Démocratie ou « médiocratie » participative ?

[TRIBUNE] Faire participer les citoyens à l’élaboration des politiques publiques, d’accord. Mais pourquoi, comment, avec quels moyens ? Ancien directeur de la communication de la mairie de Nantes, Guy Lorant, dénonce l'ambiguïté de certaines concertations dévoyées par les élus et les fonctionnaires. Et fait l’éloge des jurys citoyens et des sondages délibératifs

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Photo : Creative Commons

Logo Place PubliqueEn complément de notre enquête sur la démocratie participative dans la métropole de Nantes, Mediacités publie des extraits d’une tribune écrite par Guy Lorant, ancien directeur de la communication de la ville de Nantes (1989 – 2002), parue cet automne dans le numéro 68 de la revue Place Publique

Nous sommes en 1995. Le maire de Nantes, Jean‐Marc Ayrault, se prépare pour un deuxième mandat. Comme tous les candidats, il planche sur son programme dont il me confie la rédaction. Parmi les pistes explorées pour répondre aux attentes, réelles ou supposées, des Nantais – ou, tout simplement, pour étoffer son offre – figure le rapport aux habitants : comment procéder pour réduire autant que faire se peut la distance qu’on perçoit entre les élus et ceux qui les élisent ou refusent de le faire ? Ainsi naît l’idée d’organiser des Carrefours des citoyens.

Brillamment réélu, contre une ministre en exercice [Élisabeth Hubert, alors ministre de la Santé du gouvernement d’Alain Juppé], le maire me laisse les mains libres pour traduire en acte sa promesse, à laquelle ne semble s’intéresser qu’un de ses adjoints, Daniel Asseray [adjoint à l’urbanisme lors du premier mandat de Jean‐Marc Ayrault]. Nous élaborons un projet que nous voulons le plus honnête possible. Le schéma est simple. Il s’agit de tenir périodiquement dans chaque quartier une réunion ouverte à tous les habitants, au cours de laquelle chacun pourra s’exprimer sans réserve.

(…)

À l’heure du bilan, un certain nombre de conclusions s’imposent. On s’aperçoit que le public venant participer aux Carrefours est constitué pour une bonne part de représentants d’associations. S’y ajoutent des sympathisants de l’équipe municipale, des militants politiques, des membres de l’administration communale et des habitants désireux d’évoquer devant leur maire des problèmes de bordures de trottoir ou de ramassage des ordures. En d’autres termes, on est en présence de trois segments de population : des habitués des débats représentant (ou pensant représenter) une catégorie définie d’habitants, des gens acquis aux orientations générales de la municipalité et des individus porteurs d’une préoccupation spécifique. Plus grave, ou simple conséquence de ce qui précède, l’intérêt général parait très souvent absent des débats. On est là pour faire état de ses petits problèmes ou de ceux du groupe auquel on appartient.
D’autres initiatives ont été prises à Nantes, notamment depuis l’arrivée à la mairie de Johanna Rolland, partisane inconditionnelle de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie participative ».

Groupes d’intérêts : « Localement l’encadrement des lobbys reste flou » 

Un progrès, mais…

Pour intéressantes et relativement nouvelles qu’elles soient, on a envie de dire que ces initiatives n’ont rien de révolutionnaire. Il s’agit pour les élus de mieux s’informer sur ce qu’attendent les habitants d’un territoire afin de prendre les décisions les plus adéquates. Par rapport à certaines pratiques anciennes, comme celles des sondages, que Nantes a utilisés comme de nombreuses autres collectivités, c’est un net progrès : non seulement davantage de gens sont touchés, mais leur expression est infiniment plus riche que lorsqu’ils n’ont pour choix que de répondre par « oui » ou par « non » à un questionnaire.

De plus, la publicité faite autour de ces opérations donne le sentiment que tout le monde peut s’exprimer, ce qui répond à un besoin, à notre avis beaucoup plus profond que le besoin de participer, prêté abondamment aux « citoyens » par tous les tenants de la co‐élaboration, de la co‐construction et de tous les « co » qu’on peut imaginer. Mais, en y regardant de plus près, s’agit-il d’autre chose que d’une forme développée des études qualitatives classiques ?

