Lille3000 passe à côté des enjeux de son territoire

Alors qu'Eldorado, la nouvelle saison des festivités culturelles lilloises, est lancée sous le regard d’un monde politique béat, d’une presse très complaisante et sans avoir été précédée d'un grand débat démocratique, il est temps de s'interroger : Lille3000 répond-elle aux enjeux de la métropole lilloise ? Rien n'est moins sûr, estime Thomas Werquin (1).

Lille3000-Eldorado

Il y a quelques jours, un ami me disait que le Mexique c’est bien et que la parade serait certainement très belle, mais qu’il regrettait qu’on ne parle pas plus de la Kabylie, terre natale de ses parents et de beaucoup de lillois, qui renferme d’immenses richesses culturelles et artistiques, malheureusement très méconnues. Il parlait aussi de sa mère, qui n’avait pas de livre dans sa maison, mais qui, à elle seule, était un livre ouvert où on pouvait lire des petites et grandes histoires, des chansons et des recettes de cuisine. « Qui connaît les richesses de la Kabylie en France et à Lille ? » m’a‑t-il demandé. Difficile de répondre à sa question, mais force est de constater que les politiques culturelles, telles qu’elles sont menées, ne favorisent pas cette connaissance.

Bien entendu, nous ne demandons qu’à mieux connaître le Mexique. Bien entendu, il y a une communauté latino‐américaine lilloise qui éprouvera de la fierté à voir le Mexique mis à l’honneur. Il y a aussi des habitants qui aiment la tradition des moments festifs et conviviaux, et qui seront curieux de découvrir les artistes mexicains présentés à Lille dans cette saison Eldorado. Mais, était‐ce vraiment la priorité ?

Nos habitants viennent des 4 coins du monde et nous ne savons rien de leurs racines

La France, comme notre ville, regorge d’habitants venus des 4 coins du monde et en particulier du Maghreb et d’Afrique Noire, et nous ne savons rien de leurs racines. Au mieux nous avons quelques expériences culinaires et, pour les plus chanceux, avons effectué des voyages touristiques au Maroc ou au Sénégal. Pour d’autres, il y a peut‐être eu une visite à l’Institut du Monde Arabe à Paris pour admirer l’exposition « Les arts de l’Islam » qui avait permis de poser un nouveau regard sur cette religion, un regard fait de créations, de couleurs, de sciences, d’ouverture et de beauté. Ceux qui ont visité cette exposition sont revenus bouleversés, éblouis par une culture qui a longtemps été un modèle pour l’Europe.

Plus récemment, le Musée de la Piscine organise un printemps algérien autour de la rétrospective Gustave Guillaumet, peintre orientaliste fasciné par l’Algérie, l’IMA-Tourcoing réunit dans l’exposition “Photographie l’Algérie” une centaine de photos depuis le début du XXe siècle jusque 2002, et la Maison de la Photographie de Lille propose une exposition sur les femmes marocaines. Mais ce sont des exceptions qui confirment la règle et dans des lieux souvent fréquentés par les initiés.

Alors, avons‐nous vraiment abdiqué ? Avons‐nous abandonné l’idée de mieux connaître nos racines ? Nous devons mieux nous connaître pour apprendre à vivre ensemble. Au lendemain de la seconde guerre mondiale qui a vu les peuples se déchirer, l’Unesco fut créée en prenant conscience que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. »

Les politiques culturelles ont abandonné toute ambition culturelle

Sur la Métropole Lilloise comme dans sa région, il n’y pas de guerre, mais une société fragmentée où l’extrême droite devrait encore faire malheureusement un carton lors des prochaines élections. Comme les guerres, l’intolérance, l’homophobie, l’antisémitisme, le racisme et toutes les formes de xénophobie naissent aussi dans l’esprit des hommes, c’est donc par l’éducation, la pédagogie et la culture qu’il faut agir. La culture est indéniablement un moyen de porter un regard neuf et vrai sur ceux qui nous entourent pour dépasser les préjugés.

Comment peut‐on vivre ensemble, comment nos habitants peuvent‐ils porter un regard positif et fier sur eux‐mêmes et sur les autres, s’ils ne se connaissent pas ou, pire, si cette connaissance n’est faite que de caricature, de regards superficiels ou de mépris ? Les politiques culturelles ont abandonné toute ambition culturelle. Pourtant, de la même manière que nous parlons de l’urgence climatique, il y a également une urgence culturelle. Cette urgence n’est pas celle des paillettes et de la fête, bien présentes dans la succession d’évènements Lille3000, mais celle de la connaissance mutuelle, qui permet à chacun d’apprécier la qualité et la condition de l’autre pour ensuite mieux l’accepter. L’urgence est d’ancrer une culture partagée, curieuse, durable, chez chacun d’entre nous.

