«Nous les élus ruraux, on fait de notre mieux. On n’est pas là pour faire carrière dans la politique. On n’est pas juristes, ni gendarmes. On essaie juste de porter au mieux la voix de nos concitoyens. » Soupir de Roch Chéreau, maire de Saint‐Viaud et président de l’association des maires ruraux de Loire‐Atlantique.
Depuis la démission, le 10 mai dernier, de son collègue Yannick Morez, maire de Saint‐Brévin, une commune voisine, l’édile enchaîne les interviews. Politiques, sociétales, économiques… le blues des maires a plusieurs causes, analyse‐t‐il pour Mediacités. Qui toutes conduisent au même résultat : « Moi, je vois juste des collègues élus pris entre deux feux », ceux de la République qu’ils incarnent, et la voix de leurs concitoyens qu’ils portent aussi. Quand les deux s’opposent, le maire porte la lourde responsabilité de réconcilier tout le monde. « Et franchement, ce n’est pas facile », résume Roch Chéreau.
1 200 élus démissionnaires en trois ans
A priori, c’est même de pire en pire. Depuis les élections municipales de 2020, plus de 1 200 élus (maires, adjoints, conseillers municipaux et communautaires) ont démissionné en Loire‐Atlantique. C’est déjà plus que durant les six années de la mandature précédente où ils n’étaient que 900 à avoir jeté l’éponge en cours de mandat.
Cette vague de renoncement est loin d’être le seul signe du grand ras le bol des élus locaux. Car à côté de ceux qui lâchent leur écharpe tricolore, d’autres ont au contraire décidé de la brandir. Pour faire face, par exemple, à des projets de construction de méthaniseurs, d’éoliennes ou encore d’extensions de carrière, dont ils ne veulent pas pour leur commune. Quitte à naviguer aux marges de la rébellion ouverte.
A Corcoué‐sur‐Logne, village de 2 800 habitants au Sud de Nantes, aux portes de la Vendée, l’opposition au méthaniseur XXL occupe le débat depuis trois ans. Unique en France par sa taille, il est porté par une centaine d’agriculteurs de la coopérative d’Herbauges et une entreprise danoise, Nature Energy, récemment acquise par Shell.
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« Voués à rester spectateurs d’une décision prise sans nous »
Mais le projet se heurte depuis le début à une opposition tenace, organisée dans un collectif de riverains (Le collectif Vigilance Méthanisation Corcoué (CVMC))… et par le maire de Corcoué lui‐même, Claude Naud. En mars 2023, il convoquait la presse pour redire solennellement toute la détermination de son conseil municipal à empêcher ce projet, alors même que le préfet venait de donner son feu vert pour l’énième étape de la « concertation ». Soit l’enquête publique, qui a démarré le 15 mai.
- « Dites, ça ne serait pas un peu du NIMBY [« Not in my backyard » ou « pas dans mon jardin », Ndlr], votre opposition au méthaniseur géant ? », interroge ce jour là la journaliste imprudente.
- « Ah non, mais alors pas du tout !, s’emporte le maire. On nous sort à chaque fois qu’on ne pense pas assez à l’intérêt général mais surtout à défendre notre confort, etc. On a conscience des enjeux autour de la souveraineté alimentaire ou de la pérennité du monde agricole. Si on n’en veut pas, c’est parce qu’il n’est pas adapté à notre territoire et qu’il ne correspond pas à un modèle agricole durable. On ne fera pas de notre commune Corcoué‐sur‐Bouse. »
- « Mais vous allez participer à l’enquête publique ? »
- « Oui. Les enquêtes publiques ne sont pas toujours démocratiques et l’avis de la commune n’est que consultatif. Cependant nous aurions tort de ne pas nous en saisir. Mais attention : la consultation, ce n’est pas de la concertation. Et on sera vigilants. Car jusqu’à présent, on a eu le sentiment que les dés étaient jetés d’avance. Que nous étions voués à rester spectateurs d’une décision prise sans nous. »
Impuissance et ras le bol
« J’irai jusqu’au bout », dit de son côté le maire de la Chevrolière, à quelques kilomètres de là. Johann Boblin (LR) est « furieux » : en avril, il a découvert que 300 hectares de terres agricoles de sa commune avaient été acquis, au nez et à la barbe de son conseil municipal et des agriculteurs locaux, par un maraîcher aux poches très larges, la Safer (l’organisme semi‐public qui gère les transactions agricoles) jouant les entremetteuses accommodantes.