L’un des arguments avancés, au plan local, par les initiateurs de la démocratie participative est le fait « qu’on ne construit pas la ville aujourd’hui comme on le faisait hier ». Sans doute. Mais avant‐hier, on ne la construisait pas non plus comme on la construisait hier. L’évolution des technologies et des pratiques sociales est une constante dont tiennent compte, à des degrés divers et souvent avec un certain retard, les décideurs intervenant en matière de gestion urbaine.

Un autre argument vaut d’être pris en compte. Il consiste à dire qu’on « est plus intelligents ensemble ». Ce qui est vrai, mais laisse de côté le difficile problème des méthodes à mettre en œuvre pour insuffler de l’intelligence dans les débats. Si d’importants progrès ont été accomplis dans ce domaine, multiples sont les exemples de consultations truquées, de faux dialogue, de confusion des genres entre ce qui relève de la simple information, de la réponse à un besoin d’expression et ce qui est de l’ordre de la concertation, de la participation, de la « co‐construction » ou de tout autre mode relevant de cette fameuse démocratie participative. En résumé, le « coup d’État citoyen » annoncé par Elsa Lewis et Romain Slitine a‑t‐il vraiment eu lieu ?

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Soigner la démocratie

Mode ou impératif ?

Les expériences de démocratie participative ne datant pas d’aujourd’hui, pourquoi, sous des formes anciennes ou nouvelles, cette pratique revient‐elle à l’ordre du jour ? Phénomène de mode ? Impératif dont il convient de définir les causes ? Autre chose ? Un constat et un refus expliquent ce renouveau.

Le constat est celui de la crise du politique. Plus précisément, de la représentation des citoyens. Elle touche les élus en tant que tels, les partis, les syndicats et bien d’autres instances, y compris associatives. Exagérée parce qu’alimentée par les médias et provocatrice d’indignation justifiée, la corruption des personnels chargés de nous représenter est souvent mise en avant. Le mode de vie de ces derniers l’est également, tant il est fait d’avantages dont on souhaiterait qu’ils soient tous justifiés. Même chose pour leurs pratiques, qui les éloignent trop souvent de M. Toutlemonde. Mais une raison plus profonde explique le phénomène : l’incapacité de nos représentants à résoudre les principaux problèmes de notre temps – ce que Brice Teinturier, politologue et directeur général délégué de l’institut de sondage Ipsos, qualifie de « crise du résultat ». À moins qu’il ne s’agisse d’une absence de volonté.

Cette raison plus profonde rejoint celle qui est à l’origine du refus de nombreux citoyens de voir triompher la domination financière, les stratégies des grands groupes qui l’engendrent, celle de ceux qui, ayant en charge l’intérêt général, autorisent de la part des maîtres de l’économie des pratiques contraires aux attentes du plus grand nombre, la domination de ceux qui se refusent à lutter contre les menaces pesant sur l’avenir de la planète.

Gouvernance ou gouvernement ?

Le discours des partisans inconditionnels de la démocratie participative fait souvent apparaître le dialogue citoyen comme la vraie, voire la seule solution aux problèmes d’aujourd’hui et au renouvellement du politique. Or, si on prend le cas de la transition énergétique, il est évident qu’un changement de comportements de nos concitoyens est bien insuffisant pour s’attaquer à ce qui relève d’abord d’un mode de production. Que M. Toutlemonde ait une responsabilité à assumer est une évidence. Mais le fait d’attribuer un rôle dominant à M Toutlemonde – comme le font souvent les écologistes et les « participationnistes » à outrance – entraîne trois conséquences, communes à de nombreuses formules de démocratie participative : faire croire que chacun d’entre nous détient les clés d’un problème qui, tout en nous concernant, dépasse de loin nos petites personnes ; ne s’intéresser qu’aux conséquences des phénomènes qu’on veut prendre en charge et non à leurs causes ; s’enfermer dans une vision étroite des choses, s’opposant à la nécessité de penser plus largement la réalité pour la saisir dans sa totalité. Sont ainsi privilégiées, dès lors qu’il s’agit d’écologie, mais aussi d’autres sujets non moins sensibles, les solutions individuelles.

