Violences policières : le récit du gazage devant le bar L’Écart à Lille le 23 mars

À l’issue de la neuvième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, des manifestants étaient réunis au bar « L’Écart », à Lille. Entre gaz lacrymogènes, matraquages et plaquages au sol, l’intervention soudaine des forces de l’ordre a valu à au moins deux personnes, dont un élu municipal, un à deux jours d’incapacité de travail.

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Gazage policier et interpellations musclées devant le bar lillois L'Écart, après la manifestation contre les retraites du 23 mars. Photo montage: Léa Fournier

18h58, ce jeudi 23 mars. Un policier pulvérise un long jet de gaz lacrymogène à quelques centimètres du visage de plusieurs personnes devant L’Écart, un bar lillois situé à 500 mètres de la place de la République. Une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux ce week‐end et visionnée 145 000 fois montre la violence de la scène. L’incident a suscité de nombreux commentaires dans les jours suivants. Mais que s’est-il passé exactement ? Mediacités a reconstitué le fil des événements. Verres qui volent, coups de matraques, interpellations musclées… Après le premier jet de lacrymo, la situation s’envenime rapidement.

Quelques minutes plus tôt, l’ambiance est pourtant bon enfant, dans ce café à l’angle de la rue Jeanne d’Arc et de la rue Jean Bart. Une petite centaine de manifestants s’y détend après la journée de mobilisation contre la réforme des retraites. « On était posés en terrasse, c’était tranquille », raconte Joseph, 29 ans. Autour de 18h30, environ vingt policiers de la BAC (brigade anti‐criminalité) passent devant L’Écart et remontent la rue Jean Bart en direction de Sciences Po. « Il ne s’est rien passé, il n’y a pas eu d’insultes ni quoi que ce soit. »

« Une rixe de bar » avec un policier

Peu de temps après, des motards de la police nationale vont et viennent devant le bar. Cette fois‐ci, sous les huées des clients – visiblement agacés par leurs passages répétés. Jeanne*, 30 ans, est installée à l’intérieur, au comptoir. « J’ai vu un doigt se lever dans la foule, raconte‐t‐elle. Un des motards met le pied à terre immédiatement. Il fonce en direction de la porte. Le type qui a fait le doigt d’honneur se précipite au fond du bar. » Le policier, toujours casqué et sans numéro d’identification RIO visible, entre dans le commerce. Les témoins ayant assisté à son irruption dans le bar parlent de « surprise », de « brutalité », d’« agressivité » et de « violence ». 

Le motard essaie d’attraper l’homme qui s’est réfugié au fond de la salle. Les autres personnes à l’intérieur s’interposent. Hugo, 26 ans, sort des toilettes à ce moment‐là. « Le motard tire un gars par le bras. J’entends des bruits de verres qui se pètent, il pousse des tables et des chaises. C’est vraiment une rixe de bar. » L’agent affirme que l’homme lui a craché dessus. Parmi les quinze témoins interrogés pour cette enquête, personne n’a constaté de crachat.

« Le policier est furieux. Personne ne comprend ce qu’il fait là », se souvient Frédéric Louchart, conseiller municipal écologiste à la mairie de Lille. De l’extérieur, quelqu’un filme la scène. On voit sur cette vidéo le policier, très agité, saisir son gaz lacrymogène à deux mains, le porter à hauteur de visage et menacer des personnes présentes à l’intérieur. Ces dernières lèvent les mains en signe d’apaisement, essaient de le calmer. « Les gens se lèvent, lui disent que c’est une propriété privée et lui demandent de sortir. Avec plus ou moins de véhémence, parce que sa façon de faire à lui est extrêmement brutale », explique Frédéric Louchart. Le policier sort, après avoir menacé physiquement un autre client, en le poussant de façon appuyée avec sa main et en approchant son visage casqué de lui avec des mouvements brusques.

 

Des gaz lacrymos directement dans les yeux

La scène se poursuit devant l’entrée du bar. Un cordon d’une dizaine de policiers s’est rapproché. Sur le trottoir d’en face, des CRS sont postés. Les clients du bar les huent. Cette fois, les insultes fusent : « fumier ! », « connard ! » crie une femme dans la foule, sur la terrasse. Un échange musclé – et filmé – a alors lieu, entre un nouveau protagoniste, Antonin*, 33 ans, et le motard.