Certes, cette transaction reste dans les clous de la légalité, mais elle enterre le projet municipal de replanter des haies et de placer quelques étangs en réserve pour le futur. « Une attribution de terres en dépit de l’intérêt général d’une collectivité, ça ne devrait plus pouvoir se passer en 2023 », tonne le maire. Qui critique la gestion « obsolète », « opaque » et « incompréhensible » d’un organisme sous la tutelle des ministères de l’Agriculture et des Finances.
A l’aube de son troisième mandat, l’élu se trouve aussi tout étonné de se trouver dans le camp des « anti ». « C’est sûr que je n’ai pas l’habitude », concède‐t‐il. Dans cette affaire, il a surtout mesuré l’ampleur de son impuissance. « La réglementation ne nous donne pas les moyens d’atteindre nos objectifs d’intérêt général », constate‐t‐il, un poil stupéfait.
Bouleversement du monde rural
Les exemples du même type se multiplient. A Vay, au nord du département, le conseil municipal se bat par exemple contre des éoliennes. A Conquereil, près de Nort‐sur‐Erdre, les élus menés par Jacques Poulain (PS) ont voté leur opposition à la remise en service de la carrière du Tahun, à Guémené. Au syndicat Atlantic’Eau, qui gère l’approvisionnement en eau de la moitié des habitants du département, tous les élus ruraux de Loire‐Atlantique réclament à cor et à cri au préfet l’interdiction des pesticides de synthèse sur les aires de captage d’eau potable.
Tous ces dossiers éparpillés ont en commun de placer des édiles – de tous bords politiques – en porte à faux avec les services de l’État. Mais aussi, très souvent, avec les institutions agricoles. En creux se dessinent plusieurs courants forts qui secouent le monde rural : la mutation du monde agricole, les faiblesses des outils de démocratie locale et une société de plus en plus divisée.
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« Moi je n’ai pas changé. C’est le monde agricole qui ne suit plus le modèle traditionnel »
Qu’il s’agisse de méthanisation, de foncier, de pesticides ou de carrières de sable, beaucoup d’élus disent se heurter aujourd’hui au monde agricole. « C’est même plus eux notre problème que les services de l’État », constate Jean‐Michel Brard, maire de Pornic (divers droite) et président d’Atlantic’Eau. « Et encore ! Ce ne sont pas tant les agriculteurs, mais certains de leurs représentants. Le président de la Chambre d’Agriculture et celui de la FDSEA, on ne va pas dire que ce sont les copains d’Atlantic’Eau », s’amuse l’édile. Qui complète rapidement : « Moi, écolo ? Absolument pas, l’extrême gauche, les manifs, blocages et compagnie, je ne veux pas de ça. »
Pour le maire LR de La Chevrolière aussi, c’est une surprise de se retrouver en conflit ouvert avec des partenaires de longue date. « Moi je n’ai pas changé, indique Johann Boblin. C’est le monde agricole qui ne suit plus le modèle traditionnel. Enfin, une partie en tout cas. Ils font un passage en force », désignant sans les nommer les entreprises de maraîchage industriel. « Ça se passe dans le respect du Droit, c’est sûr, poursuit‐il. Mais ça va amener des maires comme moi, qui cherchent le compromis, à prendre des positions dures. Ce passage en force est irrespectueux de la collectivité. Aujourd’hui, ces entreprises agricoles ont les moyens… mais à plus ou moins long terme, ça va se retourner contre eux ».
Ces témoignages résonnent avec l’analyse dressée par les sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieu dans leur ouvrage « Une agriculture sans agriculteurs » (2022, éd. Presses de SciencesPo). « Les exploitations authentiquement ‘familiales’ ne représentent plus en réalité que 30% des exploitations et 28% de la production française », ont‐ils mesuré.
