L’avenir de Lille a besoin de mémoire

Mieux valoriser l’histoire de la métropole et de ses habitants ? Un enjeu majeur d’ordre culturel et politique - et non exclusivement patrimonial ou touristique –, estime Thierry Gouttefangeas, professeur d’histoire-géographie et membre fondateur d’Axe Culture (1), qui expose ici des pistes concrètes pour y parvenir.

Lille-Place-Gl-de-Gaulle
La Colonne de la Déesse, érigée en l'honneur de l'héroïque résistance des Lillois à l'envahisseur prussien en 1792. Photo : J.Trentesaux pour Mediacités.

« Le Nord, terre de labeur et d’industrie » : telle était la fière mais caricaturale devise qui, il y a quelques années encore, accueillait le voyageur venant de Paris sur l’autoroute A1 au moment d’atteindre notre région. Comme si l’histoire de celle‐ci n’avait commencé qu’avec la révolution industrielle. Le temps a eu raison du panneau mais, dans l’esprit de ses visiteurs tout comme de ses habitants, cette image perdure. Et force est de constater que peu d’initiatives ont été jusqu’à présent menées pour révéler à tous bien d’autres épisodes qui ont tout autant marqué le destin du Nord de la France.

Lille, à l’image de toute la région, n’échappe pas aux poncifs et autres clichés dont souffre encore tout le « Grand Nord » : promouvoir sa riche histoire permettrait de faire connaître à chacun ses multiples facettes et de transformer le regard qu’on lui porte. L’industrie, notamment textile, a, il est vrai, marqué d’une empreinte encore visible l’histoire de la ville, au même titre que celle de ses voisines Roubaix et Tourcoing. Dans le quartier de Moulins ou, plus récemment, dans celui des Bois‐Blancs, une ambitieuse politique de rénovation du patrimoine industriel a été menée, permettant de transformer d’anciennes usines en de très beaux bâtiments dévolus au logement, à l’enseignement (Université de Lille II à Moulins) ou même à des activités « high‐tech » (Euratechnologies à Bois‐Blancs).

Le manque de décryptage dont souffre l’histoire de Lille est flagrant et consternant

On peut néanmoins déplorer que ces réhabilitations n’aient pas été accompagnées d’une politique « pédagogique » permettant à chacun de faire le lien entre le riche passé de ces quartiers et leur renouveau. Le manque de décryptage dont souffre l’histoire de Lille est encore plus flagrant et consternant en ce qui concerne les périodes précédant la révolution industrielle. Certes, la ville de Lille ne peut se targuer d’une histoire aussi ancienne que ceux de nombreuses autres villes françaises : nulle ruine romaine, nul château‐fort du Moyen Age, nulle église romane, nulle cathédrale gothique, nul palais de la Renaissance ne la rend célèbre. La faute à une naissance tardive et aux nombreuses destructions dont la ville souffrit au fil des siècles.

Ce n’est, en effet, qu’à partir de 1066, que l’existence de la ville est attestée et chacun sait que sa position de carrefour au cœur de l’Europe du Nord‐Ouest, si elle a contribué à sa prospérité commerciale, a aussi et surtout fait d’elle un enjeu politique et une cible militaire lui valant de nombreux sièges et d’importantes dévastations… Même lorsqu’un de ces épisodes glorieux a conduit à l’érection d’un monument aussi célèbre et emblématique que la colonne de la Déesse sur la Grand’Place, en commémoration de la résistance des Lillois face à la tentative d’invasion des troupes autrichiennes en septembre 1792, on peut se demander combien de Lillois connaissent le sens qu’il faut lui donner (sauf à lire les inscriptions lacunaires qui apparaissent à sa base). Et combien de visiteurs et d’habitants se doutent qu’à l’entrée de la rue Esquermoise s’élevait la très grande et belle église Saint‐Etienne, incendiée et détruite au cours de ces mêmes évènements ?