Il n’y avait pas d’urgence vitale à imposer le Mexique

Pourquoi Lille3000 ? Pourquoi le Mexique ? Est‐ce juste un thème de soirée déguisée ou d’un grand bal masqué ? Est‐ce juste un prétexte pour faire la fête et pour mobiliser la foule à l’occasion d’une grande parade : on y vient en famille, on s’émerveille, on s’amuse, c’est important, mais après ? Que reste‐t‐il d’ailleurs de la saison de Lille3000 dédiée à l’Inde ? La connaissance d’autres cultures est toujours enrichissante. Néanmoins, alors que l’Europe voit monter les nationalismes, alors que le vote et les actions extrémistes sont légions, n’y a‑t‐il pas urgence à apprendre et connaître sur ceux qui vivent sur notre sol ?

Est‐ce un si bon sujet pour la création artistique, au point de l’imposer aux structures culturelles de la métropole lilloise comme cela nous a été rapporté ? Car pour être “dans le programme”, pour obtenir les subventions municipales, il faut que les groupes de jazz, les compagnies de théâtre, tordent la programmation annuelle pour y insérer du mexicain, quelle que soit leurs convictions ou leur ligne artistique. Est‐ce vraiment souhaitable ? Le Mexique et le thème philosophique de l’Eldorado sont certainement de beaux sujets de création. Mais comme le disait Gustave Flaubert : « Il n’y a ni beaux ni vilains sujets ! » Il n’y avait pas d’urgence vitale à imposer le Mexique !

Est‐ce un goût personnel de la part des promoteurs de Lille3000, de Martine Aubry elle‐même ou de Didier Fusillier ? N’aurait-il pas plutôt fallu soumettre plusieurs projets aux lillois et leur proposer de participer à ce choix, un choix qui ait un sens pour eux ? Si Lille3000 devait poursuivre sa route, donnons‐lui pour thème les Roms, le Sahel, le Maghreb, la Pologne ou le Portugal !

Pour une grande parade avec les habitants de la métropole

Face à la joie de connaître le Mexique, ses artistes et de faire la fête, il y a plusieurs urgences et j’en citerais au moins deux grandes. La première, c’est l’urgence de mieux connaître la culture Rom, dont les membres sont considérés comme des “sous‐hommes” par bon nombre de nos habitants. Pour les traiter comme des hommes et des femmes dignes, nous avons besoin de faire connaissance avec leur culture.

La seconde c’est l’urgence de connaître les racines de nos habitants, les montrer, les valoriser. A l’heure aussi où certaines communautés se replient sur elles‐mêmes et sont stigmatisées, dévalorisées, méprisées, nous aurions besoin d’un Lille3000 dédié au Maroc, à la Pologne ou l’Algérie, qui constituent aujourd’hui une part de l’ADN de la France au sens biologique du terme, de notre Région et de notre Ville, qui mettraient en avant sa littérature, son art et son artisanat, sa beauté, simplement.

Je rêve d’une grande parade des cultures dans laquelle défileraient les habitants de la métropole lilloise, comme je l’ai vu à Montréal où les habitants originaires de l’Irlande, de la Pologne, de la Chine, de l’Italie, du Mexique ou encore du Maroc marchaient fiers, fiers d’être reconnus pour leur richesse, fiers d’être reconnus comme Québécois et Canadiens.

 

(1) Thomas Werquin est le président d’Axe Culture. Cette association, créée en 2005, se définit comme un « think tank citoyen » et s’est fixée comme objectif d’alimenter le débat public. Elle travaille notamment en étroite collaboration avec le collectif Lille C. Thomas Werquin s’exprime ici à titre personnel.

  • Belle réflexion, avec beaucoup de pertinence, qui ouvrirait des possibles féconds si elle était entendue. Au terme « racines » je préfère celui de « mémoire collective », il est plus partagé et l’image est moins « fixée ». Ce que vous appelez de vos voeux se nomme « les droits culturels » que j’ai fait inscrire dans deux lois (Notre 2015 et LCAP 2016) que le ministère comme les élus renâclent à mettre en oeuvre. C’est pourtant une obligation. https://www.lagazettedescommunes.com/dossiers/les-collectivites-redecouvrent-les-droits-culturels/

    • Merci Madame Blandin pour ce commentaire.
      Pour ce qui est de la « mémoire collective », je suis d’accord avec vous.
      J’avais bien noté votre discours autour des droits culturels et leur inscription dans la loi. Bravo, car de toute évidence, il n’est pas facile de changer les choses en la matière.
      Au plaisir,

  • j’apprécie cet article qui dit beaucoup de ce que je pense. Mais malheureusement je ne suis pas persuadé que nos politiques et les médias subventionnés accepteront la critique. Et si ils l’acceptent ou font minent de l’accepter, ils continueront à décider entre eux pour se faire plaisir ou même pour faire plaisir ou avantager leurs amis.… Nous nous ne sommes que les payeurs et même si nous pouvons aimer le Mexique ce n’est pour autant qu il nous faut tolérer l’armée mexicaine de nos politiques

