La vallée de la chimie est‐elle soluble dans la transition écologique ?

Energies propres, « cleantech » et industrie circulaire : depuis une dizaine d’années, les pouvoirs publics cherchent à accélérer la transformation du secteur de la pétrochimie. Mais face aux Total, Solvay et autres multinationales de la vallée lyonnaise, les collectivités locales sont loin de faire le poids.

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Emelime Baume, vice-présidente de la Métropole de Lyon chargée de l'économie, et Bruno Bernard, président du Grand Lyon. Photos et montage : M.Périsse et N.Barriquand/Mediacités.

Pour l’instant, les pelleteuses et les barrières de chantier entourent encore l’usine flambant neuve. Mais, dans quelques mois, des milliers de piles à hydrogène sortiront des chaînes de montage de l’usine Symbio, installée à Saint‐Fons, sur les huit hectares de l’ancienne friche BASF, au cœur de la vallée de la chimie que Mediacités ausculte depuis plusieurs semaines. Et, d’ici à quelques années, cette co‐entreprise lancée par deux poids lourds de l’automobile, Michelin et Faurecia, ambitionne de produire 50 000 piles à combustible par an.

Ces batteries seront vendues notamment au groupe Stellantis, issu de la fusion de Fiat‐Chrysler et de PSA. De quoi faire de l’usine de Saint‐Fons l’un des plus importants sites d’Europe dans son secteur et positionner l’agglomération lyonnaise en bonne place dans la ruée vers l’hydrogène vert.

La ruée vers « l’hydrogène vert » donne le tournis aux villes et aux régions

Au siège de l’entreprise, à Vénissieux, on chante les louanges d’un équipement ultramoderne, qui promet « zéro émission » de gaz à effets de serre… bien loin des scandales et de l’image de pollution véhiculés par la vallée de la chimie.

Symbio ou le symbole d’un renouveau ? « Nous ne sommes pas des chimistes, nos salariés viennent travailler chez nous parce que notre activité a du sens », assure, un brin lyrique, Maria Alcon Hidalgo, responsable de la communication du groupe. La communicante parle en connaissance de cause : avant de vanter les mérites de l’hydrogène, Maria Alcon Hidalgo a passé huit ans chez Solvay, géant de l’industrie chimique également implanté à Saint‐Fons.

Remplir les trous du gruyère

C’est devenu le nouveau mantra de la plateforme pétrochimique qui s’étire sur une quinzaine de kilomètres, le long du Rhône, au sud de Lyon. Fini les terminaux pétroliers et les sols souillés au mercure ou au chlore depuis des décennies. La nouvelle vallée de la chimie se veut « en transition », orientée vers « les énergies vertes au service d’une industrie écoresponsable et tournée vers l’avenir ». Ces mots sont tirés d’un communiqué de 2020 de la Métropole de Lyon, au début de l’ère écologiste. Dans l’agglomération, l’industrie représente près de 14 % des emplois, contre 9 % à Toulouse, la ville d’Airbus. De quoi attirer les regards des décideurs.

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Le site de Symbio à Saint‐Fons, co‐entreprise de Michelin et Faurecia, en décembre 2022. Photo : M.Périsse.

Preuve que le dossier de la vallée de la chimie est bien en vue au siège du Grand Lyon, son président Bruno Bernard (EELV) s’est rendu sur place dès l’été 2020, quelques mois après son élection. Avec un message en forme de drapeau blanc à destination des industriels un peu méfiants à l’égard du nouveau chef écologiste de l’agglomération : « Nous voulons maintenir nos industries tout en les accompagnant vers la sobriété énergétique. »

Un an plus tard, rebelote. Bruno Bernard visite les futurs sites de Symbio, mais aussi de Terrenvie, une entreprise spécialisée dans le traitement des sols pollués, et l’usine de production d’énergie photovoltaïque Lyon Rhône solaire, en partie financée par la Métropole.

« C’est plus facile de discuter avec un responsable d’usine qu’avec un chasseur »

Depuis leur arrivée au pouvoir, les écologistes lyonnais tentent de lisser leur image. Et pas seulement Bruno Bernard, lui‐même ancien patron d’une entreprise de dépollution. Pierre Athanaze, vice‐président (EELV) chargé de la prévention des risques et de l’environnement, montre aussi patte blanche. Car malgré les scandales sanitaires et environnementaux, pas question de faire une croix sur ce territoire.

