Christophe Itier, itinéraire d’un traître… fidèle à ses idées

Après avoir vainement tenté sa chance au PS, l'ex-directeur général de La Sauvegarde a trouvé sa voie auprès d’Emmanuel Macron, suscitant les accusations de traîtrise de ses anciens camarades. Dans cette enquête en deux volets, Mediacités revient sur le parcours singulier d'un homme politique avec qui Lille va devoir compter.

Christophe Itier
Christophe Itier lors de la présentation de l'« accélérateur d’innovation sociale » , le 18 janvier 2018. Photo : Thomas Padilla/MAXPP

A Lille, la politique n’a jamais été tendre envers Christophe Itier. En 22 ans de militantisme, l’ancien directeur général de La Sauvegarde du Nord, l’une des plus importantes associations de protection de l’enfance du département, n’a pas réussi à s’élever dans le PS lillois. Et il a échoué – contre toutes attentes – à devenir député En Marche ! sur la 1ere circonscription du Nord, alors que la vague Macron portait de parfaits inconnus à l’Assemblée. Il avait pourtant organisé très tôt le mouvement dans le département. Blessé dans son amour propre, l’homme a mis du temps à s’en remettre. Mais il est du genre persévérant. Consolé par un poste de quasi ministre – il a été nommé Haut‐commissaire à l’économie sociale et solidaire (ESS) par la grâce d’Emmanuel Macron -, il garde intactes ses ambitions locales.

« Au jour d’aujourd’hui, je ne suis pas candidat aux municipales à Lille, répondait‐il avec gourmandise à Mediacités début février. Mais ce que devient ce territoire est un enjeu pour notre mouvement. Or Martine Aubry a des positions clivantes et extrêmement violentes. Le temps n’est plus à çà. Je vais essayer de créer les conditions d’un rassemblement le plus large possible. » Difficile d’être plus clair sur les ambitions… Christophe Itier, pivot d’un rassemblement ? L’idée fait grincer des dents au PS où beaucoup le considèrent comme un traître doublé d’un opportuniste. De fait, dans sa course au pouvoir, le Haut‐ commissaire a souvent changé de monture et de mentor. Souvent très brutalement. Et ce, dès ses premiers pas dans l’arène politique que Mediacités a retracés méticuleusement.

Etape 1 : Ronchin et l’ami sacrifié

Etudiant en licence de maths‐info à Lille à la fin des années 1980, Christophe Itier se lie d’amitié avec un certain Jérôme Laignel, dont le père, Michel, n’est autre que le maire (PS) de Ronchin. Cette relation quasi‐fraternelle lui vaut d’obtenir son rond de serviette à la table familiale. Elle lui permet aussi de décrocher son premier job, en 1992. A l’issue d’un DEA d’économie industrielle et de management des ressources humaines, il se voit offrir un poste au service jeunesse de la mairie de Ronchin. Comme chargé de mission, puis comme directeur. Un joli coup de pouce.

Mais la reconnaissance a des limites. Ethiques, en l’occurrence. Michel Laignel est bientôt accusé de malversations par son propre directeur de cabinet, Serge Defosse. En cause, une subvention accordée à l’association qui employait la fille du maire, et un marché municipal passé avec l’entreprise de ses fils. Ces affaires vaudront à Michel Laignel d’être condamné pour prise illégale d’intérêts, faux et usage de faux en écriture publique. Dans cette bataille, Christophe Itier choisit le camp de Defosse, son chef direct et son premier mentor en rocardisme. Il ira jusqu’à tenter de convaincre Jérôme Laignel de jouer les Brutus.

Les années ont coulé mais la plaie reste vive pour l’intéressé. « De ce jour, je ne l’ai plus jamais vu, raconte Jérôme Laignel. Cette histoire a brisé la vie de mon père, qui a été exclu de la franc‐maçonnerie et du parti socialiste, ainsi que notre famille ». Christophe Itier, lui, affirme n’avoir joué aucun rôle dans cette histoire. Et assume la rupture avec son vieil ami. C’était « le prix à payer dans cette affaire », explique‐t‐il. Avant de se justifier aussitôt : « Quand vous avez vingt‐cinq ans et que vous découvrez des dérives plus que limite… »

Etape 2 : L’apparatchik rocardien du conseil régional

En 1997, Christophe Itier fait donc ses adieux à la mairie de Ronchin pour entrer au Conseil régional du Nord‐Pas‐de‐Calais. Umberto Battist, vice‐président à la santé, le recrute comme chargé de mission afin d’organiser des « Assises de la Santé » en 1999, puis de gérer les demandes de subventions des associations. Cette expérience permet au jeune Itier d’étoffer son carnet d’adresses dans le secteur sanitaire et social. Mais aussi de se former aux idées de Michel Rocard, le père de la « deuxième gauche », sous la houlette d’un maître à penser.

Umberto Battist est un rocardien de la première heure, implanté dans la région de Maubeuge. « Le rocardisme, nous explique‐t‐il, c’est un attachement au « parler vrai », au souci d’efficacité et de rigueur dans un monde associatif où cela est un gros mot, et cela tout en faisant preuve de créativité. » Cette définition semble tant coller à l’action du Haut‐commissaire à l’ESS qu’elle sonne comme un brevet de rocardisme.