Contemporain de la bataille de Valmy érigé au rang de mythe national, le siège de Lille revêt pourtant la même importance historique, les Lillois ayant à cette occasion sauvé la toute jeune Ière République française de l’invasion étrangère. Sur cette même Grand’Place, la Vieille Bourse, à la décoration baroque, témoigne de l’occupation des Espagnols devenus, à partir de Charles Quint, propriétaires des anciens Pays‐Bas (correspondant aujourd’hui, en plus des actuels Pays‐Bas, à la Belgique et à une partie du Nord de la France), alors que la façade du Théâtre du Nord, ancien poste de garde militaire au style classique, révèle l’arrivée à Lille de Louis XIV et des Français : voilà deux bâtiments qui, en un même lieu, présentent deux phases de l’histoire de la ville.

La citadelle aurait pu et dû devenir le fleuron de la mise en valeur du patrimoine historique lillois

L’appropriation de Lille par la France se manifeste surtout par l’aménagement d’une somptueuse citadelle que l’on doit à Vauban qui la désigna lui‐même comme « reine des citadelles ». Principal bâtiment historique de la ville, on peut déplorer qu’elle ait gardé sa vocation militaire alors qu’elle aurait pu et dû devenir le fleuron de la mise en valeur du patrimoine historique lillois. Autres témoins des débuts de la présence française, la Porte de Paris ou l’ancien Hospice Général. Aucun ne bénéficie d’une véritable mise en valeur, même si récemment la municipalité a enfin annoncé, pour la première, un réaménagement de la place Simon Vollant où elle s’élève.

Remontons encore plus le temps, celui au cours duquel Lille était, avec Dijon, la capitale des fiers ducs de Bourgogne. C’est dans notre ville que fut organisé, en février 1454, le célèbre et fastueux « banquet du vœu du faisan » durant lequel fut exprimée, autour du duc Philippe le Bon, la promesse de centaines de seigneurs de renouer avec la tradition des croisades suite à la prise de Constantinople par les Turcs ottomans. Mais qui le sait ? Si le palais de la Salle, où le banquet se tint, n’existe plus (l’actuel Palais de Justice est installé sur ses fondations), un autre bâtiment, témoigne de cette époque : le Palais Rihour, dont Philippe le Bon fit sa résidence ducale et dont ne subsiste plus, suite à un terrible incendie en 1916, que la chapelle où est installé l’Office du tourisme.

A l’exception de la bataille de Bouvines, qui a vu sa place dans la « légende nationale » française bénéficier enfin d’une célébration pérenne depuis les festivités organisées en juillet 2014 pour son huit centième anniversaire, le Moyen Age a laissé peu de souvenirs sinon ceux de l’Hospice Comtesse et de l’Hospice Gantois, cependant en grande partie remodelés au cours des siècles. Niché au cœur du « Vieux‐Lille », l’Hospice Comtesse héberge dans ses murs un musée historique qui présente essentiellement l’intérêt d’évoquer la vie d’une communauté religieuse de sœurs appartenant à l’ordre de Saint Augustin, mais aussi d’imaginer, sous la forme de tableaux que l’on doit essentiellement à Louis et François Watteau, la physionomie de la ville et la vie des Lillois dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle.

L’Hospice Comtesse, un musée « à l’ancienne » au sein duquel le « support multimedia » brille par son absence

Si ses collections se révèlent assez riches et s’il organise des expositions temporaires souvent très intéressantes, l’Hospice Comtesse est un musée « à l’ancienne » au sein duquel le « support multimedia » brille par son absence ; de plus, la période qu’il met à l’honneur est limitée aux seuls Moyen Age et surtout Epoque moderne. Il pourrait servir de matrice à un projet beaucoup plus ambitieux, en complétant ses collections par celles d’autres musées (comme celles du très confidentiel musée des Canonniers ou celles du Palais des Beaux‐Arts qui abrite les « plans reliefs » des villes du nord de la France datés du XVIIIème siècle).

Autre lieu incontournable du « Vieux‐Lille », la cathédrale de La Treille peut s’honorer d’être la dernière cathédrale du XXème siècle à avoir été achevée. Sa façade innovante témoigne de cette modernité. Sur son parvis, rien ne vient cependant rappeler qu’à son emplacement s’élevait, au milieu du Moyen Age, un château fort dont le tracé de l’ancien canal du Cirque, pour un œil averti, témoigne.