« La vallée de la chimie est un bassin d’emplois. Dire “on ferme tout et on met ces usines dans le Cantal”, ce n’est pas sérieux », estime l’élu. Passés les premiers mois de défiance, ce militant de longue date en faveur de la protection de la nature retient surtout le « pragmatisme » des industriels. « C’est plus facile de discuter avec un responsable d’usine qu’avec un chasseur », s’amuse-t-il.

Pollutions : les bons et mauvais élèves de la vallée de la chimie

En réalité, la mutation de la vallée de la chimie n’a pas commencé avec la victoire des écologistes. Dès 2014, le Grand Lyon et une trentaine de partenaires publics et privés lancent « l’Appel des 30 » sur un principe simple : ce vaste territoire regorge de foncier disponible, des friches ou des bâtiments laissés vides après une restructuration d’entreprise qui pourrait être occupé. « Ces immenses sites industriels sont des gruyères, les pouvoirs publics cherchent à remplir les trous », résume Emmanuel Martinais, chercheur à l’école d’ingénieurs ENTPE et spécialiste de la plateforme pétrochimique.

Soit autant de surfaces utilisables pour accueillir des entreprises innovantes dans le secteur de la chimie, de l’énergie ou des « cleantech » (les « technologies propres »). Chaque année, des entreprises postulent ainsi à des appels à projets pour venir s’installer sur place et bénéficier d’un soutien technique et d’un foncier attractif, en échange de promesses d’investissement.

Attirer les jeunes pousses

« L’Appel des 30 a été lancé à une période où l’industrie pétrochimique vieillissante entamait une mutation, avec des restructurations », se souvient David Kimelfeld, ancien vice‐président chargé de l’économie puis président de la Métropole de Lyon de 2017 à 2020. Emerge alors l’idée de créer « une sorte de schéma directeur de la vallée de la chimie » avec, autour d’une même table, le Grand Lyon, l’Etat et les industriels qui possèdent les terrains, et, comme objectif, inciter de nouvelles entreprises à venir s’installer.

L’actuelle majorité écologiste poursuit la même politique tout en tentant d’accentuer le verdissement de l’industrie locale. « Dans le précédent mandat, l’accent était mis sur le marketing territorial, nous sommes passés à un accompagnement réel à la transformation », revendique Emeline Baume, première vice‐présidente de la Métropole chargée de l’Economie.

Selon l’élue, la coopération entre les acteurs économiques serait désormais particulièrement encouragée. A l’image du projet de production de combustible solide de récupération (CSR) porté par Suez et Domo Chemicals, qui vise à valoriser des déchets issus de l’activité économique pour produire de l’énergie, au lieu de les enfouir. Autre priorité : accueillir des jeunes entreprises capables de développer de nouvelles solutions en matière de circularité industrielle. Autrement dit : utiliser moins de matières premières.

Pour inciter des petites entreprises à s’implanter à l’ombre de Total, Arkéma ou Kem One, le Grand Lyon dispose d’un fonds d’amorçage industriel. Ce dispositif subventionne certains projets – le financement d’une première entreprise sera rendu public en mars – mais aussi des sites « clefs en main » pour accueillir des jeunes pousses. C’est le cas par exemple du projet XL Dev, sur le site de Solvay. L’association La Ruche industrielle accompagne cette logique de pépinières.

« Une force de frappe considérable pour l’avenir »

Pour tenter de piloter la gigantesque plateforme industrielle, la Métropole de Lyon s’appuie depuis une dizaine d’années sur la mission Vallée de la chimie. « L’objectif, c’est d’avoir une équipe commando issue de différents services du Grand Lyon et faire en sorte que les industriels travaillent ensemble », résume Julien Lahaie, ancien directeur de la mission jusqu’en 2021.

Autre atout de la vallée de la chimie : la présence de nombreux centres de recherche et développement privés (Arkema, Total, Solvay, Air Liquide…) ou publics (IFPEN, ex‐Institut français du pétrole). « Cela représente 5 000 chercheurs, c’est l’un des plus grands sites au monde dans ce domaine. C’est une force de frappe considérable pour l’avenir », décrit Julien Lahaie.

