Xavier Bertrand, un marché de masques passé dans l’urgence et de bien curieux intermédiaires

Un garde du corps du président des Hauts-de-France, un expert en sécurité proche d’Alexandre Benalla, un retraité du contre-espionnage, un ancien flic viré de la police pour trafic de voiture… Drôle de casting pour un scénario peu glorieux : comment grappiller un max d’argent public en profitant de la crise des masques ? Révélations.

XB et les masques
En mai 2020, en pleine crise du Covid, le conseil régional des Hauts-de-France passe une commande de 3 millions de masques pour 2,25 millions à la société AMG Pro, spécialisée dans la vente de matériel de sécurité pour la police. Un marché public qui a vu des intermédiaires s'octroyer en secret 600 000 euros. Photo-montage : Marthe Girveau.

«C’est pas très citoyen ce qu’on a fait. On est un peu des profiteurs de guerre quand même… » Le chef d’entreprise qui parle aujourd’hui s’en doutait un peu. Gagner de l’argent sur le dos d’une collectivité publique pressée de dégoter des masques pour faire face au Covid… « ça sentait pas très bon ». Mais lors de sa confession, notre homme se trouve encore quelques excuses : « la boîte risquait de couler » ; « il fallait trouver de la trésorerie en urgence »… De quoi compenser un peu la honte de s’être enrichi sur le dos du contribuable. Ici, 600 000 euros versés par le conseil régional, disparus dans les poches d’experts en sécurité pourtant peu qualifiés en protection… sanitaire.

L’affaire aurait pu en rester là si, en juin 2021, un élu régional RN n’avait pas repéré la chose et effectué un signalement au procureur de Lille au titre de l’article 40. D’après nos informations, la justice s’est emparée du dossier. Une enquête préliminaire est ouverte et la brigade financière aurait commencé ses auditions à l’automne dernier. 

Tout commence il y a trois ans. Nous sommes fin mars 2020. En France, c’est la crise dite des masques. L’Etat est incapable d’en fournir en nombre suffisant pour limiter la propagation du Covid 19. Au dernier étage de la tour lilloise du conseil régional des Hauts‐de‐France, le président Xavier Bertrand s’agite et flaire la bonne opportunité politique : si l’Etat n’a pas réussi à protéger la population, la Région, elle, le fera ! En double campagne – pour sa réélection à la tête des Hauts‐de‐France en juin 2021 et pour l’Elysée en avril 2022 -, Xavier Bertrand lance l’opération « un masque pour chacun ». Beau challenge quand on vise l’élection suprême.                                                  

Mi‐avril, la Région commande six millions de masques à Résilience, un groupement national réunissant des entreprises d’insertion. Hélas, en ce milieu du mois d’avril, le fil vient à manquer. Résilience ne réussit pas à honorer la commande à temps. « Nous avons livré au plus vite tous nos clients mais les défis étaient nombreux : difficulté d’accès à la matière première, formation des équipes à la confection textile, temps de certification des masques… », se remémore l’un des fondateurs de Résilience, qui a depuis lancé sa propre entreprise textile.

Un marché de 2,25 millions d’euros…

Le temps presse. Si Xavier Bertrand veut honorer sa promesse, il lui faut trouver un autre prestataire. Il active ses réseaux et enjoint ses collaborateurs à trouver une solution. Et ça marche ! Deux semaines plus tard, le 6 mai, la Région passe commande à AMG Pro, société spécialisée dans la vente de matériel de… sécurité pour la police : 3 000 000 de masques made in China au coût unitaire hors taxe de 0,75 centimes d’euros. Soit un total de 2 250 000 euros. Une véritable aubaine pour cette petite entreprise de Saint‐Ouen ! Pensez, cette seule commande équivaut à son chiffre d’affaires annuel.

Le tout sans appel d’offres ? « Dans des cas d’urgence impérieuse, l’acheteur public peut se passer de la mise en concurrence », explique un avocat d’affaires basé à Lille et spécialisé dans les contrats des collectivités. A condition, bien sûr, que cette urgence s’impose à l’acteur comme c’était le cas avec l’apparition du Covid. Bref, côté Région, on est dans les clous de la commande publique.