Coincés entre des habitants devenus militants et un État qui les ignore
« Une agriculture »de firmes » prend peu à peu le pas sur le modèle hérité du XXe siècle, décrivent‐ils, avec d’autres enjeux autour du foncier, de la main d’œuvre ou des modèles de production. Pourtant, constatent aussi les chercheurs, rien n’a changé dans l’ingénierie, le discours, la représentation ou la réglementation du monde agricole. La ligne de fracture grandissante entre certains élus et le monde agricole se trouve peut‐être dans ce décalage. « J’entends qu’il faut que l’agriculture produise, explique Jean‐Michel Brard. Mais à quel coût ? Ce discours‐là, je ne le comprends pas. Il nous faut des leviers pour assurer un développement adapté à nos contraintes. »
Autre motif de ressentiment entendu chez les maires au cours de cette enquête : le sentiment de ne plus être entendus des services de l’État, qui avancent bien souvent en mode « rouleau compresseur » ou se murent dans le silence. Un abandon qui fait écho à celui dénoncé par Yannick Morez, l’ex-maire de Saint‐Brévin, qui estime avoir dû gérer seul le projet de transfert du Centre d’accueil pour demandeurs d’asile, pourtant de la compétence de l’État. Et avoir été laissé seul face aux menaces et aux violences.
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Rapport de force, tapage médiatique et action judiciaire
« Ce genre de conflits naît partout en France, observe Guillaume Gourgues, chercheur en science politique et expert de la démocratie locale. Des élus bien intégrés se trouvent démunis, avec la sensation de plus en plus forte que ce sont les préfets qui ont la main. Et de fait, pour les agents de la DREAL, l’avis du maire de tel bled, ça n’a pas beaucoup d’importance. » Un constat partagé par Jean‐Michel Brard : « On ne m’a jamais empêché de faire quoi que ce soit, note l’élu. On n’a pas eu de barrières, mais de très très grands silences. Pas de réponse des services de l’État. Et ça, on ne sait pas le gérer. »
Le Covid et la gestion de la crise ont mis au grand jour les défaillances de la décentralisation. « Les élus locaux, mais aussi les directeurs de services (DGA et DGS) des petites communes, ont bien vu que l’Agence Régionale de Santé (ARS) et les préfets pilotaient tout, pendant qu’eux allaient au carton complètement démunis. »
L’arrivée au pouvoir en 2020 de nouveaux élus, issus de listes « citoyennes » a aussi fait émerger des discours parfois « vindicatifs ». « Mais même ceux‐là, ils ont beau s’agiter, ils ne peuvent rien, tranche Guillaume Gourgues. Ils se retrouvent dépourvus de ressources, et se tournent vers le rapport de forces, le tapage médiatique ou l’action judiciaire. »
Pour cet universitaire, l’étape « recours au tribunal administratif », devenue quasi‐systématique, est une autre impasse. Pour nombre de projets litigieux, le juge administratif a souvent le dernier mot. « C’est ce qui va se passer pour le méthaniseur géant de Corcoué, analyse un bon connaisseur de ce genre de dossiers : quelle que soit la décision finale du préfet, quelqu’un va déposer un recours, la mairie, les agriculteurs, les riverains ou les environnementalistes. Et le juge tranchera. Parce qu’on est dans un État de Droit. »
Des « territoires de rien »
« Certes. Mais les juges ne font qu’appliquer les lois votées », rétorque Guillaume Gourges. « Or des études ont mesuré le fort recul du droit de la Participation et de l’Environnement. Dans les faits, l’urgence économique prend le pas sur l’environnement et la concertation. » Et la différence quasi‐philosophique entre un « projet légal » et un « projet légitime » se joue d’abord sur l’acceptation des projets par les populations locales, dont les maires sont les représentants.
Or un nombre grandissant d’habitants ont le sentiment de vivre « dans des territoires de rien, des zones dans lesquelles chacun peut venir piocher ce qui l’arrange, sans qu’on ait notre mot à dire », résume une habitante de Machecoul. Interrogé dans une précédente enquête de Mediacités, Gwenaël Crahès, le maire de La Grigonnais, ne disait pas autre chose : « Alors qu’ils nourrissent la Métropole, des habitants de la ruralité estiment qu’ils sont la poubelle de l’agglomération nantaise ».
