Rue Pierre‐Legrand, métro Marbrerie. Le carrefour résume à lui seul toutes les problématiques de Fives : d’un côté, des kebabs, une longue rue commerçante, des voitures en double‐file, des jeunes qui traînent… ; de l’autre, la rue André‐Ballet offre un tout autre visage, plus « propre ». Des arbres y ont été plantés récemment, quelques bancs installés et, sur les murs, des panneaux racontent l’histoire de Fives Cail Babcock (FCB), l’usine dont sont sortis des locomotives ou des rails de chemin de fer et qui a employé jusqu’à 6 000 ouvriers. C’est aussi le lieu où, en 1888, Pierre Degeyter a composé L’Internationale.
FCB est le symbole de la transformation de ce secteur cher à Martine Aubry, qui voit en Fives le quartier de demain. Dans cette petite rue aux larges trottoirs, entre deux mondes, on croise quelques‐uns des 800 étudiants en costume du lycée hôtelier qui a été installé dans les gigantesques anciennes halles industrielles. Pas de doute, Fives est en train de changer. Indice supplémentaire de cette métamorphose ? Début janvier, la Maison de l’environnement et des solidarités (MRES), jusqu’ici logée au centre de Lille, s’est installée à quelques encablures. Le quartier serait‐il en voie de gentrification ? « La gentrification, c’est un terme fourre‐tout, estime Alexandre Fauquette, chercheur en sociologie, qui vient d’achever une étude sur le quartier. A Fives, le processus est en cours mais le quartier reste populaire. »
Qu’en pense la municipalité ? Nous ne le saurons malheureusement pas. Car elle n’a pas jugé bon de donner suite à nos sollicitations, ni donner son accord à l’aménageur public, la Soreli, de nous parler. Sans doute ses représentants ont‐ils été échaudés par nos reportages sur Wazemmes ou Moulins ; à moins qu’ils aient eu peur d’être accusés de mettre dehors les populations les plus précaires… ce qui n’est pourtant pas le cas. A Fives, des populations très diverses se croisent… sans vraiment se rencontrer. Les tentatives de brassage sont pourtant nombreuses. L’une des plus connues ? La Cuisine commune. Un lieu expérimental mis à disposition des habitants, associations et acteurs économiques, situé au coeur de la Halle gourmande de FCB. Son objectif ? L’inclusion sociale.
« L’alimentation permet de proposer une offre qui correspond aux nouvelles populations tout en maintenant des populations précaires, poursuit Alexandre Fauquette. Mais, de façon implicite, à travers l’alimentation saine qui est promue, on veut voir partir les kebabs et une certaine population du quartier. » Ces deux derniers printemps et étés, la Friche Gourmande a constitué une autre initiative forte. L’idée est simple : installer des bancs et tables en plein air, devant la friche FCB, avec terrains de pétanque et baby‐foot, boissons et offre culinaire dans des food trucks. Un gros succès de fréquentation, pas de mélange. « Le premier soir, on a accueilli 2 089 personnes. On ne s’attendait pas autant de monde (…) mais il n’y avait que 10 à 15 % de Fivois », estime Guillaume Souloumiac, un des deux fondateurs du concept qui s’exportera à Marcq‐en‐Baroeul au printemps prochain. « Les gens ne venaient à Fives que pour la Friche, complète Perrine Leguay, du lieu d’exposition fivois la Sécu. C’était un genre de Saint‐So bis (ndlr : en référence à l’ancienne gare Saint‐Sauveur de Lille) alors que le quartier n’est pas dans cette dynamique. »
Bel essai, donc. Mais pas de quoi dynamiser le secteur puisque les visiteurs sont repartis une fois leur bière bue. C’est ce que regrette Aurélie, 37 ans, qui vit depuis 2014 à quelques centaines de mètres de là, rue Denis du Péage. « On va voir ce qui arrive, mais la Friche, c’était assez cher. » Avec son compagnon, elle a déménagé à Fives parce que c’était « financièrement abordable ». « Dans la rue, il y a de plus en plus de trentenaires qui s’installent et rénovent, poursuit‐elle. Ça se boboïse un peu ». Les maisons type 1930 aux façades en briques rouges et dotées de jardinets à l’arrière accueillent de plus en plus de familles avec des enfants en bas âge.
Les chiffres en attestent. Jusqu’en 2006, la croissance démographique était moindre à Fives qu’à Lille (+ 3,8% contre 8 % entre 1990 et 1999 ; + 1,25% contre 6,3 % entre 1999 et 2006). Depuis, la situation s’est totalement inversée. Fives est devenu le quartier lillois le plus dynamique avec une population en hausse de 10% entre 2008 et 2013 (à comparer aux + 2,92% de l’ensemble de Lille). Le prix moyen du mètre carré explique pour beaucoup cette tendance. A 2 300 euros, Fives se situe environ 700 euros sous la moyenne lilloise. Et les annonces immobilières, peu nombreuses, trouvent rapidement preneurs.