Frédéric Louchart se trouve aux premières loges de cette altercation, entre les deux hommes. « Le type dit au policier quelque chose comme “rentre chez toi !”. Je cherche à apaiser les choses… À dire au gars sur le porche de retourner à l’intérieur. Et à calmer le flic : pas la peine de monter sur ses grands chevaux pour une remarque puérile… » Sans succès. Le policier empoigne Antonin. Le représentant des forces de l’ordre est désormais épaulé par deux autres motards, qui attrapent eux aussi la veste de l’homme. Le troisième policier se saisit en même temps de son gaz lacrymogène et arrose « à bout portant » le visage de Frédéric et des autres personnes aux alentours.

Ce gazage vaudra au conseiller municipal une apparence de « crapaud ébouillanté » encore quatre jours après les faits. Il en résultera « deux jours d’ITT », comme le dénonce le communiqué des élu·es du groupe Lille Verte, qui déplore « un nouvel usage disproportionné de la force ».

La nuée de gaz brûlante se répand à l’intérieur du bar, les gens toussent, pleurent, cherchent à se rincer. Quant à la terrasse, elle se transforme en scène de « chaos », « indescriptible », déclare Frédéric Louchart. Au moins six personnes affirment avoir reçu du gaz lacrymogène directement à moins de vingt centimètres des yeux. Anja, 25 ans, fait partie des victimes : « Je ne pouvais plus rien voir pendant dix vraies minutes, je n’avais jamais vécu ça. J’ai vraiment cru que je n’allais jamais me sortir de ça, je n’arrivais plus à respirer. »

Deux interpellations, une troisième personne plaquée au sol

Les policiers extirpent Antonin de la cohue. Trois d’entre eux se mettent sur lui et l’immobilisent au sol. « Il ne les avait pas insultés, rien qui pouvait justifier cette violence », juge Frédéric Louchart.

Juste avant le gazage, Matthieu*, 25 ans, essaie de se rendre aux toilettes. Il reçoit un jet de lacrymo, se retrouve lui aussi aveuglé. Coup de sang. Il jette des verres au sol en direction de la police. Il est interpellé. Une de ses amies, inquiète, s’approche. Elle est violemment repoussée par les boucliers des CRS. Deux jeunes hommes viennent la chercher. Ils s’éloignent du cordon policier avec elle. L’un d’eux, Béranger, reçoit alors « des coups de matraque à la main et à la cuisse ». « Ils nous chargent sans sommation, pour nous faire reculer alors qu’on n’avance même pas vers eux », raconte le jeune homme de 27 ans. Sa main restera gonflée et difficile à utiliser pendant quatre jours. Les CRS « attrapent et tirent » l’autre garçon avant de lui asséner « plusieurs coups de matraque dans le dos », selon ses propres dires.

Plus loin et dans le même laps de temps, Pierrick*, 37 ans, essaie de s’écarter. « Ça sentait mauvais, les policiers devenaient menaçants, j’ai eu peur. J’étais plutôt de ceux qui calmaient les gens mais j’ai vu le carnage arriver à grand pas », déplore‐t‐il. Il s’éloigne dans la rue Jeanne d’Arc, en courant. « Là, des motards cagoulés m’ont pointé du doigt. On m’est tombé dessus : plaqué contre le mur puis au sol, clé de bras, menottes. » Après avoir été fouillé, il est relâché. La police n’a rien à lui reprocher. Pourtant, le bilan est douloureux : « La main en sang, de grosses douleurs à la hanche et aux genoux… J’étais vraiment mal physiquement. » Ce plaquage arbitraire et violent lui vaudra un jour d’ITT. « Je l’ai vécu comme de l’intimidation policière pure et simple… Ils voulaient faire peur », affirme‐t‐il, toujours choqué.