Mais le volontarisme politique ne fait pas tout. Pour les entreprises, investir ou non dans la vallée de la chimie résulte d’abord d’un calcul économique. Chez Symbio, l’implantation à Saint‐Fons a été choisie pour la proximité avec le barrage de Pierre‐Bénite, géré par la Compagnie nationale du Rhône (CNR), qui approvisionnera l’usine en hydrogène produite par électrolyse de l’eau via un pipeline. Mais aussi pour la forte présence d’ingénieurs et de spécialistes de l’industrie automobile sur le territoire, avec la proximité de mastodontes comme Renault Trucks. « Le soutien de la collectivité ne peut qu’aider, mais ça n’est pas le critère premier », confirme Maria Alcon Hidalgo.

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Le barrage de Pierre‐Bénite, géré par la Compagnie nationale du Rhône. Photo : N.Barriquand/Mediacités.

Prise de décision lointaine

« Il y a des acteurs qu’on ne peut pas faire pivoter. Nous n’avons pas de prise sur les multinationales avec des bureaux exécutifs lointains, qui ne savent même pas qu’elles ont un site à Lyon, reconnaît Emeline Baume. Mais il y a aussi des plus petits acteurs qui s’implantent et qui veulent coopérer. C’est avec ceux‐là que nous voulons travailler »

« A la fin, une entreprise fait bien ce qu’elle veut, souligne David Kimelfeld. Tout ce qu’on peut faire c’est jouer sur le prix du foncier, sur la qualité des services, comme la desserte en transports en commun. » De fait, pour les élus locaux, tenter d’orienter ce paquebot industriel reste complexe. « Pendant longtemps, vous aviez des gros groupes comme Rhône‐Poulenc [ancêtre de Rhodia] ou Elf [absorbé par Total] qui avaient tous les pouvoirs. Mais les acteurs se sont multipliés avec des capitaux étrangers sur lesquels les politiques ont moins de prise », analyse Julien Lahaie.

Contactés à de multiples reprises pour cet article, ni Total ni Solvay n’ont donné suite à nos demandes d’entretiens. Ilhma Kadri, la patronne du groupe chimique belge, a beau avoir effectué une partie de ses études à Lyon, l’éloignement de la prise de décision se ressent aussi au niveau des communes qui accueillent les industries.

« A Feyzin, le binôme maire et directeur de la raffinerie, c’était l’équivalent du maire et du prêtre ! C’est moins le cas aujourd’hui », observe Pierre Obrecht, ex‐collaborateur du député‐maire de Feyzin Yves Blein. « C’est vrai que nous avons peu de marge de manœuvre contraignante, notre rôle est davantage incitatif », admet Pierre Athanaze.

Sauf que… La volonté politique de développer une industrie plus propre entre parfois en conflit avec les intérêts des groupes industriels. « Ils ont d’abord une logique comptable à court terme. Installer des panneaux solaires sur leur parking, c’est bon pour leur image et ça s’accommode de cette logique comptable, mais les projets structurants plus ambitieux ont plus de mal à voir le jour », estime Emmanuel Martinais.

« Oui, le projet de chauffage urbain est tombé à l’eau »

Un exemple illustre le propos du chercheur de l’ENTPE. Depuis des années, le Grand Lyon cherche à développer un réseau de chaleur partagé par les industriels, pour récupérer et exploiter « la chaleur fatale » émise par les usines. De quoi chauffer des bureaux et des commerces, voire les logements de milliers d’habitants. « Bruno Bernard a fini par abandonner face aux blocages des industriels, qui demandaient que les travaux soient pris en charge par la collectivité, indique Emmanuel Martinais. Les entreprises ont du mal à s’engager parce que ces opérations ne sont rentables qu’à long terme. » « Oui, le projet de chauffage urbain est tombé à l’eau parce que les conditions n’étaient pas réunies pour que les acteurs coopèrent », confirme Emeline Baume.

Forcée de composer d’un côté avec les industriels, la majorité verte doit aussi répondre à ses opposants qui l’accusent de double discours. « Sur la vallée de la chimie, c’est l’encéphalogramme plat chez les écologistes », fustige Yves Blein. « Ils ont une méfiance presque génétique envers les industriels de la chimie et du pétrole. Je pense que Bruno Bernard est plus pragmatique sur ce sujet, mais qu’il est l’otage de sa majorité », croit savoir l’ancien député (LREM) et ex‐maire de Feyzin. Résultat, « les écolos poussent des projets faciles à assumer pour eux, comme les véhicules hydrogènes et les panneaux solaires, poursuit‐il. Mais il faudra bien aller se colleter avec les Arkema et les Solvay, des industries très lourdes, qui ne changent pas d’un claquement de doigts ».

