Le regard de la journaliste
(s’ouvre dans une nouvelle fenêtre)1 – Comment l’idée m’est venue :
« Ma première visite au 5 étoiles fut un choc. Un vrai. De ceux qui coupent le souffle, tordent l’estomac et privent de mots. Nous sommes en novembre 2018. Cela fait déjà un an que le bâtiment désaffecté est occupé par des personnes sans‐abri. Parmi elles, la majorité vienne d’Afrique et cherche l’asile en France. Il y a beaucoup d’adolescents. Malgré des articles dans la presse régionale, je l’ignorais. C’est à la suite d’une conférence de presse de la Cimade, une association nationale de soutien aux exilés, que je découvre l’ampleur du drame humain au 5 étoiles. J’y rencontre Émilie Dewaele, une avocate très impliquée dans la défense des droits des exilés dans la métropole lilloise. Une femme de combats dont la voix tremble de colère quand elle dénonce le désengagement de l’État.
« raconter le quotidien de ces hommes démunis, dépouillés d’une partie de leur dignité humaine »
La première fois que je me rends sur les lieux, je suis accompagnée d’une salariée de la Cimade. Le choc, donc. Très vite, je propose à Mediacités de décrire ce qu’il se passe derrière les murs du 5 étoiles, en plein centre‐ville de Lille. Pour moi, il s’agit de raconter le quotidien de ces hommes démunis, dépouillés d’une partie de leur dignité humaine par les conditions de vie qu’ils subissent. Il s’agit aussi de comprendre le rôle et l’attitude des pouvoirs publics. De constater l’absence d’action forte de leur part pour accueillir dignement ces personnes, comme le prévoit le droit et les grands principes universels des droits humains. »
2 – Comment j’ai travaillé sur place :
« Mediacités soutient l’idée de prendre du temps pour saisir toute la complexité de la situation et la restituer le plus fidèlement possible. Commence alors un long travail de terrain pour observer, écouter, recueillir, interroger et expliquer ma démarche. D’abord aux personnes qui vivent au 5 étoiles, les premières concernées par cette injustice flagrante. Ceux à qui je veux donner la parole. « Vous allez nous aider ? Vous allez parler au gouvernement ? » me glisse l’un d’eux, me voyant carnet et stylo entre les doigts. J’ai le cœur lourd quand nos regards se croisent : « Même un chien ne vivrait pas ici », dit‐il encore, au milieu de tentes humides. Il faut relater cette détresse, avec la juste distance pour demeurer audible.
Je me rends au squat une dizaine de fois entre novembre et mars. Je m’associe au photoreporter Julien Pitinome, qui m’accompagne dès le mois de janvier. Très vite, des liens se tissent avec des occupants du 5 étoiles. Ils me racontent la dureté de leur exil et confient parfois une part de leur intimité. Dans leurs yeux, il y a un mélange d’épuisement et de peur. « Tu ne mets pas mon nom. Je ne veux pas qu’on me reconnaisse dans mon pays », me dit l’un d’eux. D’autres craignent que leur témoignage pénalise leur demande d’asile en cours.
Les moments passés au squat ne se ressemblent jamais
Tous les prénoms du reportage ont été modifiés pour les protéger ici comme là‐bas. Leurs visages ont été préservés. Les photographies illustrent des situations plusieurs fois rencontrées. Elles ne permettent pas de faire le lien avec des personnes que je cite. Pourtant, à travers l’anonyme, quelqu’un se raconte.
Les moments passés au squat ne se ressemblent jamais. Il y a ceux qui ont l’habitude de nous voir et avec qui l’échange est facile et chaleureux. Et ceux qui nous découvrent et qu’il faut rassurer. Avec le temps, les bénévoles aussi s’habituent à notre présence. Leurs connaissances des personnes et des conditions de vie sur place me permettent de mieux comprendre la situation. La parole de celles et ceux qui donnent de leur temps pour les aider à se nourrir, se laver, dormir au chaud, aller à l’école, me semble essentielle. Des dizaines de bénévoles, réunis en associations ou en collectifs, se mobilisent autour des occupants pour défendre leurs intérêts. Les modes d’action diffèrent, les positions envers les pouvoirs publics ou les journalistes aussi. J’échange avec tout le monde. Mais la réciproque n’est pas systématique. »
3 – Comment je me suis heurtée au silence des autorités
« Après des semaines d’immersion, je sollicite une première fois la ville de Lille et la préfecture du Nord le 13 février après‐midi, par mail, avec la même batterie de questions. Que font‐ils pour trouver une solution ? Où iront les personnes une fois expulsées ? Etc. Je propose plusieurs créneaux sur quinze jours pour une rencontre ou un entretien téléphonique. Vingt‐quatre heures plus tard, le service communication de la préfecture du Nord m’envoie une réponse indigeste : un discours ponctué d’éléments de langage et de jargon administratif. Je relance. Je demande aussi à obtenir la position officielle du préfet de région, Michel Lalande, et aussi celle la maire de Lille, Martine Aubry. En vain.
