Sans‐papiers à la dérive, prostituées, dealers : la face cachée de la friche Saint‐Sauveur

Au cœur de la ville de Lille, un terrain en jachère de 23 hectares abrite une dizaine d’exilés exposés à des conditions de vie déplorables. Sur cette friche délaissée par la municipalité, le trafic de drogue et la prostitution se sont enracinés.

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Vue de la friche Saint-Sauveur depuis la rue de Cambrai. Photo : Nicolas Lee/Encrage.

Il faut savoir où porter le regard pour déceler le bidonville situé en plein centre‐ville de la capitale des Flandres. Lorsque le métro sort de terre après la station Lille Grand Palais, l’immensité de l’ancienne gare de fret de la SNCF apparaît. Quelque 23 hectares de rails se sont effacés sous la végétation sauvage. Durant les quelques secondes que met la rame à longer la friche Saint‐Sauveur, les passagers peuvent parfois distinguer un peu de fumée qui s’élève d’un recoin. En contrebas, quelques cabanes serrées les unes aux autres et des silhouettes à peine visibles. C’est ici que s’est établi le « village », comme l’appellent les bénévoles des associations qui s’y rendent régulièrement.

Au lendemain de l’expulsion du squat « 5 étoiles », le 4 juin 2019, où étaient réfugiées environ 200 personnes sans papiers, la friche Saint‐Sauveur – qui doit faire l’objet d’un gigantesque aménagement d’ici quelques années – devient un refuge pour les migrants. Aujourd’hui encore, les nouveaux arrivants sont redirigés dans cet interstice urbain à l’abandon. « Lorsque je suis arrivé à Lille, je dormais dans des stations de métro ou des entrées de bâtiments », raconte Amadou*, 25 ans, arrivé en France en 2018 depuis un pays d’Afrique de l’ouest. Il erre dans la ville depuis quatre mois quand des travailleurs sociaux lui suggèrent, faute de mieux, de s’installer sur la friche.

« On m’a prévenu qu’il fallait faire attention aux personnes sur place », se souvient le jeune homme, qui y habite depuis. Sa « maison » ? Une cabane faite d’un assemblage de palettes en bois, de bâches plastique et de quelques plaques isolantes. Le tout est hautement inflammable. Les incendies se déclarent d’ailleurs régulièrement dans le bidonville à cause d’une technique utilisée par les habitants pour tenter de se réchauffer. « On fait brûler du charbon sur une assiette, explique Amadou, mais je fais toujours attention à ne pas m’endormir quand il est allumé. »

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Le “Village” de la friche Saint‐Sauveur une nuit d’hiver. L’atmosphère des cabanes est saturée de l’odeur du charbon que brûlent les exilés pour se chauffer. Les incendies se déclarent régulièrement sur le campement. Photo : Nicolas Lee/Encrage.

Les installations ne disposent ni d’un point d’eau ni de sanitaires. Ces conditions de vie ultraprécaires se manifestent jusque sur le corps du jeune homme. Amadou montre son avant‐bras, couvert de taches claires et de boutons à vif. « Il y a des insectes dans le lit qui me piquent la nuit », explique‐t‐il. Impossible de conserver des provisions dans sa cabane, infestée par les rats, comme en atteste son sac à dos rongé et percé de trous irréguliers.

Manque d’hébergements d’urgence

Une dizaine de personnes partagent le quotidien d’Amadou sur la friche Saint‐Sauveur. « À la différence de Calais ou de Grande‐Synthe, les personnes exilées présentes sur la métropole lilloise souhaitent rester en France, explique Orlane Marris, ancienne coordinatrice de l’association Utopia 56 à Lille. Elles doivent batailler avec des démarches administratives d’une grande complexité. Dans le pire des cas, les procédures peuvent prendre des années… et cela sans garantie de régularisation à terme. » Cette errance administrative, source d’une grande angoisse, vient s’ajouter aux problèmes médicaux et psychologiques des exilés. « Ils souffrent de dépression, de syndromes post‐traumatiques liés à leur parcours migratoire », résume Ophélie Blanquart coordinatrice de l’association Exod, qui propose un accompagnement juridique aux personnes exilées. 

C’est d’une même voix qu’Utopia 56 et Exod déplorent le manque d’hébergements d’urgence. « Le 115, c’est un numéro d’urgence ! Comme pour les pompiers, il faudrait qu’à chaque appel nous puissions proposer un hébergement. Ce n’est absolument pas le cas aujourd’hui », regrette Stéphane Routier, le directeur de la Coordination mobile d’accueil et d’orientation (CMAO). Sur les 300 appels quotidiens que reçoit sa structure sur la métropole lilloise, seuls trois aboutissent en moyenne à des propositions de mises à l’abri.

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Deux bénévoles de l’association Utopia 56 effectuent une maraude sur la friche Saint‐Sauveur pendant le premier confinement lié à la pandémie de Covid‐19. Photo : Nicolas Lee/Encrage.

