Il est 5 heures, Corbas s’éveille. Du moins, sa zone industrielle. Là, au sud‐est de Lyon, dans la nuit noire, les phares des 35 tonnes éclairent l’entrée du marché de gros. A l’intérieur, on s’agite. Des cagettes de fruits et légumes arrivés de France, d’Espagne, d’Israël ou de Côte‑d’Ivoire remplissent les box et font l’objet de négociations entre grossistes depuis déjà plusieurs heures. Bienvenue au cœur du Rungis lyonnais.
Les chiffres donnent le tournis : 35 000 mètres carrés de surface, entre les deux interminables bâtiments de 300 et 350 mètres de long, et « le carreau des producteurs », vaste hangar destiné à accueillir 58 producteurs régionaux. A quelques encablures de la maison d’arrêt et à proximité immédiate de l’embranchement de l’A46, de l’A43 et de l’A7, transitent chaque année 300 000 tonnes de marchandises. C’est trois fois moins que son homologue de la région parisienne (un million de tonnes de fruits et de légumes), mais Corbas, où travaillent près de 600 personnes, reste le deuxième marché de gros de France. Et – c’est une exception [lire Encadré ci‐dessous] – le premier marché privé du pays, avec un chiffre d’affaires annuel de 300 millions d’euros.
59% de produits étrangers
Bonnet ajusté sur la tête et gants noirs, Véronique Leveau termine une cigarette et sa transaction. Intermédiaire – acheteuse et revendeuse –, elle se fournit en produits exotiques auprès des grossistes lyonnais. Les prix sont négociés de gré à gré. Ses emplettes seront destinées à des restaurateurs de toute la région. S’il est situé à moins de 15 kilomètres à vol d’oiseau de la place Bellecour, le marché de Corbas rayonne bien au‐delà de Lyon, sur plus de 35 départements… jusqu’au Doubs. « La moitié de nos clients sont des forains de marché, 32% des détaillants de magasins, épiceries et supermarchés de frais. Le reste se divise entre les semi‐grossistes, les métiers de bouche et la restauration », détaille Christian Berthe, à la tête de l’Association syndicale libre (ASL), la copropriété qui gère le marché de gros.
Acteurs méconnus de la chaîne agro‐alimentaire, les marchés de gros ne jouent pas moins un rôle essentiel. Leurs choix ont des conséquences sur ce que le consommateur retrouve dans son assiette. Selon l’interprofession Interfel, 40% des fruits et légumes frais sont distribués, en France, par les grossistes. Leur provenance est diverse. À Corbas, moins de la moitié des produits sont d’origine française (41% ; 14% de la région), 21% arrivent d’Espagne, 7% d’Italie et le reste du monde entier. Un modèle à rebours de la tendance actuelle du « locavorisme » et des circuits courts [lire plus bas] mais qui fait la fierté de Christian Berthe : « Cette diversité, c’est la principale caractéristique de notre métier ».
Jusqu’en 2006, le marché de Lyon était, comme tous les autres sites de France, classé « MIN » – « Marché d’intérêt national ». Créées après‐guerre, en 1953, ces structures devaient moderniser les circuits alimentaires et pallier les éventuelles pénuries de produits frais dans telle ou telle région. « À l’époque, on a bâti un véritable espace à l’intérieur duquel les marchandises devaient circuler et se répartir de manière rationnelle sur tout le territoire français », raconte Antoine Bernard de Raymond, sociologue à l’université Paris‐Dauphine et auteur d’une thèse sur l’activité économique du marché des fruits et légumes en France. La réforme a été portée par celle du train et l’idée de transports modernes. Raison pour laquelle on parle alors des « marchés‐gares ». »
Une idée préside à cette organisation : les consommateurs du Nord de la France doivent pouvoir s’offrir des abricots de la vallée du Rhône ou du Roussillon et ceux du Sud des endives du Pas‐de‐Calais. En 1961, le marché de Lyon déménage ainsi des quais Saint‐Antoine à Perrache avant d’être classé MIN. Une société d’économie mixte, la Sogely, détenue à 51% par le Grand Lyon, en assurera le contrôle.