Le vieux sage, qui a soutenu Manuel Valls à la dernière primaire, accorde d’ailleurs a posteriori un bon de sortie de la famille socialiste à son ancien protégé : « Je regrette que Christophe Itier soit parti du PS, avoue‐t‐il.  Mais je me refuse à porter des jugements sur ceux qui ont fait leurs preuves et qui ont estimé qu’ils ne pouvaient plus faire ce qu’ils souhaitaient à l’intérieur du parti ». De quoi mettre un peu de baume au coeur du transfuge qui ne cache pas son admiration pour Battist, qu’il qualifie de « dernier grand orateur du PS ». « Umberto Battist est un homme qui vous nourrit intellectuellement, confie Christophe Itier. Dans la moindre discussion, il vous offre une vision du monde dans laquelle le contrat est au cœur des politiques publiques, plutôt qu’une politique descendante ».

Ce rocardisme – tendance sociale libérale plus qu’autogestionnaire -, Christophe Itier va l’appliquer tout au long de sa carrière professionnelle. Notamment à La Sauvegarde du Nord, dont il devient directeur général (dans des conditions surprenantes sur lesquelles nous reviendrons). Ce poste stratégique lui donne l’occasion de travailler son influence au sein des réseaux socialistes et francs‐maçons lillois. Mais il éprouve plus de difficultés à progresser au sein de l’appareil du parti. Le militantisme de base ne semble pas pour lui…

Episode 3 – Le mauvais camarade de la section PS de Roubaix

En 2014, Christophe Itier est encarté au Parti socialiste à Roubaix. Le maire PS sortant, Pierre Dubois, vient d’être battu sur le fil par Guillaume Delbar (LR), dans une quadrangulaire. Lorsqu’il évoque Christophe Itier, Mehdi Massrour, le patron de la section socialiste locale, se souvient d’un homme « très influent » et, en même temps, d’un « militant dormant ». « Je n’ai jamais collé d’affiches ou tracté avec lui, raconte‐t‐il. Il est simplement venu une fois après les municipales pour nous traiter de minables. » A l’époque, Christophe Itier est proche de Renaud Tardy, ancien adjoint au maire de Roubaix qui avait envisagé un temps de mener une liste PS dissidente

Frédéric Tribalat, un vieux militant, renchérit : « Je ne le connais que de vue mais son attitude n’est pas très morale. Il joue les grands taiseux pendant la campagne et fait montre d’une grande agressivité quand les résultats sont connus. Il a demandé des têtes pour récupérer la section de Roubaix ». En vain. Mais ce mauvais camarade n’a pas encore renoncé au PS. Ce qu’il n’a pu obtenir par la base, il va essayer de le décrocher un an plus tard en tentant sa chance au sommet. En l’occurrence, auprès de la tête de liste PS aux élections régionales, Pierre de Saintignon. Une collaboration qui aboutira rapidement à une impasse.

Episode 4 – Le directeur de campagne déserteur

Attablé au « Président », sur la grande place de Lille, Pierre de Saintignon donne sa version des faits. Il raconte que Christophe Itier s’est porté volontaire par mail pour devenir son directeur de campagne. Puisqu’il était recommandé par les réseaux socialistes de La Sauvegarde du Nord, « PDS », comme on surnomme souvent l’homme de confiance de Martine Aubry, lui confie donc ce poste clef en avril 2015. Trois mois plus tard, c’est par mail également, que Christophe Itier annonce sa démission à son éphémère patron. Une désertion en rase campagne à cinq mois du scrutin.

Que s’est-il donc passé ? Après nous avoir dit, au téléphone, qu’il nous expliquerait « comment Christophe Itier s’est servi de [lui] », Pierre de Saintignon revoit ses intentions à la baisse durant l’entretien et épargne plutôt son ancien collaborateur : « La campagne menée contre moi au sein du PS a été trop violente, Itier ne l’a pas supporté. J’ai pu être gêné par son départ pour ce qui est de l’organisation de ma campagne. Mais mes collaborateurs sont libres de faire ce qu’ils veulent, je n’ai pas à leur en vouloir ». Il mettra toutefois quelques semaines à lui trouver un remplaçant.                   

La version de Christophe Itier diffère. Selon lui, Pierre de Saintignon l’a « convoqué en mairie » pour lui proposer le poste de directeur de sa campagne. « Je lui ai posé mes conditions, raconte‐t‐il. Je voulais rompre avec les pratiques politiques traditionnelles et qu’un tiers de la liste soit constituée de personnes issues de la société civile. Mais le congrès du PS de 2014, et un conflit très violent entre les aubrystes et les pro‐kanner [du nom de l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports Patrick Kanner], ont amené Pierre de Saintignon à revenir à une campagne classique. J’ai donc rendu mon tablier. »

Dans l’entourage de campagne de « PDS », on estime que Christophe Itier n’était pas armé pour faire face à un tel panier de crabes et que l’erreur de casting était évidente. En off, les critiques fusent. Et pas seulement contre le peu de travail qui aurait été abattu ou le retard occasionné par la démission surprise de Christophe Itier. Un ancien collaborateur de PDS attaque « un individu plutôt anti‐social, pas intéressé par les questions de solidarité, anti‐syndicaliste ». Pierre Mathiot, ancien directeur de Sciences Po Lille et proche d’Itier, en tire la morale suivante : « Christophe Itier était un amoureux transi du PS. Il voulait que le PS lui donne sa chance et lui se prenait des portes dans la figure. Il a eu besoin de sa « crise d’ado » auprès de PDS pour franchir le pas et sortir du PS ».