En clair, l’idée que l’énergie (avec les éoliennes), les services (l’entrepôt Amazon à Montbert, projet avorté en 2020 après une mobilisation citoyenne), les productions agricoles (le maraîchage industriel, à l’opposé des circuits courts réclamés) ou les matières premières (les carrières pour construire les immeubles ou le nouveau CHU de Nantes) aillent en sens unique, de territoires ruraux de plus en plus dépourvus vers une métropole toujours de plus en plus puissante, ne fait plus recette.
A court d’arguments, les élus locaux se retrouvent alors entre l’État ou la Justice et des habitants devenus militants. Une position de plus en plus inconfortable.
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« On nous écoute. Mais ce qu’on dit n’est pas retranscrit. C’est très déroutant. »
« Moi, je me suis engagé avec l’idée d’agir pour et non de militer contre », confirme Mickaël Derangeon, conseiller municipal de Pornic et délégué à Atlantic’Eau. Élu depuis 2020 seulement, ce chercheur est devenu la figure médiatique du combat du syndicat de gestion de l’eau contre les pesticides de synthèse. Il constate que ce combat mené « au nom de l’intérêt général, au détriment de [sa] carrière professionnelle, est montré du doigt, taxé de militantisme » aussi bien par des représentants du monde agricole utilisant ces phytos, que par des services de l’Etat comme la DDTM (Direction départementale des territoires et de la mer).
« Ils confondent militantisme et science, analyse, effaré, le jeune élu. Tout ce qui n’a pas une visée économique ou qui relève de l’analyse systémique, c’est du militantisme pour eux. On nous dénigre avec ça, alors qu’on avance des faits. Mais le dogmatisme, il est chez eux ! » « Moi, je me demande si finalement on ne va pas plus loin en étant dans une association, s’interroge à ses côtés Françoise Brisson, adjointe à Machecoul depuis 2020, chargée, elle aussi, de la qualité de l’eau. Certes, les mentalités changent « même parmi les vieux élus ». Preuve en est l’unanimité qui règne dans Atlantic’Eau dans son combat anti‐pesticides. Mais rien n’y fait.
« Une société violente et clivante »
« On nous écoute, constate Françoise Brisson. On participe à des ‘Cotec’ (comités techniques) et franchement, c’est chaud… Mais de toute façon, ce qu’on dit n’est pas retranscrit. C’est très déroutant. On a le sentiment d’avoir dépensé de l’énergie sans avoir été entendus. Finalement, un élu n’a pas tant de poids que ça. Je suis surprise. Enfin, surtout déçue. »
« Moi je suis en colère », résume Mickaël Derangeon. « Moi aussi, même si je l’exprime différemment », constate finalement Françoise Brisson, qui « ne sait plus quoi faire pour se faire entendre. » L’action militante, la désobéissance civile ? « Ce serait un échec, conclut Mickaël Derangeon. Si nous, élus, on entre dans le rapport de force, alors c’est qu’on arrive dans une société violente et clivante. »
précieux point de vue, merci pour votre objectivité
Pourquoi s’étonner, puisque les dirigeants de notre Pays fraude, se désintéresse du Peuple, se dèsinteresse de la population, à croire qu’ils n’ont qu’une idée en tête c’est saborder notre Pays. Menacer sa population et couilloner la démocratie.
Top ! Merci
Porteur d’un petit mandat d’élu représentant des salariés au conseil d’administration d’une grosse association (600 salariés), je constate que le même phénomène se retrouve partout : la légitimité de l’élection ne pèse rien face à la « légitimité » du pouvoir économique. La démocratie est bafouée au quotidien. Et, beaucoup plus grave, c’est devenu un concept obsolète aux yeux de toute une génération biberonnee au rapport de force. La démocratie passe par le débat, un exercice auquel plus grand monde ne veut se plier…
Oui … et non.
Cela peut être vrai mais il faut quand même signaler que nous retrouvons au niveau local ce qui se passe au niveau national. Il y a en effet beaucoup de maire qui agisse en seigneur local. Ils ont été élus par une petite partie des citoyens et ensuite, ils oublient l’intérêt des habitants et suivent celui qui « gueule » le plus fort pensant que sinon, il perdra des électeurs aux élections suivantes et le pouvoir qui va avec… (voir L’article sur la domocratie de M. Chabrot)