Les canaux justement… Son étymologie le rappelle : Lille ( « l’Isla ») est née de l’eau et sur l’eau. Placé sur le cours capricieux d’une modeste rivière appelée la Deûle, à l’emplacement d’une rupture de pente ayant occasionné la formation de marécages, le site originel de la ville obligeait les marchands venus du Sud et voguant en direction des villes du Nord des Flandres à une rupture de charge entre l’actuel Quai du Wault (point d’aboutissement de la Haute‐Deûle) et l’Avenue du Peuple Belge (point de départ de la Basse‐Deûle). C’est de cette rupture de charge que naquit la ville, sillonnée dès son origine et jusque dans la première moitié du XXème siècle par des canaux analogues à ceux, préservés, des villes flamandes cousines de Bruges et de Gand. Là encore, qui parmi les habitants le sait ? Et pourtant, cette vocation « fluviale » se poursuit : le port de Lille, lié au dense réseau de canaux de Belgique et des Pays‐Bas, reste le troisième port fluvial de France derrière ceux de Paris et de Strasbourg… L’histoire de la batellerie à Lille et dans sa région mériterait d’être mise à l’honneur.

Il nous faudrait évoquer bien d’autres lieux, bien d’autres évènements : les deux guerres mondiales du XXème siècle, au cours desquelles Lille souffrit de l’occupation allemande et vit se développer une résistance, différente mais tout aussi notable et héroïque que celle menée par bien des maquis. La mémoire de la 1ère Guerre mondiale se perpétue sous la forme de statues mettant à l’honneur les sacrifices d’Eugène Jacquet, Léon Trulin ou Louise de Bettignies. Le Monument aux Morts de la ville, qui rend autant hommage aux souffrances des civils qu’à celles des soldats, est l’un des plus originaux de France. On pourrait aussi utilement présenter les différentes phases d’agrandissement de la ville, notamment celle datant du milieu du XIXème siècle qui vit Lille englober les villages limitrophes ; ou faire comprendre les enjeux urbains plus récents liés, par exemple, à l’installation de la gare Lille‐Europe.

Pour vivre AU MIEUX ensemble, les Lillois doivent connaître l’histoire de leur ville AFIN de partager une identité commune

Lille, aussi, est riche de ses habitants d’origines très diverses. Ses fonctions commerciales et industrielles ont attiré des populations aussi variées que des paysans venus des Flandres néerlandophones à la fin du XIXème siècle ou, plus récemment, des ressortissants d’Afrique septentrionale ou subsaharienne. Autant de Lillois qui, pour vivre au mieux ensemble, doivent être capables de tous connaître l’histoire de leur ville et ainsi de partager une identité commune… C’est surtout pour cela que nous en appelons à promouvoir cette histoire, si souvent occultée et donc oubliée. L’enjeu de la mise en valeur de l’histoire de Lille et de la région n’est pas seulement un enjeu patrimonial ou touristique : c’est d’abord un enjeu culturel et politique.

Destinée à ses habitants, dans toute leur diversité, autant sinon plus qu’à ses visiteurs, cette promotion de l’histoire locale et régionale doit répondre au souci de forger, parmi les Lillois et les Nordistes, un sentiment d’appartenance. Il est, de ce point de vue, essentiel que la promotion de l’histoire de Lille ne se limite pas à celle de son territoire mais qu’elle soit élargie à celle de ses habitants qu’ils soient « de souche » ou d’origines flamande, italienne, portugaise, espagnole, maghrébine, noire‐africaine ou asiatique. Raconter l’histoire des habitants, c’est raconter des trajectoires humaines, raconter comment des individus ou des familles venus des quatre coins du monde sont un jour arrivés à Lille avec leurs « bagages matériels et immatériels » et comment ils participent à sa vie économique, sociale et culturelle. Sans tous ces habitants, la métropole lilloise ne serait pas la même. Il n’est donc pas possible d’ignorer leur histoire.