Episode 5 – Le traître par excellence

La prise de distance avec le Parti Socialiste se matérialise dès janvier 2016 avec le lancement du mouvement ReGénération qui vise à « rénover les pratiques politiques ». Une initiative dont il a pris la tête avec plusieurs personnalités de la société civile nordiste comme Pierre Mathiot, justement, ou Patrick Goldstein, patron du Samu 59. La rupture n’est toutefois consommée qu’en mai 2016, avant même la déclaration officielle de candidature d’Emmanuel Macron. La première réunion En Marche ! réunit une douzaine de personnes. Le futur référent du mouvement pour le Nord va jusqu’à accueillir des marcheurs dans les locaux de La Sauvegarde, comme le raconte le journal La Brique

La précocité de l’engagement de Christophe Itier lui vaut de rejoindre le « premier cercle » des soutiens macronistes. D’autant qu’il démontre des capacités d’organisation inexprimées jusqu’ici. De quoi susciter de la rancoeur chez beaucoup de socialistes lillois. A commencer par la première d’entre eux. « Martine Aubry n’aurait pas été si en colère si un autre que celui qu’elle considérait comme « le traître » avait porté les couleurs d’Emmanuel Macron », analyse Pierre Mathiot. Aux législatives, Christophe Itier a l’audace de se présenter contre le dauphin de la maire de Lille, François Lamy. Celui‐ci est balayé au premier tour alors qu’Itier arrive largement en tête, avec 17 points d’avance sur le candidat de la France insoumise, Adrien Quatennens.

On connaît la suite. Le ban et l’arrière ban du PS se rangent derrière le favori de Jean‐Luc Mélenchon qui l’emporte de 50 voix au second tour. Incroyable ! « A Lille, on a rarement vu quelqu’un qui se cassait la gueule en si peu de temps. En trois mois, il a réussi à crisper tout le monde avec son arrogance : au lendemain du premier tour, La Voix du Nord publiait une photo qui le montrait fanfaron, comme s’il avait déjà gagné. Perdre à Lille‐centre contre le petit jeune de la France Insoumise, fallait le faire ! » commente cruellement un observateur de la vie politique lilloise.

Episode 6 – Le Haut‐commissariat, un tremplin pour le Beffroi

Emmanuel Macron n’est pas un ingrat. A défaut d’accorder le portefeuille de ministre qui semblait promis à Christophe Itier en cas de victoire aux législatives, le président de la République lui attribue un sous‐maroquin de Haut‐commissaire à l’économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale. L’intitulé à rallonge est un peu compliqué à comprendre mais il autorise son titulaire à siéger au conseil des ministres. Christophe Itier n’hésite pas à user de cette stature nouvelle à l’occasion de ses fréquents retours dans le Nord. A ce poste, le haut‐commissaire a aussi la possibilité de mettre en œuvre à l’échelle du pays la « révolution entrepreneuriale » qui doit transformer les associations en entreprises. Une révolution dont il a élaboré et testé certains principes quand il était à la tête de La Sauvegarde du Nord et dont Mediacités fera le récit dans un second article (« La Sauvegarde, laboratoire social libéral de Christophe Itier ») à paraître le 16 mars. Les réformes envisagées offrent déjà à leur auteur une visibilité dont il est friand.

Le 18 janvier dernier, il lance en grande pompe son « accélérateur d’innovation sociale » dans la salle de réception du ministère de la transition écologique. L’oeil gourmand et fier, le maître de cérémonie contemple les nombreuses personnalités qui se succèdent au micro pour vanter le dispositif marketé sous l’appellation « #FrenchImpact ». Les discours de Nicolas Hulot, Jean‐Michel Blanquer, Julien Denormandie alternent avec les « pitchs » de startupers pleins d’assurance et d’optimisme, et celui de… Guillaume Delbar, le maire de Roubaix. Oui, celui‐là même dont la victoire aux municipales avait provoqué l’accès de colère d’Itier contre ses camarades de section.

Apparemment, l’ex-ennemi est devenu un ami. « L’échiquier politique a été rebattu », évacue Christophe Itier, lorsque nous le rencontrons quelques jours après la réception. La prise politique est en tout cas emblématique du « large rassemblement » que le Haut‐commissaire appelle de ses voeux à Lille. Reste à savoir combien de ses anciens amis du PS sont prêts à jeter la rancune à la rivière pour franchir, à leur tour, le Rubicond.

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Par Elsa Sabado

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