Pour Stéphane Routier, le manque de places d’hébergement plus durables vient s’ajouter à la massification du sans‐abrisme en France – selon la fondation Abbé Pierre, il y aurait 300 000 sans‐abris en France en 2020 soit deux fois plus qu’en 2012. Les personnes sans‐domicile occupent les places réservées à l’urgence ce qui congestionne les dispositifs d’accueil. « Les personnes sans‐papiers cumulent aussi la difficulté de ne pas pouvoir bénéficier des solutions de logement à long terme en raison de leur statut administratif », précise‐t‐il. « La friche, c’est la manifestation d’un grave problème d’accueil et d’hébergement des exilés », résume la coordinatrice de l’association Exod.

Une passe pour une dose

Béatrice* est arrivée sur la friche Saint‐Sauveur en 2020. Toxicomane, elle est travailleuse du sexe dans le quartier du Vieux‐Lille. Peu à peu, cette femme de 39 ans laisse derrière elle son appartement pour venir s’installer définitivement sur le terrain vague. Elle dresse un portrait presque idyllique de ses débuts à Saint‐Sauveur. « Quand je suis arrivée, les gars [personnes sans‐papiers qui vivent sur la friche, ndlr] faisaient à manger pour tout le monde le soir, raconte‐t‐elle. Il y avait de la solidarité entre tous. Un village à l’intérieur de la ville… »

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Un exilé prépare un repas pour les habitants de la friche sur un “rocket stove” bricolé à partir de bouteilles de gaz par un bénévole. Photo : Nicolas Lee/Encrage.

Béatrice a été aux premières loges pour assister à la dégradation des conditions de vie de ses habitants. À l’abri des regards, l’endroit est surtout devenu idéal pour les dealers qui ont vite fait de transformer la friche en point de vente de cocaïne et d’héroïne. Les toxicomanes sont de plus en plus nombreux car ils peuvent consommer sur place. On y trouve aussi des femmes qui se prostituent sur les lieux. La plus jeune a 21 ans, la plus âgée 52. Béatrice raconte : « Un jour, une jeune travailleuse du sexe m’a dit : « C’est tellement plus simple de venir ici. On gagne des sous, on achète et on consomme au même endroit. » »

Certaines vendent leur corps au prix de la dose – soit entre 10 et 20 euros. D’autres mettent en gage leur carte bleue au début du mois. « Pendant trois ou quatre jours, elles consomment sur place et vont retirer [au distributeur] ce qu’elles doivent en sortant », poursuit Béatrice. L’histoire d’une travailleuse du sexe toxicomane de 25 ans l’a particulièrement marquée : « Elle est sortie de prison un matin à 8 heures. À 9 h 45, elle était déjà de retour sur la friche, raconte‐t‐elle. Elle n’a même pas pensé à aller voir son enfant avant de s’y rendre. »

« C’est un aspirateur, cet endroit. Une fois que tu es dedans, tu ne peux plus en sortir. »

La violence qui gangrène le « village » s’invite bientôt dans le couple de Béatrice. Son conjoint commence à la battre. Ces brutalités l’encouragent à s’éloigner de la friche après un an et demi sur place. « J’ai eu des côtes cassées et deux fois le nez fracturé », résume‐t‐elle en se pinçant les lèvres nerveusement. Béatrice aimerait croire que rien de tout cela ne lui serait arrivé si elle avait eu accès à un appartement loin de la drogue et de la misère du bidonville.

Début mai, un article de La Voix du Nord évoquait de l’esclavage sexuel sur le site sans parvenir, selon elle, à rendre tout à fait compte de l’engrenage lié à la toxicomanie. Un supplice ordinaire, décrit‐elle : « C’est la dépendance qui pousse à y retourner. C’est un aspirateur, cet endroit. Une fois que tu es dedans, tu ne peux plus en sortir. » À l’occasion de vengeances entre habitants de la friche, des cabanes partent en fumée et les bagarres éclatent.

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Lille, 12/03/2021 (Nicolas Lee/Encrage). Les incendies qui se déclarent fréquemment sur la friche ont noirci le mur qui sépare le “village” de la rue de Cambrai.

Pas étonnant, dès lors, qu’Amadou rêve de s’extraire un jour de l’endroit. Sa routine quotidienne se résume à se rendre à l’accueil de jour de la rue Barthélémy Delespaul pour y prendre une douche, déjeuner puis somnoler dans un fauteuil, avant de retourner s’enfermer aussitôt dans sa cabane. « Je ne veux pas être mêlé à tout ce qui se passe, glisse‐t‐il, le regard hagard. Je verrouille ma cabane, mais je dois toujours être prêt à sortir si un incendie se propage. » En général, observe‐t‐il, il ne ferme pas vraiment l’œil de la nuit.

*Les prénoms ont été changés pour protéger leur identité.

Voilà trois ans que j’ai découvert la friche Saint‐Sauveur lors d’un reportage consacré à une marche pour le climat. Sur les 23 hectares grignotés par la végétation folle, j’y découvre des réunions militantes mais aussi, à côté, des bidonvilles occupés par des personnes exilées. J’y suis ensuite régulièrement retourné pour aller à la rencontre de ses habitants très précaires et certains m’ont accordé leur confiance. Peu à peu, la dégradation de la situation sur place m’a empêché de pénétrer dans un camp devenu hostile et trop dangereux. C’est donc par le biais de mes anciens contacts que j’ai pu reconstituer la réalité de cette zone de non‐droit pourtant située au cœur d’une grande métropole.

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Par Nicolas Lee

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