Lotissement fantôme et pièces de confinement : le méga‐chantier de la vallée de la chimie

Même tonalité du côté de David Kimelfeld : « Bruno Bernard sait en son for intérieur que la véritable économie circulaire qui pèse vraiment, c’est l’industrie, pas la réparation de chaises dans des ateliers de centre‐ville. Il sait qu’il faut poursuivre ce qui a été lancé dans les précédents mandats pour conserver une industrie vitale sur notre territoire. Mais il ne peut pas vraiment en parler aux militants écologistes qui ont une vision tronquée et datée de l’industrie, perçue comme irresponsable. »

Le « mythe » de la fin de la raffinerie

L’avenir de la raffinerie de Feyzin, poumon de la vallée de la chimie, cristallise bien le paradoxe dans lequel se trouve les décideurs du Grand Lyon. Elle concentre aussi nombre d’inquiétudes. Alors que l’Union européenne a acté la fin de la vente de véhicules thermiques neufs d’ici à 2035, les besoins en raffinage devraient diminuer fortement.

La « raff’ » de Feyzin, située loin des terminaux pétroliers portuaires et d’une taille plus modeste que d’autres installations de Total, pourrait être menacée en cas de baisse de la production. Elle laisserait derrière elle une immense friche industrielle de plus de cent hectares et mettrait en péril des centaines d’emplois et tout un écosystème. « Quand les raffineurs vont devoir faire des choix, Feyzin risque d’être en haut de la liste. Il faut anticiper les mutations, mais je ne vois pas de dynamique dans ce sens », s’alarme Yves Blein.

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Vue de la raffinerie Total de Feyzin. Photo : M.Périsse

Faut‐il redouter le scénario catastrophe ? « Oui, un jour la raffinerie fermera, dans dix, quinze ou trente ans. Mais la pétrochimie va rester et muter pour d’autres applications », pronostique Pierre Athanaze. L’élu écologiste souligne que l’approvisionnement des voitures est loin d’être le seul débouché de la raffinerie.

Grâce à son vapocraqueur, un outil industriel permettant de « distiller » des sous‐produits du pétrole, près de la moitié de sa production est achetée par d’autres usines pour leurs procédés industriels, rappelle Emmanuel Martinais, pour qui le départ de la raffinerie est un « mythe » récurrent. « Total ne lâchera jamais ce foncier stratégique, au carrefour de l’Europe et d’un réseau de pipelines très dense », pense‐t‐il. Les récentes annonces d’Emmanuel Macron sur un projet de « grand port » englobant Lyon et Marseille, pourraient encore renforcer l’intérêt pour ce site.

Pour parachever la mutation de la vallée de la chimie, certains suggèrent aussi… de la débaptiser. « Un jour, on espère qu’on l’appellera “vallée de l’hydrogène” », souffle‐t‐on chez Symbio. Lors de son passage au Grand Lyon, David Kimelfeld se souvient qu’un cabinet de conseil avait planché sur une opération marketing pour renommer le site : « Mais ça avait provoqué un tollé. Paradoxalement, les habitants sont très attachés à cette identité. » Signe que la transition vers une vallée écoresponsable reste encore un long chemin à parcourir…

Cet article est le dernier volet de notre série en trois épisodes intitulée Vallée de la chimie, voyage en terre à risques. Avec ces articles, Mediacités souhaite contribuer à forger un socle de connaissances sur ce secteur souvent mal connu des habitants de l’agglomération lyonnaise mais porteur d’enjeux majeurs pour l’avenir de la métropole.

Notre premier article “Pollutions : les bons et les mauvais élèves de la vallée de la chimie” abordait les incidents et autres anomalies détectées sur les sites industriels par les services de la préfecture. Il mettait aussi en exergue le manque d’informations sur les atteintes à l’environnement malgré des scandales comme celui des perfluorés, des « polluants éternels », de l’usine d’Arkéma.

Dans le deuxième épisode, « Lotissement fantôme et pièces de confinement : le méga‐chantier de la vallée de la chimie », nous avons abordé les conséquences très concrètes de la présence de ces industries pour les riverains, visés par des obligations de travaux voire des expropriations, et quasiment absents  des discussions sur l’avenir du territoire.

Vallée de la chimie, voyage en terre à risques

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Par Mathieu Périsse

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