Si cela ne peut surprendre que ceux qui n’ont pas encore intégré la montée en flèche de l’individualisme, on est loin de l’ambition de renouveler le politique, sauf à considérer que celui‐ci se limite aux frontières de nos quartiers et au nombril de nos petites personnes. Les diverses assemblées citoyennes instaurées dans les collectivités locales, généralement au niveau des quartiers, ne sont pas sans intérêt. Mais combien de fois, enfermant les participants dans leurs bulles, ne participent‐elles pas à nourrir le consumérisme politique, qui conduit nombre d’individus à ne voir dans les biens et les services publics qu’un ensemble d’offres à saisir, à la manière des biens marchands, en réponse à des besoins strictement personnels ? Lorsque ce n’est pas le cas, elles dépassent rarement le stade de la gestion. Il faut dire que chez nos élus obnubilés par la « modernité » – oubliant que dans « modernité », il y a « mode » ! –, celle‐ci s’est de plus en plus développée au détriment du politique. Aujourd’hui, localement on administre, on gère, le débat politique est réservé aux instances nationales où il se réduit trop souvent à un simple débat politicien. Comme le fait remarquer Paul Soriano, à partir d’une analyse de l’autorité inspirée d’Alexandre Kojève, il semble que depuis déjà un moment « les maîtres entendent substituer la gouvernance au gouvernement ».

A Nantes, limites et loupés de la démocratie participative

Le recours au « peuple introuvable »

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Le point commun entre l(c)es diverses expériences [de démocratie participative] réside dans le recours à ce « peuple introuvable » – expression empruntée à l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon – censé porteur de vérité. Que soit réhabilitée la parole de toutes celles et ceux qui constituent une formation sociale donnée est une légitime préoccupation. Mais que cette parole soit sacralisée, comme c’est souvent le cas, pose le problème de la compétence politique, largement débattue chez les politologues. Une approche se fait jour depuis un moment chez ces derniers selon laquelle poser le problème en termes individuels n’est pas la bonne manière d’aborder la question. S’il est généralement admis que M. Toutlemonde ne dispose pas spontanément des prérequis lui permettant d’appréhender les tenants et les aboutissants d’un univers particulièrement complexe, il est possible de susciter une forme d’intelligence collective, pour peu que soient appliquées un certain nombre de règles.

La plus importante d’entre elles concerne l’animation des groupes. L’émergence d’une intelligence collective suppose en effet que les personnes invitées à débattre entre elles disposent des informations nécessaires à la maîtrise du sujet. Elle suppose également que le dialogue soit organisé pour faire en sorte d’éliminer autant qu’il est possible, ou de réduire autant qu’il est souhaitable, les phénomènes de leader inhérents à tout groupe social. Comme il a déjà été dit plus haut, reposant sur ces principes, les jurys citoyens (que nous préférons appeler des groupes citoyens) et les sondages délibératifs représentent sans aucun doute une des formes les plus abouties de la démocratie participative. Bien sûr, outre l’animation, la constitution de ces groupes doit, elle aussi, respecter un certain nombre de règles, faute de rassembler majoritairement, comme c’est souvent le cas dans les assemblées locales, un public d’initiés ou, à tout le moins, de personnes maîtresses de leurs paroles, au détriment de tous ceux dont l’expression publique n’est pas familière.

L’effet Macron ou le bilan désenchanté de la démocratie participative

Un substitut à la crise du politique ?

Il existe, à mon avis, une cause profonde au renouveau de la démocratie participative. Elle vise à combler le vide créé par la crise du politique, qu’on peut résumer à l’incapacité des responsables politiques de répondre à trois questions existentielles, à l’origine d’une célèbre toile de Paul Gauguin : d’où venons‐nous ? qui sommes‐nous ? où allons‐nous ? Et puisque nous ne savons plus où nous allons, adressons‐nous aux « gens », comme disait Marie‐George Buffet [députée communiste de Seine‐Saint‐Denis, ex‐ministre de la Jeunesse et des Sports de Lionel Jospin]. Demandons‐leur de nous indiquer la route. Mais c’est alors qu’il convient de s’interroger sur ce que signifie la démocratie, qui n’est pas une fin en soi. Elle ne prend tout son sens que si elle a un objet. Au total, n’est-on pas en droit de penser avec Régis Debray que « la démocratie, c’est ce qui reste d’une république quand on a éteint les lumières » ?

La situation est d’autant plus paradoxale que l’époque appelle à des réponses prenant nécessairement en compte les phénomènes qu’on désigne communément sous le terme de « globalisation » ou de « mondialisation » et que l’enfermement sur le local, auquel conduisent de nombreuses formes de « démocratie participative », ne va guère dans ce sens. Croit‐on que ce soit en additionnant les multiples revendications des groupes ou des individus qu’on triomphera des stratégies libérales et des puissances qui les mettent en œuvre ? N’est-ce pourtant pas là qu’on décèle les principales atteintes aux pratiques démocratiques ?

