En pyjama sur son balcon, Martine De Pauli se réveille ce matin de décembre au milieu d’un village fantôme, dans le quartier des Razes en contrebas de la commune de Feyzin. Autour d’elle, la vingtaine de maisons du lotissement des Mariniers attendent le coup de grâce. La plupart sont déjà éventrées, portes et fenêtres retirées. La végétation a commencé à grignoter quelques façades. Des grillages interdisent l’accès aux curieux qui s’aventureraient ici. Seule une vieille balançoire rouillée rappelle qu’il y a encore peu de temps, des familles vivaient là.
Aujourd’hui, Martine est la dernière à rester sur place. Ses ultimes voisins sont partis il y a deux semaines. « C’est un peu lugubre de vivre au milieu de ces maisons trouées », admet la quinquagénaire. Elle aussi s’apprête à boucler ses valises. Cette employée de mairie devrait vendre son logement au mois de mai, après vingt‐deux ans de vie sur place. Direction le nord Ardèche. Bien loin du brouhaha de l’autoroute A7 toute proche et des hautes cheminées de la raffinerie Total qui surgissent au‐dessus des bâtiments voisins.
Pollutions : les bons et mauvais élèves de la vallée de la chimie
Suites de l’explosion d’AZF
Jadis, le lotissement des Mariniers fut construit par la Compagnie nationale du Rhône (CNR) pour y loger ses employés. Une partie a ensuite été vendue à des particuliers. Mais, pour les habitants, le point de départ de l’exode date de 2016. Cette année‐là, les services de l’Etat, les industriels et les collectivités locales finalisent le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) de la vallée de la chimie. Ce document, créé à la suite de la meurtrière explosion de l’usine AZF de Toulouse en 2001, est obligatoire pour les secteurs situés autour de sites industriels classés Seveso seuil haut. La vallée de la chimie en compte une dizaine, dont la raffinerie.
Accouché après sept ans de travail et d’âpres négociations avec les industriels, ce plan organise la cohabitation des usines et des riverains. Parfois avec des mesures spectaculaires. Sur l’île de la Chèvre, située en face de la raffinerie, toute activité humaine est désormais interdite et les entreprises installées sur place sont en cours d’expropriation. Non sans frictions : si le pépiniériste Domaine de Chapelan est sur le point de déménager vers un nouveau site, l’industriel Plymouth, spécialisé dans la transformation de plastique et de caoutchouc, se livre depuis des années à un bras de fer avec les pouvoirs publics.
5 400 logements impactés
Pour les habitants de la vallée de la chimie, répartis sur dix communes, le PPRT se traduit surtout par une carte dessinant plusieurs zones en fonction de l’importance des risques diagnostiqués (incendie, explosion, émissions de produits toxiques…). Au total, plus de 5 400 logements sont concernés par le plan de prévention des risques technologiques de la vallée de la chimie. Un record par rapport aux équivalents créés ailleurs en France, qui s’explique par la forte urbanisation du territoire rhodanien. A Feyzin, Saint‐Fons, Irigny ou Pierre‐Bénite, les anciens pavillons ouvriers et les immeubles s’entrelacent avec les usines, les voies de fret ferroviaire et les réseaux de pipe‐line.
Les logements situés dans les secteurs les plus à risques peuvent être simplement expropriés, à l’image de six maisons installées rue du 8 mai 1945, à Feyzin. Ceux un peu moins exposés, comme le lotissement des Mariniers, font l’objet d’une mesure de délaissement : leurs propriétaires peuvent exiger le rachat de leur bien par les pouvoirs publics ou bien décider de rester en réalisant des travaux de mise aux normes.
« Au départ, presque personne ne voulait partir »
Les biens achetés par les pouvoirs publics sont ensuite démolis. Des espaces naturels devraient voir le jour sur ces friches, notamment le long de la raffinerie de Feyzin. « L’idée, c’est de végétaliser, mais sans créer de parc pour ne pas rendre le lieu trop attractif. L’objectif reste d’éloigner le public des sites à risques », explique Caroline Paulès, chargée de mission « risques majeurs et juridiques » à la ville de Feyzin.
« Au départ, presque personne ne voulait partir. Mais quand vous voyez vos voisins déménager les uns après les autres, ça n’incite pas à rester », raconte Martine. Elle a fini par céder sa maison au Grand Lyon, à un prix « correct », mais « pas aussi bon qu’une maison sur le haut de Feyzin », la partie de la commune la plus éloignée de la raffinerie.
De l’autre côté de sa rue, les voisins de Martine ne sont pas concernés par la mesure. « C’est un peu étrange, comme si le danger s’arrêtait pile à notre lotissement. Mais on comprend bien qu’ils ne peuvent pas acheter toutes les maisons », admet‐elle. « Il faut bien que le trait sur la carte s’arrête quelque part, même si ça peut sembler injuste pour ceux qui doivent quitter la maison où ils ont grandi », explique Caroline Paulès. À elle seule, la commune de Feyzin compte 1 882 logements impactés, devant Irigny (environ 1 300) et Pierre‐Bénite (1 200).