  • très bonne idée la participation citoyenne… encore faut‐il qu’elle ait lieu et que l’on en tienne compte…
    et vu les villes et donc pays jumelés avec lille,il y avait du choix !
    On aurait pu faire un lille 3000 Palestine Israël, ça aurait eu du sens politique et culturel !
    Mais pour ça, il faut avoir un peu de tripes…

    Dans le cadre de son programme de jumelage avec d’autres villes du monde, la ville de Lille est jumelée avec Erfurt (Allemagne), KÖln (Allemagne), LiÈge (Belgique), Valladolid (Espagne), Turku (Finlande), Safeld (IsraËl), Torino (Italie), Esch sur alzette (Luxembourg), Naplouse (Palestine), Rotterdam (Pays‐bas), Krakow (Pologne), Leeds (Royaume uni), St louis du senegal (SÉnÉgal), Kharkov (Ukraine).

  • L’argumentaire est un poil tiré par les cheveux. Aller découvrir le Mexique bras dessus, bras dessous avec mes potes d’origine indienne, kabyle, ardennaise et iranienne est aussi un beau programme…

    • Oui, c’est un beau programme. Mais vraiment, nous pouvons faire mieux. Nous devons apprendre beaucoup plus, beaucoup mieux de la culture du Mexique. ce que je dis, c’est qu’il y a vraiment urgence à créer du lien entre nos habitants, une connaissance mutuelle, au‐delà des caricatures. Merci à vous pour votre commentaire.

  • Vos arguments sont toujours à charge ! Je trouve cela grave qu’une presse ne pèse pas les tenants et aboutissants d’un fait. Certes, Eldorado aurait pu exister sous une forme « synthèse de la population lilloise ». Mais il apporte une part de rêve par son exotisme, rêve partagé par toutes les personnes avec qui je discute. goûtons notre plaisir !

    • Bonjour Janine, Il s’agit ici d’une tribune libre qui engage son auteur, Thomas Werquin. Il n’est jamais inutile d’entendre une voix discordante qui tranche avec les tombereaux d’articles louangeurs sur Eldorado. D’où notre choix d’accueillir ce texte dans nos colonnes. Quant à Mediacités, nous testons de temps à autre les « investigations de solutions » afin d’éviter le côté à charge que vous regrettez (comme cette semaine à Lille avec l’enjeu de la pollution de l’air). Mais le coeur de la ligne de Mediacités demeurera l’investigation qui dévoile et pointe des dérives. Car nous sommes convaincus que c’est aussi ainsi que les choses changeront en mieux. Jacques Trentesaux, directeur de la rédaction de Mediacités.

    • C’est quand même mieux que les louanges béates rarement critiques des médias subventionnés… La fête a un prix et il convient à nos décideurs de le justifier et de l’expliquer honnêtement autrement que par la satisfaction de M Fusillier ou de Mme Aubry. Je note que l’édition de ce jour de la VDN semble avoir fait un pas vers la critique mais uniquement sur le titre : « Alors, cette parade ? Nos coups de cœur et nos coups de griffes ».…. Pour certains médias il est plus facile de mettre en cause la météo que les décisions dépensières de nos élus

    • Oui Janine, vous avez raison, goutons le plaisir. Mais dans notre situation où une partie importante est stigmatisée, ne croyez vous pas que nous devrions faire mieux et profiter de ces manifestations pour apprendre à mieux nous connaître ?
      Le débat fait vivre, et fait avancer. Vous, moi. Rien n’est figé sur un sujet aussi délicat. Je doute aussi, croyez le bien.
      Merci à Médiacité de nous donner l’opportunité de le faire vivre.

  • Belle réflexion sur ce que devrait être une action culturelle locale pour TOUS les habitants de la Métropole. Tenir compte des spécificités locales pour les valoriser rendrait de la dignité à ce territoire socialement en deçà.
    Notre histoire locale lie énormément de richesse. Sans forcément faire dans la bouffonnerie danyboonesque, les thèmes comme la culture populaire ch’ti (la véritable), les différentes populations immigrées ou encore les traces espagnoles persistantes sont assez nombreux pour s’éviter un choix cosmétique ou « tendance ».
    Puis bon, le nom choisi pour cette année est un chouia nauséabond : Eldorado… Un mythe à l’origine de nombreux et sanglants massacres.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Eldorado
    https://dailygeekshow.com/eldorado-mythe-espagnol-tresor/

    Quand le choix de l’esthétique surpasse le sens. Quand la Culture devient elle aussi décalée du Monde.
    Une tendance des pseudos experts que nous, incultes, ne comprendrons jamais.

    PS : On me dit dans mon oreillette le thème pour l’année prochaine : « Les hordes du Carnaval de Dunkerque prennent d’assaut Lille 3000 ». Mais bon ce serait trop populolocal ;^D

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Temps de lecture : 5 minutes

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Par Thomas Werquin

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