La mise en valeur de l’histoire EST vectrice d’une cohésion sociale moins factice que celle née de « grandes messes » éphémères

Fort du relatif succès de « Lille 2004 » (lorsque, profitant du label de « capitale européenne de la culture », Lille décida d’appuyer une partie de son rayonnement sur le développement d’une politique culturelle ambitieuse), la ville continue à organiser, souvent à grands frais, des festivités culturelles estampillées Lille 3000 qui ont pour vocation d’ouvrir la métropole lilloise sur le Monde : Cuba est ainsi mise à l’honneur en cette année 2018. Sans mettre en cause ce souci légitime de promotion de la création contemporaine internationale, on peut s’interroger sur le manque de moyens dévolus, dans le même temps, à une mise en valeur de l’histoire de Lille. Car celle‐ci pourrait être vectrice d’une cohésion sociale moins factice que celle née de quelques « grandes messes » culturelles éphémères.

« Parent pauvre » des politiques culturelles, le patrimoine historique de Lille mériterait d’être enfin valorisé. Sous quelles formes ? Au‐delà des multiples et louables initiatives promues par l’Office de tourisme de Lille, il semble important d’inscrire la promotion de l’histoire de la ville dans les efforts d’aménagement de l’espace public et de réfléchir, notamment, à l’invention de nouveaux supports‐ nouvelles bornes d’information touristique et outils multimedia : chaque bâtiment « remarquable » devrait pouvoir bénéficier d’une « mise en scène » digne de l’intérêt qu’il peut susciter. Cette sorte d’ « exposition en plein air » devrait aussi, à l’instar de bien d’autres villes françaises (Lyon, Strasbourg, etc.) être complétée par l’aménagement d’un musée historique combinant cartes, tableaux, photographies et bien d’autres objets d’exposition, dont les archives municipales et les archives départementales regorgent.

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L’hospice général, où est hébergé l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Lille, pourrait constituer l’écrin d’un nouveau musée historique de Lille et de sa région. Photo : J.Trentesaux pour Mediacités.

La création d’un tel équipement serait‐elle trop onéreuse ? Le seul exemple de Dunkerque et de son Musée portuaire montre que la tâche n’est pas impossible. Le cadre idéal serait celui de la Citadelle construite par Vauban, mais elle est encore propriété du Ministère de la Défense. Celui de l’Hospice Comtesse apparaît trop restreint. Alors où ? On pourrait suggérer le site de l’ancien Hospice général, avenue du Peuple Belge dans le Vieux Lille ; celui, sur la même avenue, de l’actuel Palais de Justice bientôt désaffecté ; ou encore celui de certains vastes entrepôts qu’à la lisière de Lille et de Lambersart, le Port de Lille pourrait prochainement abandonner… Dans ces trois cas, ce musée serait, de plus, le point de départ d’un vaste et ambitieux programme de requalification urbaine…

Ce projet de musée consacré à l’histoire de Lille viendrait compléter un réseau muséographique déjà riche, à Lille même (avec le Musée des Beaux‐Arts et le Musée d’Histoire naturelle) ou dans la métropole (notamment à Roubaix, Tourcoing et Villeneuve d’Ascq). Il permettrait aussi, en tant que figure de proue d’une vaste politique culturelle privilégiant la mise en valeur du patrimoine, de promouvoir toutes les richesses historiques régionales. Reste à vouloir coordonner les initiatives menées en ce domaine à l’échelle des Hauts de France par tous les acteurs, qu’ils soient locaux, départementaux et régionaux.

Plus que jamais, au‐delà de la volonté d’offrir à leurs visiteurs une nouvelle image plus attractive, il faut se convaincre que, pour leurs habitants même, l’avenir d’une ville et d’une région ne peut se construire sans mémoire.

(1) Axe Culture est une association citoyenne dont l’objectif est de susciter le débat sur les politiques d’aménagement menées à Lille et dans sa région. (https://axeculture.com)

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Par Thierry Gouttefangeas

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