Facture d’ AMG Pro à la région C

Ce que ne spécifie pas la facture, c’est que la société AMG pro a d’ores et déjà prévu de reverser un tiers du montant de la commande à l’intermédiaire qui lui a permis de bénéficier de ce contrat juteux avec le conseil régional.

L’apporteur d’affaires en question, c’est Grégory Cordray, dirigeant d’une société de protection bien introduite dans les milieux politiques. Fondé en 2012, sa société ISN (International Security Network Division Protection) assure avec succès des missions de protection rapprochée de personnalités : dirigeants d’EDF, proches de Jeff Bezos en croisière en Croatie, stars du show‐biz… Cet expert en sécurité, à qui il arrivait d’échanger avec Alexandre Benalla avant sa disgrâce, protège aussi occasionnellement Xavier Bertrand. Comme en ce jour de victoire aux élections régionales le 27 juin 2021, en compagnie de son ami Éric Gavoille, garde du corps historique de Xavier Bertrand, devenu en 2016 chef de cabinet adjoint du président de Région.

Xavier Bertrand – Eric Gavoille
Xavier Bertrand à Saint‐Quentin lors de sa victoire aux élections régionales le 27 juin 2021. A droite sur la photo, Eric Gavoille, son garde du corps devenu chef de cabinet adjoint, accompagné de Grégory Cordray (à l’extrême droite).

Fin avril 2020, mis au courant par son ami Eric Gavoille des déboires de la région Hauts‐de‐France pour trouver des masques, Grégory Cordray passe un coup de fil à la petite entreprise AMG Pro. Le patron est un copain. Le deal est le suivant : je t’offre sur un plateau une commande de 3 millions de masques… en échange d’une (grosse) commission. « En clair, Grégory a monnayé 600 000 euros un numéro de téléphone à la Région », résume notre chef d’entreprise repenti.

… et une commission de 600 000 euros

Fin mai, la Région verse 2 373 750 euros à AMG Pro. Sans avoir vu le moindre bout de tissu. Chose exceptionnelle pour une commande publique, le paiement a lieu avant livraison. Le conseil régional savait‐il que sur cette somme, 600 000 euros finiraient par atterrir dans la poche d’un intermédiaire bien introduit ? « Absolument pas », nous a répondu le cabinet de Xavier Bertrand par l’intermédiaire de Yannis Moussaoui, conseiller du président. D’après la présidence, ni les services ni Xavier Bertrand, ni Eric Gavoille n’avaient connaissance de cet intermédiaire.

« Personne au conseil régional n’avait connaissance de l’existence d’une rétribution de M. Cordray »

« Les coordonnés d’AMG Pro ont été transmises à Eric Gavoille, alors chef adjoint de cabinet, par M. Grégory Cordray, mais personne au conseil régional n’avait connaissance de l’existence d’une rétribution de M. Cordray », nous a confirmé Audrey Demaretz, directrice générale des services (DGS) de la région Hauts‐de‐France. 

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Eric Gavoille (veste bleue) et Grégory Cordray (veste noire) filmés par BFM TV le 27 juin 2027, alors qu’ils accompagnaient Xavier Bertrand. Capture d’écran BFM TV.

Voilà qui tombe bien ! Car, comme le détaille notre avocat d’affaires lillois, « on ne peut pas rémunérer stricto sensu un apporteur d’affaires dans le droit public. Même en cas de non mise en concurrence. Si la Région est au courant de la rémunération d’un intermédiaire, le code de la commande publique impose de dissocier le fournisseur de la prestation de service ». En clair, il faut dans ce cas un contrat pour le fournisseur et un autre pour l’intermédiaire. Si l’on en croit la Région, personne n’était au courant au sein de l’institution. De ce fait, pas d’entorse à la légalité donc…

Et bénéficier d’une rétrocession de 30 % d’argent public pour avoir mis en contact une collectivité publique et une entreprise, est‐ce légal ? Eh bien oui ! Pas forcément très moral, mais légal.

