’Allemagne de rentrer dans le dossier, l’Allemagne est extrêmement américanophile et ne voit pas leur intrusion comme une menace. Dans le dossier Airbus, nous avons eu un réflexe de souveraineté. L’Allemagne ne l’a pas du tout, car elle est très atlantiste.
Alexandre Leraître : L’Allemagne est très attachée au marché américain pour vendre ses BM. Merkel avait une peur bleue que Trump lui mette des barrières protectionnistes. C’est un calcul économique : le marché américain n’est pas négociable pour eux. Rien ne doit froisser l’allié américain qui, en plus, assure leur défense.
La lutte contre la corruption apparaît comme un combat sincère des Américains et en même temps comme un faux‐nez de leur impérialisme économique. Vous ne tranchez pas vraiment sur cette question. Est‐ce que l’affaire Airbus et la réaction française ont mis un stop à ce genre d’attaque ?
Alexandre Leraître : On ne peut pas entièrement séparer la lutte contre la corruption et l’impérialisme juridique des Américains et la prédation qui peut en découler. Ils sont sincères sur les questions de corruption. Ils ont un système plutôt efficace qui dissuade une entreprise de récidiver, car les mesures sont très contraignantes. Les Américains ont reconnu officiellement que les nouveaux standards français en matière de lutte contre la corruption étaient parmi les plus élevés. Donc, pour l’instant, pour répondre à votre question, oui, ça a stoppé l’hécatombe.
David Gendreau : L’extraterritorialité américaine a d’autres leviers à sa disposition. Comme nous l’avons abordé dans le documentaire, Airbus s’est fait pincer par les États‐Unis sur les lois régulant ses exportations d’armement. Et là, la France n’a pas réagi.
Depuis cette affaire, les résultats d’Airbus n’ont jamais été aussi élevés. Est‐ce que ça veut dire que les pratiques de corruption étaient contre‐productives et qu’elles ont été éradiquées, ou bien qu’elles ont été recyclées de manière alternative pour continuer à signer des contrats ?
David Gendreau : Je ne sais pas répondre à cette question, car je ne veux pas prendre un procès d’Airbus (rires). Mais ils sont tellement surveillés aujourd’hui… Cela frôle parfois l’absurde. La moindre bouteille de vin ne peut pas être offerte à un client, car cela serait considéré comme un pot‐de‐vin. Airbus avait‐elle besoin de la corruption ? Ils font de bons produits et savent les vendre.
Alexandre Leraître : Et puis, dans le même temps, il y a eu des crashs de Boeing 737 Max. Quelles que soient vos manœuvres d’espionnage et de déstabilisation économique contre un concurrent, si vos propres avions s’écrasent avec des passagers dedans, cela vous pénalise.
La fin de votre documentaire aborde les envies chinoises d’extraterritorialité. C’est encore une menace en l’air ou on y est déjà ?
David Gendreau : La Chine observe ce qui se passe et se dote d’armes juridiques offensives calquées sur celles des États‐Unis, et défensives, inspirées du modèle français. Les leviers concernent surtout les embargos et les contrôles d’exportations. Vu que leur puissance économique augmente, il faut s’attendre à ce que ça arrive.
Mais si cela arrive, nous avons les outils pour répondre à ces attaques contre notre souveraineté économique ?
David Gendreau : Pour des procédures de corruption, oui, mais pour celles concernant les embargos et les contrôles d’exportations, c’est plus compliqué. C’est aussi une décision de volonté politique. Pour Alstom, Technip et la BNP, il n’y a pas eu de réaction politique française. Pour Airbus, il y a eu une mobilisation, car c’est une entreprise très particulière. Mais rien ne dit que la volonté politique soit toujours là dans les prochaines années. Cela prend beaucoup d’énergie. Rien n’est acquis.
Alexandre Leraître : Une partie des magistrats du PNF qui ont travaillé sur le dossier Airbus sont déjà partis dans le privé, parfois dans des cabinets américains. Le PNF a 600 affaires à traiter et ils ne sont que vingt magistrats. L’affaire Airbus est‐elle un changement de culture ? Marque‐t‐elle une volonté de vouloir traiter ces dossiers ? Ou s’agissait-il seulement de donner le change, l’avenir le dira.
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