Mais voilà ! Conçus comme des acteurs modernes dans les années 1950, les marchés de gros sont rapidement écrasés par la grande distribution. « Dès la fin des années 1970, les circuits hors‐marché apparaissent. Les enseignes de la grande distribution contractualisent directement avec les producteurs », souligne à son tour Pierre Naves, auteur d’une thèse intitulée Une sociologie du gouvernement de la filière fruits et légumes. Exit les grossistes ? Comme d’autres, le marché de Perrache se retrouve relégué au second plan. « Le MIN va alors jouer un autre rôle, entretenir une variété et un dynamisme commercial dans les centres‐villes, les marchés de plein vent et les commerçants spécialisés, qui, eux, dépendent toujours des marchés de gros », précise le chercheur.
L’ex‐marché de gros de Perrache. Photos : J.Pain/Singulier.
Réinvention rime avec privatisation
Ce ne sera pas suffisant. En trente ans, nombre de petits commerces ferment boutique face à la grande distribution. Et au tournant des années 2000, les MIN traversent une époque charnière. « Il faut alors se réinventer, soit en termes d’offre de produits, soit en termes de modèle économique », expose Pierre Naves. A Lyon, réinvention rime avec privatisation. Défendu par le président du Grand Lyon et porté par un petit groupe de grossistes désireux de s’étendre, le projet passe par de nouvelles infrastructures.
« Nous avions besoin de projeter nos entreprises à dix ou quinze ans, or les perspectives d’évolution n’étaient pas possibles à Perrache », se souvient Eric Pelloux, gérant de Frutas Sanchez, l’un des principaux grossistes de Lyon‐Corbas. « Aujourd’hui, ma société possède plusieurs cases, soit près de 2000 mètres carrés de surface. C’est presque deux fois plus qu’à Perrache, poursuit‐il. Autre intérêt : on devenait propriétaires de nos murs, plutôt que de payer un loyer chaque mois au Grand Lyon. » Du côté de la communauté urbaine, le déménagement du marché de gros présente l’avantage de libérer de l’espace et des terrains constructibles sur la presqu’île alors que se dessine le quartier de la Confluence.
Concentration, croissance… En posant ses cagettes à Corbas, le marché de Lyon change d’ère et de dimension. « Nous comptons moins d’opérateurs qu’à Perrache, mais plus de volume. Dans le deuxième arrondissement, les camions de plus de 19 tonnes ne pouvaient pas circuler dans les allées. Ici, nous avons pu grossir et nous étendre, se félicite Christian Berthe, en se promenant entre les dernières livraisons de pommes et de framboises. Nous avons aussi drainé une nouvelle clientèle. » C’est l’une des conséquences de l’ouverture du nouveau marché. Plus grand, plus gros, il porte ombrage à ceux de Saint‐Etienne ou de Grenoble. « Avant j’achetais à Saint‐Etienne, mais le marché de gros y est tout petit », raconte un primeur installé à Roanne, croisé ce matin‐là à Corbas.
« On transfère, on ne gère plus. C’est la logique libérale. »
Derrière l’opération Lyon‐Corbas, Willy Plazzi voit le sceau de Gérard Collomb. Cet élu communiste de Saint‐Priest, président de la Sogely de 2001 à 2006, s’était farouchement opposé à la privatisation du marché de gros. « La position de Gérard Collomb, alors à la tête du Grand Lyon, a toujours été constante : comme pour Décines et le nouveau stade de l’OL, on s’engage dans des opérations importantes de plusieurs dizaines de millions d’euros, mais on le fait avec des investisseurs privés. La puissance publique met au service de ces grands chantiers ses compétences dans l’aménagement, la voirie, l’électricité, puis elle s’efface. On transfère, on ne gère plus. C’est la logique libérale », ironise‐t‐il.