« Avant, il y avait beaucoup de jeunes qui traînaient, beaucoup de trafics, se souvient Martin Belin, de l’agence Immage immobilier. Mais il y a eu des efforts de la mairie. Et la présence de la police rassure les parents qui viennent visiter un appartement pour leur enfant étudiant. » Le retournement est spectaculaire quand on songe à la mauvaise réputation qui a longtemps collé à Fives… et qui lui colle encore un peu ! Fin septembre 2018, Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur de l’époque, se rend sur place. Fives a été identifié comme l’un des trente quartiers difficiles en France et le ministre annonce l’arrivée d’une trentaine de policiers supplémentaires dans le cadre du plan « reconquête républicaine » de la police de sécurité du quotidien.
L’évolution semble avoir été bénéfique. Beaucoup d’habitants soulignent spontanément un quartier plus calme, même si certains pensent que le problème du trafic de drogues a juste été déplacé. Il y a deux ans, Fives a aussi été marqué par les décès de Selom et Matisse, deux jeunes de 20 et 18 ans happés par un train alors qu’ils avaient pris la fuite en voyant arriver la police. L’affaire a fait grand bruit, provoquant colère des habitants et incompréhension des familles qui réclament toujours justice. L’image du quartier en a pâti. Sans remettre en question une mue toujours en cours.
Promoteurs et agents immobiliers misent sur l’image nouvelle du quartier. « On valorise les aménagements publics, comme Fives Cail Babcock, confirme Martin Belin. On espère que ça va attirer des nouvelles populations, des classes moyennes. C’est l’avenir. » Sur les annonces, on lit parfois « proche de FCB ». Le projet totem, futur éco‐quartier géant, fonctionne comme un élément de communication et d’attractivité. Sur le site de la mairie, la photo illustrant le quartier de Fives est celle de trentenaires profitant de la terrasse de la Friche Gourmande.
Derrière FCB, les secteurs du Mont de Terre et du Petit Maroc espèrent qu’ils ne seront pas les oubliés des rénovations. « On ne veut pas un nouveau quartier dans un quartier, prévient Jacqueline Jammes, présidente de l’association Mont de Terre – Petit Maroc et Fivoise depuis 1974. Fives doit être traité dans sa globalité. » A Mont de Terre, on trouve notamment la salle de concert du Splendid. Les Lillois l’atteignent en traversant le pont de Tournai sur lequel les embouteillages sont quotidiens aux heures de pointe. Les cheminées de la centrale à chaleur Résonor barrent le paysage. Malgré la conversion de l’ancienne usine de tabac Altadis en centre d’assemblage Decathlon des vélos Btwin, ce bout de Fives n’est pas vraiment mis en valeur par les pouvoirs publics. « Le chemin de fer et le périphérique restent des remparts et la qualité de l’air est mauvaise, avec la centrale de chauffe en plus, déplore Jacqueline Jammes. On met ici tout ce dont on ne veut pas. »
La municipalité porte ses efforts sur l’amélioration des liaisons entre Fives et le reste de Lille. Grâce, notamment, aux travaux du pont de Fives. « Petit à petit, on se retrouve à deux pas d’Euralille, se réjouit Patrick Poulain, directeur depuis dix‐huit ans de la galerie d’art La Sécu, rue Bourjembois. Aller vers le centre à pied ou à vélo est beaucoup plus agréable aujourd’hui. » Voisine de la médiathèque, La Sécu est un lieu bien identifié dans le quartier et situé non loin des équipements sportifs comme la piscine. Cela ne suffit pourtant pas à y attirer tous les Fivois. « Certains de nos voisins ne sont jamais entrés dans notre galerie, regrette Patrick Poulain. On ne peut pas les obliger à aimer la culture… »
Même constat de mixité compliquée à mettre en oeuvre, quelques mètres plus loin, au Théâtre Massenet : « Il y a beaucoup de misère ici, constate Jenny Bernardini, sa directrice. On tient à avoir tous les publics : notre place la moins chère est à 3 €. » Il n’empêche ! Il faut parfois aller chercher les publics éloignés de la culture en faisant du porte‐à‐porte, poursuit‐elle. Ou inviter les enfants Roms du quartier à entrer à La Sécu, ajoute le directeur Patrick Poulain. Car si les classes moyennes s’installent de plus en plus à Fives, les plus pauvres y résident encore. Près d’un Fivois sur trois (29,5%) vit sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage demeure très élevé (22%, soit 12 points de plus que la moyenne nationale) et touche particulièrement les jeunes (32%). On compte aussi 20 % des actifs Fivois au RSA contre 13% à Lille et 8% au niveau national