Mail, téléphone, sms… Rien. Aucune prise de parole pour s’exprimer sur cette situation qui semble insoluble
En un mois, je me suis adressée à huit reprises aux services de la préfecture et autant de fois à la communication et au cabinet de la maire de Lille. La ville, elle‐aussi, est restée sourde à mes sollicitations – à l’exception d’un accusé de réception par mail. Mail, téléphone, sms… Rien. Aucune prise de parole pour s’exprimer sur cette situation qui semble insoluble. Le silence. Le silence auquel se heurte si souvent les exilés et les bénévoles. Un silence intolérable. »
Sheerazad Chekaik‐Chaila
Le regard du photographe
1 – Comment j’en suis arrivé à m’intéresser au 5 étoiles :
« Je traite l’actualité sociale comme photoreporter depuis quelques années et travaille plus particulièrement avec le Collectif OEIL sur les migrations et les parcours des exilés. J’ai couvert longuement Calais et sa « jungle » et réalisé un reportage au Bangladesh sur la situation des Rohyngias, minorité musulmane persécutée en Birmanie. Fin décembre 2018, Sheerazad me propose de l’accompagner dans son enquête pour Mediacités sur le squat 5 étoiles. Jusqu’alors, je ne suivais qu’à distance le sort – sordide – des réfugiés à Lille ; du parc des Olieux en passant par la friche Saint‐Sauveur. J’ai accepté cette proposition pour donner un éclairage sur ce qui se passe aux pas des portes et pour que cela soit visible. »
2 – Comment j’ai travaillé sur place :
« La première fois que je suis allé au squat 5 étoiles, il avait neigé, nous étions en plein hiver. Tout de suite, j’ai été marqué par une odeur, celle du feu de fortune dans un tonneau en métal où brûlent tout ce qui est possible pourvu d’apporter un peu de chaleur. J’ai aussi été saisi par l’accumulation des tentes les unes à côté des autres. J’ai tristement retrouvé les mêmes conditions de vie que dans la jungle de Calais mais, ici, en plein cœur de Lille.
Quelques exilés se confient. L’appareil photo est parfois de trop.
Les premiers contacts ont été timides et méfiants car un article de La Voix du Nord avait marqué négativement les esprits. Des têtes que nous connaissons font surface. C’est alors que la première visite du squat s’organise. Il y a du monde. Du monde qui s’entasse comme il peut pour ne pas mourir de froid dehors en attendant des jours meilleurs.
Quelques exilés se confient. L’appareil photo est parfois de trop. Il est important de connaître la situation des personnes rencontrées pour ne pas les mettre en danger. En effet, beaucoup sont « dublinés ». Ils risquent de repartir dans le premier pays d’Europe où ils ont laissé des empreintes. Souvent, pas dans le pays où ils veulent vivre. Je déclenche peu. Je fais attention de pouvoir travailler en confiance. Je montre mes images pour rassurer.
Les visites se succèdent. Il est difficile d’humaniser les photographies sans montrer de visages. Il faut trouver d’autres moyens. Il faut s’attacher aux situations de vie, aux environnements. Avec Sheerazad, nous connaissons des bénévoles qui nous font confiance. Celle‐ci est partagée aux exilés que nous rencontrons, ce qui facilite les échanges. Hormis certaines réticences fortes d’un bénévole, j’ai pu faire les photos qui me semblent justes pour donner de la voix à ceux qui survivent en pleine ville dans des conditions indignes et inhumaines en 2019. »
Julien Pitinome
Migrants : au coeur du « 5 étoiles », squat lillois de la honte
Rendez‐vous
Rencontrez les auteurs de cette enquête, Sheerazad Chekaik‐Chaila et Julien Pitinome, et venez débattre de la situation des migrants
le mercredi 24 avril à 18h30
au Mutualab, 19 rue Nicolas Leblanc à Lille (à 200 mètres de la Place de la République).
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