Avant d’aboutir au décret de déclassement du MIN en décembre 2006, les débats se sont étirés sous trois présidences du Grand Lyon, de Michel Noir à la fin des années 1990 jusqu’à Gérard Collomb. Unanimes sur la nécessité du déménagement et de l’agrandissement, les élus étaient beaucoup plus nuancés sur le désengagement de la collectivité d’un acteur stratégique de l’alimentation locale. « C’étaient des règles et un cadre législatif d’un autre âge », avance Denis Broliquier, maire (divers droite) du deuxième arrondissement, où était implanté l’ancien marché‐gare.
Une majorité pousse pour un retrait du Grand Lyon. Seuls les communistes et quelques écologistes s’y opposent et prônent un transfert public du marché. « C’était une question de principe, pour essayer de garder la main sur la sécurité alimentaire. C’était aussi défendre l’idée d’une certaine égalité, entre les grossistes notamment », justifie Willy Plazzi. « S’il faut améliorer les conditions de travail des négociants (…), nous nous interrogeons sur les éventuelles conséquences du choix d’un financement privé, interpellait en 2003 l’écologiste Fawzi Benarbia, élu de Villeurbanne, en s’adressant à Gérard Collomb. Les petits producteurs y conserveront‐ils une place ? La concurrence y restera‐t‐elle loyale ? »
De 74 à 22 grossistes
La suite semble avoir confirmé ces craintes. De Perrache à Corbas, « les petits » ont été sortis du jeu. De 74 grossistes en 2009, le marché de gros n’en compte aujourd’hui plus que 22. « Ceux qui sont restés dans la course étaient modernes dans leur état d’esprit et dans leurs techniques », pense Denis Broliquier. Autres disparus : les vendeurs de fleurs et de poissons, déjà peu nombreux et modestes, qui n’ont pas suivi le mouvement. Par choix souvent, contre leur gré parfois. Plusieurs s’étaient insurgés dans la presse, au moment du déménagement, déclarant avoir été évincés ou jugés trop encombrants pour le futur marché. Christian Berthe s’inscrit en faux : « Tout le monde a pu déménager. Ceux qui avaient un projet l’ont fait, d’autres ont préféré partir à la retraite. Personne n’a été laissé de côté ». Reste que le nombre d’acteurs a bien été divisé par trois.
Pour un grossiste, le ticket pour Corbas s’élevait entre 600 000 et 800 000 euros. « Du fait des impératifs techniques et financiers liés aux lieux, il fallait prendre au moins 500 mètres carrés, la taille d’un carreau, justifie Christian Berthe. Cette superficie résultait de nos besoins, de nos réflexions et de nos envies. » Le Grand Lyon consent un (sérieux) coup de pouce en mobilisant une enveloppe de 12,4 millions d’euros pour dédommager les grossistes de la fin du droit d’exercer une activité au marché‐gare. A l’époque, un autre écologiste, le lyonnais Etienne Tête, se scandalise du « jackpot » empoché pour un préjudice selon lui inexistant : « Il y a à peu près une cinquantaine de personnes pour se répartir 12,4 millions d’euros. Cela représente entre 250 à 260 000 euros chacun ». Christian Berthe en bondit encore et rejette le terme « d’indemnisation ». « Ce n’était pas un cadeau, c’était le remboursement de la somme versée par les opérateurs à la création du MIN, défend‐il. Soit 50 000 francs par case en 1961. Ramené en 2009, cela faisait 70 000 euros. »
« C’est l’ultra concurrence ! C’est ce qui rend notre site attractif »
Il n’empêche. Le cocktail déménagement‐privatisation opère un tri drastique parmi les grossistes. Le prix de la survie selon les professionnels du nouveau marché. « C’est l’ultra concurrence ici ! C’est ce qui rend notre site attractif », vante Eric Pelloux, le gérant de Frutas Sanchez, qui embauche 20 salariés à Corbas. « La pression à la concentration est forte, observe Antoine Bernard de Raymond. Un grossiste doit aujourd’hui pouvoir offrir une gamme de services diversifiés, comprendre une activité de livraison, des camions. Tout cela engendre des coûts. »
Premier marché privé de France, Corbas se confronte désormais aux nouvelles tendances alimentaires. « Entre producteurs et consommateurs, le lien s’était relâché sous l’effet de la grande distribution. Depuis le début des années 2000, les modalités de ventes se diversifient et les circuits courts sont en forte croissance », observe Yuna Chiffoleau, directrice de recherche à l’Inra spécialisée dans l’étude des circuits courts. Amap, plateformes d’achats en ligne comme « la Ruche qui dit oui » : 42% des ménages consomment, au moins de manière occasionnelle, des produits issus des circuits courts selon une enquête menée en 2013.