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Paradoxe absolu, c’est souvent au nom du pragmatisme et du combat contre les idéologies que la démocratie participative devient… une idéologie ! L’une de ses limites repose dans le refus ou l’impossibilité de ses thuriféraires de s’attaquer aux grands défis de l’heure, tout en prétendant le contraire. C’est d’autant plus dommageable que ces défis ont à voir avec la démocratie. Cette dernière ne peut fonctionner de manière satisfaisante dans un monde dominé par une minorité de puissants, géré par des bataillons de technocrates. Ce sont eux qui détiennent le pouvoir et qui, ce faisant, confisquent la démocratie.

Quand on fait le bilan des expériences de démocratie participative, que constate‐t‐on ? Que les dispositifs qui existent dans certains États des États‐Unis, en Amérique latine, en Belgique, en Allemagne ou ailleurs n’ont en rien entamé le système dominant. Ceux qui nourrissent ce système dominant n’ont pas de véritables raisons de s’inquiéter d’initiatives qui ne s’attaquent pas au cœur de ce qui fait la situation concrète du plus grand nombre, toujours caractérisée par l’exploitation, l’aliénation, la distribution inégalitaire des richesses. Dans nos collectivités, pour utiles qu’elles soient, les opérations de démocratie participative contribuent sans doute à la gestion du quotidien, mais ne vont pas au‐delà.

Contre la sacralisation

En résumé, notre hostilité ne s’exprime pas à l’encontre de la démocratie participative, mais à sa sacralisation. Elle a aussi pour cause les nombreux dévoiements auxquels elle donne lieu, au premier rang desquels les simples opérations de communication. Dissimulées derrière les appellations de concertation, de dialogue, de co‐élaboration, etc., ces opérations contribuent autant au discrédit de la démocratie que les critiques adressées à la démocratie représentative. Encore beaucoup trop répandues, elles participent d’une pratique qui conduit inexorablement à engendrer de la « médiocratie » participative.

Deux préalables et quatre conditions devraient guider la conduite des acteurs de la démocratie participative. Le premier : rompre avec les discours qui tendent à accréditer la thèse que c’est la panacée en matière de politique. Deuxième préalable : en finir avec l’autosatisfaction qui caractérise trop souvent les initiateurs des différentes opérations de concertation. Mieux vaudrait s’interroger sur certaines limites des initiatives engagées. L’une d’entre elles a trait au public touché : n’appartient-il pas, dans une large mesure, à la catégorie des gens disposant d’un capital culturel au‐dessus de la moyenne et bénéficiant d’expériences antérieures à celles que leur proposent les tenants de la démocratie participative ?

La première condition à respecter est celle de la forme à donner aux instances de dialogue. On l’a dit, mais il n’est pas inutile de le répéter, on ne débat pas dans l’absolu, on débat toujours sur. Ce qui induit de donner aux participants aux diverses réunions les éléments d’information nécessaires à l’appréhension du sujet traité et d’organiser la discussion selon des schémas qui favorisent l’expression de chacun.
La deuxième condition concerne les objectifs poursuivis. S’agit-il seulement de gérer l’existant ou, tout en le prenant en compte, d’aboutir à ce qu’on appelait jadis une conscientisation des citoyens ? Il n’y a pas de démocratie sans éducation.

La contribution au renouveau des instances représentatives est la troisième condition à respecter. Un lien beaucoup plus fort doit être établi entre démocratie participative et démocratie représentative. Critiquer les partis politiques et les syndicats est une chose, se situer en opposition à ces derniers n’est pas nourrir la démocratie.

La quatrième condition, complément de la précédente, est la participation à la réhabilitation des valeurs de solidarité, de justice et d’égalité qui ont constitué le socle de notre République. Or, nombre d’opérations de démocratie participative répondent d’abord à des demandes de caractère individuel correspondant à l’air du temps et aboutissant à cet « individualisme de masse » qui est à l’opposé d’une démocratie active.

Couverture place publique 67-1Retrouvez l’intégralité du texte de Guy Lorant dans le numéro 68 de Place Publique, disponible en commande sur le site de la revue. Découvrez actuellement en kiosque et en librairie le numéro 69, dont le dossier de Une est consacré aux travailleurs détachés. 

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Par Guy Lorant (pour la revue Place Publique)

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