« Dans le droit commun des affaires, il n’y a aucune difficulté à rémunérer un apporteur d’affaires, poursuit notre expert. On est dans la sphère privée. Une entreprise peut tout à fait décider de rétrocéder une partie de son gain à celui qui lui a apporté le marché. Comme pour un agent immobilier qui met en relation un vendeur et un acheteur. ». D’accord mais pour n’importe quel montant ? « C’est à discrétion des parties. Tout dépend de l’opportunité. 30 %, ça peut paraître élevé. Mais si l’intermédiaire est le seul à pouvoir assurer cette mise en relation, c’est possible. »

Dans le monde des affaires, il y a des « 06 » qui valent visiblement très chers. « C’est dégueulasse, mais c’est notre monde, lâche, fataliste, le fondateur du groupement textile Résilience. Quand le produit est rare, les contrats peuvent valoir très cher. Durant cette période, les gens fragiles étaient encore plus fragiles et les requins avaient les dents encore plus longues. »

Une société écran pour de curieux intermédiaires

Dont acte, alors ? Nous ne serions ici qu’en présence d’intermédiaires opportunistes ayant joué sur l’urgence de sauver une population en danger de mort… Une fable à la morale inconvenante mais juridiquement permise. Sauf que l’histoire ne s’arrête pas là. Pour ne pas voir apparaître son nom dans les comptes d’AMG Pro, Grégory Cordray fait appel à un autre « copain », dirigeant d’une PME beauvaisienne spécialisée dans la formation en sécurité. Pour lui servir de société‐écran. Et lui propose, en échange, une commission de 30 000 euros.

Facture V‐ AMG Pro C

Marché conclu ! Fin mai 2020, AMG Pro verse 600 000 euros à cette entreprise. Charge à elle de reverser les 570 000 euros restants à Grégory Cordray… qui en profite pour partager le gâteau avec trois proches pour une raison inconnue : son frère Guillaume, un dénommé Sébastien D., ancien de la DGSE, employé de l’entreprise de sécurité Fiducial, et Tony D., ancien policier de 49 ans, contraint de quitter sa fonction après avoir trempé dans un trafic de revente de voitures mises à la fourrière.

Contrat de retrocessioncionC
facture rectifiée C

Mais pourquoi donc l’apporteur d’affaires Grégory Cordray a‑t‐il sollicité une société écran ? A quoi bon vouloir gommer son nom d’une transaction qui n’avait rien d’illégale ? Voilà qui intrigue les enquêteurs. Pour éviter qu’on puisse établir un lien entre l’intermédiaire et la Région sur ce contrat ? « Peut‐être…, lâche notre avocat spécialisé. Car si quelqu’un à la Région a bénéficié d’un avantage de cette prestation, même non pécuniaire – comme se positionner pour une prestation future ou aider un ami – , alors là oui, c’est pénalement répréhensible. »

Sollicité par Médiacités en vue d’explications, Grégory Cordray n’a pas souhaité répondre. Mais l’homme a pris quelques dispositions. En supprimant opportunément le compte Facebook baptisé « Greg ISN » sur lequel figurait quelques‐unes de ses activités (voir, par exemple, la photo ci‐dessous). Heureusement, Mediacités avait effectué des captures d’écran.

GregoryCordray

Conséquence des bénéfices faciles engrangés dans cette histoire ? L’homme a désormais pris goût au commerce. En novembre 2022, l’expert en protection rapprochée a monté une entreprise de vente en ligne. « Vêtements, chapellerie, chaussures et accessoires non règlementés », précise le tribunal de commerce de Bobigny. Pour protéger les populations en cas de sécheresse inédite ? De nouvelle pandémie mondiale ? De conflit nucléaire ? Faire des affaires, c’est aussi savoir flairer les futures bonnes opportunités.


Mise à jour du 5 mai 2023 à 9h06

A la suite de notre publication, nous avons reçu le droit de réponse suivant que nous a adressé la directrice générale des services de la Région Hauts‐de‐France.

Droit de réponse de la région Hauts‐de‐France

« La Région Hauts‐de‐France regrette que vous n’ayez pas pris en compte l’intégralité des réponses transmises par mail en date du 28 avril 2023 à votre site d’informations.