Face à ces nouveaux canaux de distribution, les opérateurs du marché de gros se retrouvent divisés sur l’attitude à adopter. « Les Amap, c’est une philosophie, ce n’est pas un système économique. C’est comme le bio. Nous ne sommes pas en concurrence. Tant mieux si des personnes ont des moyens pour aider à un maintien de cette diversité », minimise Christian Berthe. D’autres, au contraire, s’emparent de ces nouveaux questionnements. A la faveur de l’agrandissement des surfaces de vente, trois grossistes proposent ainsi une part de produits bios parmi leurs marchandises. Elle reste néanmoins très modeste rapportée aux ventes totales.
Eric Pelloux (Frutas Sanchez), par exemple, réalise 11% de son chiffre d’affaire avec des fruits et légumes biologiques. Un chiffre qu’il souhaite doubler dans les cinq années à venir. « Dans un carreau à part, nous proposons des pommes de Haute‐Savoie et des kiwis d’Ardèche, présente‐t‐il. Nous revenons sur des valeurs de proximité alors qu’historiquement, on s’est concentré sur des produits étrangers. » Cette stratégie lui permet de travailler avec de nouveaux fournisseurs et clients : « Des magasins bio, des sites spécialisés sur Internet mais aussi les collectivités qui veulent intégrer 20% de bio dans les cantines d’ici à 2022 ».
Une telle démarche reste toutefois marginale parmi les grossistes. Elle est aussi critiquée par les acteurs historiques des circuits courts. « C’est de l’opportunisme. Ils [les grossistes] vont privilégier le bio intensif qui vient d’Espagne avec les mêmes travers que l’agriculture intensive classique. Résultat, cela casse les prix et encourage le bio de mauvaise qualité, hors‐sol et sans qualité nutritive », dénonce Amélie Charvériat, coordinatrice du réseau Amap d’Auvergne-Rhône-Alpes.
« Le principe des MIN a reposé sur la normalisation des produits, leurs apparences, leurs calibres. Pour que les transactions soient possibles, il fallait les rendre comparables. Aujourd’hui, la standardisation est questionnée, voire reprochée, par les consommateurs », résume le chercheur Pierre Naves. S’adapter aux nouvelles habitudes ? Continuer à livrer bataille avec les grandes surfaces qui possèdent leurs propres circuits de distribution ? « Les locavores ne sont pas un danger pour nous, veut croire le grossiste Eric Pelloux. Les consommateurs auront toujours envie d’oranges parce qu’ils ont été habitués à en manger. » Et comme les monts du Lyonnais ne sont pas près d’être couverts d’orangers…
Après Lyon, Lille ? |
Privatisé en 2006 par décret, le Marché d’intérêt national de Lyon fut le premier en France à avoir fait l’objet d’un tel déclassement, aboutissant à son déménagement à Corbas en 2009. Et pour l’instant l’unique. Sa privatisation fait aujourd’hui jurisprudence et inspire d’autres sites en France : en avril 2017, le MIN de Lille a ainsi pris la décision de franchir le pas à son tour. L’accord de la Métropole européenne de Lille donné, la procédure pourrait aboutir d’ici un an. |
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