« L’idée d’une pièce de confinement fait peur. On a tout de suite l’image d’un abri antiatomique au fond du jardin »
Les expropriations et les délaissements, regroupés sous l’appellation « mesures foncières » restent rares. L’immense majorité des mesures portent sur des travaux de sécurisation. Les propriétaires doivent remplacer leurs fenêtres, apposer un film plastique sur les vitres ou bien créer une pièce de confinement. Dans ce dernier cas, des joints sont posés autour des ouvertures de la salle de bain, de la cuisine ou de la salle à manger, pour permettre aux familles de se mettre à l’abri pendant deux heures, le temps qu’un nuage toxique passe son chemin.
« L’idée d’une pièce de confinement fait peur. On a tout de suite l’image d’un abri antiatomique au fond du jardin », admet Pierre Athanaze, vice‐président (EELV) de la Métropole de Lyon chargé de l’environnement et de la prévention des risques. « Mais en réalité les travaux sont minimes », rassure‐t‐il. Chez Thierry Mounib, habitant de Pierre‐Bénite engagé de longue date sur le sujet des risques industriels, des petits joints en silicone encadrent désormais les fenêtres de la salle à manger. « Franchement, ça ne donne pas l’impression d’être très protecteur », remarque‐t‐il.
Dans son appartement de Saint‐Fons, situé à proximité des usines Elkem Silicones et Solvay, Walid a dû poser des films de protection sur ses fenêtres. « Ça n’a pas pris longtemps, en une demi‐journée c’était plié », raconte‐t‐il. Le tout pour environ 800 euros, croit se souvenir cet ouvrier, lui‐même salarié d’une usine Seveso des environs. La facture a été entièrement réglée par le Grand Lyon.
Délais non‐tenus
Le PPRT est financé à 40 % par l’Etat, 30 % par les collectivités et 30 % par les industriels. Et les particuliers peuvent réaliser jusqu’à 20 000 euros de travaux sans rien débourser, notamment pour changer les fenêtres, les travaux les plus coûteux.
Au total, l’enveloppe du chantier monte à 130 millions d’euros. La facture aurait pu être plus lourde. « Au départ, les premières versions du PPRT portaient sur plusieurs centaines de millions d’euros, avec beaucoup plus d’expropriations et de rachats de foncier. Mais les industriels ont beaucoup travaillé pour réduire leurs risques et donc rétrécir les zones concernées. Ils ne voulaient pas se retrouver avec une somme astronomique à sortir ! », analyse Emmanuel Martinais, chercheur à l’ENTPE qui a suivi de près l’élaboration du plan.
Pour l’heure, à peine un tiers des 5 400 logements ont réalisé les travaux nécessaires, selon les chiffres de la Métropole. En théorie tous les chantiers doivent être terminés d’ici à octobre 2024, comme le prévoit la loi. Passé cette échéance, les financements publics ne seront plus versés. Consciente que les délais ne seront pas tenus, la Métropole de Lyon a déjà commencé à négocier avec l’Etat, pour l’instant sans succès. « Il n’est pas prévu de prolonger cette échéance », confirment les services de la préfecture à Mediacités. Or les habitants ne se pressent pas pour se mettre en conformité. Quitte à se retrouver en défaut avec leur assurance en cas de sinistre.
« Le blocage n’est pas financier mais psychologique »
« Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le PPRT est une machine à répartir la responsabilité entre les industriels, les collectivités et les habitants. En cas de catastrophe, on ira voir si les travaux ont bien été faits », détaille Delphine Favre, déléguée générale de l’association Amaris, spécialisée dans la prévention des risques technologiques. « Vingt ans après la loi, le bilan est en demi‐teinte. Le risque à la source a été réduit, les collectivités sont plus impliquées, mais la mise en œuvre est trop lente », estime‐t‐elle.
« Le blocage n’est pas financier mais psychologique », estime Pierre Athanaze, pour qui la principale difficulté « est de faire comprendre aux gens qu’ils doivent se protéger ». L’élu évoque un manque de « culture du risque », dans un territoire où la plupart des habitants ne travaillent plus dans les usines locales et où la mémoire des catastrophes industrielles, comme celle de la raffinerie de Feyzin en 1966, s’est perdue.
Choix budgétaires
En théorie, les entreprises et les bâtiments publics situés dans le périmètre du PPRT sont aussi dans l’obligation de sécuriser leurs locaux, à leurs frais. Mais aucun contrôle n’est prévu. Rien qu’à Feyzin, plusieurs centaines d’entreprises sont censés se mettre en règle. « On avance un peu à l’aveugle sur ce sujet. Les entreprises ont reçu les courriers, mais on ne sait pas ce qui a été fait ou non, c’est un peu opaque pour nous », admet Caroline Paulès.