Pour la parfaite information de vos lecteurs, dans le cadre de la crise COVID‐19 et face à la pénurie de masques, la Région est parvenue à faire l’acquisition de 41 964 682 masques. Ces achats ont été effectués auprès de 12 fournisseurs différents. Ces commandes ont fait l’objet de toute la transparence nécessaire à l’occasion de la publication d’un rapport détaillé présenté aux élus régionaux lors de la séance plénière du 24 septembre 2020.

Conformément aux règles de l’achat public en vigueur en cette période de pandémie mondiale justifiant une urgence impérieuse, la Région Hauts‐de‐France a notamment commandé auprès de la société AMG Pro 3 millions de masques chirurgicaux le 6 mai 2020 pour un montant de 2 250 000 HT. Les 3 millions de masques ont été livrés le 11 mai 2020, soit dans un délai de 5 jours en pleine période de pénurie.

Personne à la Région n’a eu connaissance de l’existence d’une rétribution à un intermédiaire. La société AMG pro n’a jamais informé la Région d’un versement d’une commission à un tiers. Compte tenu des informations publiées sur le site de Médiacités, la Région se réserve la possibilité d’engager toutes actions judiciaires appropriées visant à défendre ses intérêts. Elle va notamment saisir le procureur de la République afin de se constituer, le cas échéant, partie civile si l’enquête révélait que la Région a été lésée. »


La réponse de Mediacités

Mediacités s’étonne de l’accusation de ne pas avoir publié toutes les informations apportées par la Région à la suite de nos questions. Qu’on en juge : voici le texte du mail transmis par la directrice générale des services le 28 avril 2023.

« Monsieur,
Vous avez interpellé la Région au sujet d’une commande de masques. Dans le cadre de la crise COVID et face à la pénurie de masques, la Région a su faire l’acquisition de 41 964 682 masques auprès de 12 fournisseurs différents ainsi que l’atteste le rapport publié en séance plénière du 24 septembre 2020.

Les coordonnés d’AMG Pro ont été transmises à Eric Gavoille, alors chef adjoint de cabinet, par M. Grégory Cordray. Après élaboration d’une lettre de commande, AMG Pro a donc vendu au Conseil Régional 3 000 000 de masques pour un montant de 2 250 000€ HT. Personne au Conseil Régional n’avait connaissance de l’existence d’une rétribution de M. Cordray. Si les montants évoqués sont avérés, nous vous remercions de bien vouloir nous fournir les éléments en votre possession de façon à ce que le conseil Régional puisse interroger AMG Pro. »

Alors, certes, notre article ne mentionne pas « l’acquisition de 41 964 682 masques auprès de 12 fournisseurs différents » car notre article n’a jamais visé l’ensemble de la politique d’achat de masques de la Région mais une commande en particulier. En revanche nous relayons très précisément la réponse la plus importante de la Région indiquant que « personne au conseil régional n’a eu connaissance d’une rétribution à un intermédiaire ». Une phrase plus tôt, un échange avec un conseiller de Xavier Bertrand nous amenait déjà à écrire que « d’après la présidence, ni les services, ni Xavier Bertrand, ni Eric Gavoille n’avaient connaissance de cet intermédiaire. » Comment être plus clair ?

A la lecture de ce droit de réponse, nous sommes toutefois heureux d’apprendre, que, « compte tenu des informations publiées sur le site de Mediacités », la Région « va saisir le procureur de la République » pour y voir plus clair sur cette commission de 600 000 euros que nous révélons. Et qu’elle se réserve « le cas échéant, de se porter partie civile si l’enquête révélait que la Région a été lésée. » Mediacités, attaché à la bonne utilisation des deniers publics, ne peut que s’en féliciter.


Mise à jour du 18 mai 2023 à 9H50

A la suite de notre publication, nous avons reçu le 17 mai le droit de réponse suivant du cabinet d’avocats de la société AMG Pro.

Droit de réponse AMG Pro

Publié le

Modifié le

Temps de lecture : 10 minutes

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Par Alexandre Lenoir

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