Gros point noir de Fives, l’ancienne Cité Lys, qui défrayait la chronique voici quelques années pour ses trafics de drogue, a été détruite pour laisser place à 25 logements neufs, 16 HLM et 9 maisons en accession aidée. Les 35 familles qui y vivaient ont été relogées avec l’aide de la mairie, même si certaines associations comme l’APU (Atelier populaire d’urbanisme) de Fives ont critiqué la façon de faire. « Les politiques font partir les classes populaires, juge le sociologue Antonio Delfini, membre fondateur de l’APU. Ils cherchent des solutions à l’extérieur alors que les gens sont porteurs de solutions pour que le quartier s’en sorte. »
Au bout de la rue Bourjembois, la place Pierre‐Degeyter concentre toute la diversité de Fives. Une statue, La Demoiselle de Fives, chère à la devise de « l’art pour tous » de la maire PS de Lille, trône sur cet espace entièrement rénové en 2007. Autour de la place, un café de quartier résiste et cohabite avec la Cantine verte, un lieu de restauration rapide plutôt destiné à une clientèle « bobo ». Le magasin Mega Fête a fermé ses portes en août, signe que le petit commerce, gros point faible de Fives, n’est pas au mieux… A une rue de là, le supermarché participatif SuperQuinquin réussit, lui, à attirer une population militante du « bien manger »
Les habitants de Fives attendaient beaucoup de la place Pierre‐Degeyter revisitée. Il a fallu patienter quelques années pour qu’elle s’anime. Un marché s’y tient tous les mardis après‐midi depuis avril 2015. Là, les populations se mêlent. « Je n’aurais jamais imaginé faire un jour le marché ici, s’amuse Marco, qui vend des produits italiens. C’est un quartier en complète mutation, qui vit de sa diversité. » De la place partent les deux grandes artères : la rue Pierre‐Legrand et la rue de Lannoy. A chaque bout, un supermarché, Carrefour et Leclerc. Pour l’ancien ministre de la Ville François Lamy, qui a vécu quatre ans rue Mirabeau, c’est là que se fait la mixité : « On trouve à Leclerc un rayon bio très développé et aussi des produits bon marché, observe‐t‐il. Mais il y a peu d’endroits où les populations se croisent à Fives. » Le sociologue Alexandre Fauquette tempère : « Au supermarché, on croise toutes les populations, mais pas dans les mêmes rayons ! Là où tous se mélangent, c’est dans le métro. »
Marbrerie, Fives, Caulier : Fives est très bien desservi par les arrêts de la ligne 1. Un atout de plus pour ceux qui s’y installent. Un argument de vente pour les agences immobilières. S’il est pratique, le quartier est surtout attachant pour toutes les populations, qu’elles soient anciennes ou nouvellement arrivées. Le tissu associatif local est dense et l’identité forte, avec un petit côté « insulaire » – sans doute dû aux barrières physiques que sont la voie de chemin de fer et la voie rapide urbaine – qui en fait un quartier à part, une espèce de village de 20 000 habitants. A Fives, on dit « aller à Lille » pour aller dans le centre. « Les gens se disent Fivois avant d’être Lillois, complète Jenny Bernardini, la directrice du Théâtre Massenet. On n’est pas complètement dans le « vivre ensemble », mais ça tient dans le « vivre à côté ». »
En remontant vers le Nord, on arrive à l’école Bara‐Cabanis. L’éco-école, plus exactement, puisqu’elle a obtenu le label international d’éducation au développement durable. « L’école publique est le vrai lieu de rencontres humaines et de brassage, analyse la directrice Nicole Taquet‐Leroy. Il y a toujours un public en difficulté mais il se fond dans l’ensemble. Les enfants prennent exemple sur d’autres. Il y a moins d’absentéisme, plus d’ambition. C’est l’avantage d’une mixité sociale réussie. » Plus loin dans la rue Cabanis, un petit chemin mène au Square des mères, entre le Centre social Mosaïque et la salle des Fêtes. C’est ici que répète, tous les lundis, l’harmonie de Lille Fives.
« Le quartier change, reconnaît Hervé Brisse, son chef. Mais à l’inverse d’autres quartiers lillois qui ont été réhabilités et où les gens se sont sentis exclus, Fives reste populaire au sens noble du terme. » Quartier attachant, Fives réussit peu à peu sa mue. Même s’il montre encore des signes de grande fragilité.
Merci beaucoup pour cet article. Il présente le quartier sous un jour équilibré et évite le sensationnalisme. Il serait intéressant de revenir sur le sujet dans quelques années, pour observer les évolutions à plus long terme. Un bémol cependant : l’école Bara‐Cabanis est très gentrifiée, et la » mixité sociale » y est factuellement bien plus faible que dans les autres établissements fivois, qui ne bénéficient hélas pas de la même exposition médiatique !
Un trés bon article , j ai habité lille.fives en 1970, c’était in quartier agréable, le redécouvrier par map m’a fait un grand plaisir.