« Ce serait bien qu’ils apprennent à redescendre et à gérer le stress »

La police quitte le secteur au bout d’une demi‐heure, embarquant Antonin et Matthieu. Le premier sera placé en garde à vue pendant seize heures pour « outrage et rébellion », avant d’être libéré. Le second sera relâché au bout de vingt‐deux heures après un classement sans suite des faits.

Frédéric Louchart s’interroge : « Est‐ce que ça en valait vraiment la peine ? » Pour lui, les forces de l’ordre devraient « penser à désescalader plutôt que de vouloir jouer les gros bras ». « Ce serait bien qu’ils apprennent à redescendre et à gérer le stress, surtout quand ils sont à l’origine de la tension », précise l’élu qui indique qu’il va « probablement porter plainte ». Si tel est le cas, Pierrick souhaiterait lui emboîter le pas pour intenter une action collective, pour « la symbolique de ne pas se laisser faire ». Tous les deux ne se font cependant « aucune illusion ». « Il y a eu pas mal de précédents, avec des vidéos et des enregistrements à l’appui… J’ai le sentiment qu’il n’y aura pas de suite », exprime Frédéric Louchart.

Contactée, la préfecture n’a pas répondu aux huit questions précises (voir l’encadré En coulisses ci‐dessous) que nous lui avions posées. Elle se contente d’indiquer, comme elle l’a déjà dit à la Voix du Nord, que « cet événement est survenu en dehors du parcours de la manifestation, et ne relève pas d’une opération de maintien de l’ordre ». Elle affirme par ailleurs qu’Antonin « venait de cracher aux visages de fonctionnaires de police rue Jeanne‑d’Arc avant d’entrer au sein du bar L’Écart » et précise qu’il « a été interpellé à la sortie du bar alors qu’il outrageait à nouveau les policiers ». Contrairement aux témoignages que nous avons recueillis…

 

En quittant la manifestation à laquelle j’ai participé avec des ami•es, je me suis rendue à L’Écart pour boire un verre. Fatiguée et découragée par la légère bruine qui commençait à tomber, j’ai décidé de partir à 18h15. J’ai laissé mes ami•es dans une ambiance sympathique, tout le monde riait en terrasse. Quelques heures plus tard, mes copines m’ont transmis une photo de l’une d’elle, visage cramoisi par la lacrymo. Elles m’ont également rapporté que des personnes avaient reçu des coups de matraques. Surtout, j’ai reçu une vidéo choquante : des policiers qui gazaient à bout portant les personnes qui étaient installées paisiblement au bar moins d’une heure avant mon départ. Après avoir diffusé la vidéo, j’ai décidé d’enquêter pour Mediacités afin d’essayer de comprendre cette violence disproportionnée et soudaine.

Pour ce faire, il aurait été bon que la préfecture accepte de répondre à certaines questions restées sans réponse et que nous reproduisons ici :

  1. Pourquoi les motards de la police nationale se trouvaient‐ils devant L’Écart ce jeudi 23 mars ? 
  2. Pourquoi l’un d’entre eux est‐il rentré dans le bar ? En avait‐il le droit et pour quel motif ? 
  3. De nombreux témoins affirment avoir reçu du gaz lacrymogène droit dans les yeux et avoir été fortement aveuglés voire brûlés. Pourquoi les policiers ont‐ils gazé des personnes à 10 centimètres du visage et sans sommation ? 
  4. Les témoins et les vidéos dont nous disposons montrent qu’environ 30 policiers (dont une quinzaine de CRS et six motards) étaient présents suite au gazage.
    Pourquoi un tel déploiement des forces de l’ordre à proximité d’un bar ?
  5. Plusieurs personnes déclarent avoir reçu des coups de matraque, également sans sommation, alors qu’elles cherchaient à partir. Avez‐vous une explication ?
  6. Combien de personnes ont été interpellées et pour quels motifs ? Quelles charges, s’il y en a, ont été retenues contre elles ? 
  7. Les circonstances rendaient‐elles l’usage de la force absolument nécessaire au maintien de l’ordre public ? Si oui, en quoi ?
  8. Sur les vidéos, seul un motard dispose d’un RIO visible (1447818). Pourquoi les policiers n’étaient-ils pas identifiables ?

 

 

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Par Léa Fournier

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