La commune n’est pas mieux lotie. Si les fenêtres de l’hôtel de ville ont été changées – un chantier à 240 000 euros -, tout reste encore à faire pour les écoles, la médiathèque ou le centre culturel. « Certains bâtiments, anciens ou avec des grandes baies vitrées, sont très difficiles à sécuriser sans exploser les budgets. Le taux d’endettement de la commune est déjà élevé et nous construisons un groupe scolaire qui est prioritaire. Nous sommes obligés de prioriser », détaille Caroline Paulès.
A Feyzin, le stade Jean Bouin, propriété de la Métropole, doit être démoli dans les années à venir, rappelle Pierre Athanaze. « Mais certaines collectivités, comme Saint‐Fons, n’ont pas les moyens de se mettre en conformité et on ne peut pas enlever des services publics alors que les populations du secteur sont déjà parmi les plus défavorisées de l’agglomération », regrette Delphine Favre. « C’est aussi difficile avec les bailleurs sociaux, qui tardent à se mettre en conformité », ajoute Emmanuel Martinais.
Les habitants « tenus à l’écart »
Plus encore que les travaux, le vrai chantier reste celui de la sensibilisation du public aux risques industriels. Certes des instances de dialogue existent, comme la Conférence riveraine de Feyzin qui associe Total, Rhône Gaz, Air Liquide et la SNCF – qui gère la gare de triage de Sibelin, où transitent beaucoup de matières dangereuses – et les riverains et élus locaux.
Cette association, mise en avant par Total dans ses rapports annuels, semble toutefois peu animée : sur son site, les dernières publications datent de 2018… « Le Covid nous a un peu ralenti et nous venons de renouveler les membres », justifie Stéphane Rosnoblet, qui coordonne l’instance pour la mairie de Feyzin. « Mais cet outil est unique en France. Il y a un fossé entre les habitants, assez méfiants sur ces sujets, et les industriels, qui sont un peu dans leur bulle. La Conférence riveraine permet de les faire dialoguer et de discuter de l’avenir de la vallée de la chimie », estime‐t‐il. A en croire Stéphane Rosnoblet, l’instance aurait décidé de mettre l’accent sur les enjeux environnementaux et climatiques. Son influence reste néanmoins toute relative, à en juger par les actions de Total, qui multiplie les projets contestables en matière de lutte contre le réchauffement.
Matières dangereuses : la gare de Sibelin, bombe à retardement aux portes de Lyon
D’une façon générale, l’implication des habitants reste très limitée. Au sein des comités de suivi de sites (CSS), où les industries Seveso sont censés rendre compte de leurs activités auprès des riverains, les dernières réunions datent de 2019. En cause, une programmation « fortement perturbée par le Covid », argue la préfecture, qui précise que deux réunions publiques ont été organisées à la place à Pierre‐Bénite et Saint‐Fons en 2021 pour permettre « un échange plus libre et plus direct entre exploitants, Etat et riverains ».
« Les habitants ne sont pas du tout associés aux processus. Il y a beaucoup d’affichage », juge Emmanuel Martinais. « En réalité, ils sont plutôt tenus à distance. Pour les industriels comme pour les collectivités, ce sont des problèmes sur pattes, considère le chercheur de l’ENTPE. On ne peut pas simplement dire qu’il faut faire des travaux. C’est aux pouvoirs publics de faire venir le public. Sinon la prévention des risques restera théorique. »
Cet article est le deuxième volet de notre série en trois épisodes intitulée Vallée de la chimie, voyage en terre à risques. Avec ces articles, Mediacités souhaite contribuer à forger un socle de connaissances sur ce secteur souvent mal connu des habitants de l’agglomération lyonnaise mais porteur d’enjeux majeurs pour l’avenir de la métropole.
Notre premier article « Pollutions : les bons et les mauvais élèves de la vallée de la chimie » abordait les incidents et autres anomalies détectées par les sites industriels par les services de la préfecture. Il mettait aussi en exergue le manque d’informations sur les atteintes à l’environnement malgré des scandales comme celui des perfluorés, des « polluants éternels », de l’usine d’Arkéma.
Le troisième et dernier volet tentera d’analyser la promesse d’une « vallée de la chimie verte », plébiscitée par les élus locaux et mise en scène par les industriels, alors les marges de manœuvres des pouvoirs publics restent limitées face aux puissantes multinationales de la chimie.
Vous souhaitez nous soutenir plus ? Faites‐un don
Intéressant, fort instructif ; merci !
Je retiens ceci, notamment : « Or, les habitants ne se pressent pas pour se mettre en conformité. Quitte à se retrouver en défaut avec leur assurance en cas de sinistre. » (extrait)
Effectivement, l’assureur n’est pas tenu de vérifier ce qui figure au contrat (et se réjouit d’encaisser les primes, le plus longtemps possible). Mais il le fait rigoureusement à la déclaration d’un sinitre, le plus souvent. Il est également tenu de respecter l’art. 1104 du Code civil (impératif de bonne foi) lequel voudrait, éventuellement, qu’il rappelle à ses assurés ce qui doit l’être, vu cette actualité de la Vallée de la Chimie… qu’il ne saurait ignorer, n’est‐ce pas ?