La figure des lanceurs d’alerte est particulièrement paradoxale dans nos sociétés : héros absolument vitaux pour le bon fonctionnement de nos démocraties pour les uns et traîtres infâmes pour les autres. Cette tension peut trouver sa résolution dans une approche éthique du phénomène. Celle‐ci aboutirait à créer les conditions d’un lancement d’alerte réellement obligatoire, quand la situation l’exige, avec des assurances de protection pour les personnes qui en seraient les auteurs.
Pour Transparency International un lanceur d’alerte est « une personne qui, dans le contexte de sa relation de travail, signale un fait illégal, illicite et dangereux, touchant à l’intérêt général, aux personnes ou aux instances ayant le pouvoir d’y mettre fin ». Ceci met en évidence deux points. Le premier est que le lanceur d’alerte ne dispose pas de l’autorité et de la légitimité nécessaire à mettre fin aux agissements qu’il dénonce. Il est ensuite primordial de garder à l’esprit qu’un lanceur d’alerte évolue au sein d’un contexte organisationnel et institutionnel. Or, il se heurte de fait à la réalité organisationnelle et à ses normes (implicites ou explicites) de comportement, qu’il s’agisse de la hiérarchie (même implicite), des procédures internes ou des valeurs ; autant d’éléments utilisés pour assurer la cohésion et l’identité du groupe mais aussi l’obéissance des membres qui le compose. Cette atteinte portée à la structure organisationnelle explique probablement les conséquences extrêmement négatives tant d’un point de vue professionnel que personnel pour les lanceurs d’alerte – ce qui constitue déjà un premier argument pour assurer leur protection.
Dans ces conditions, quel peut être l’apport d’une réflexion éthique ? Tout d’abord, elle permet de souligner que les organisations et en particulier les entreprises ont une obligation morale à respecter le principe de non‐nuisance de John Stuart Mill. Ainsi, le lancement d’alerte est à la fois éthiquement permis et éthiquement obligatoire dans la mesure où lancer une alerte est le meilleur moyen de promouvoir le bien‐être des parties dont l’intérêt est en question. Dès lors, un lancement d’alerte est éthiquement justifié lorsque les conditions suivantes sont réunies :
- Il est possible de regrouper des preuves convaincantes d’actions au caractère illégal ou non éthique important commises par une organisation ou ses membres qui sont jugées susceptibles de porter atteinte au bien‐être de l’une ou de plusieurs parties dont l’intérêt est en question.
- L’organisation ne (re)connaît pas l’existence des actes dommageables ou délictueux ou s’avère incapable de mettre en place des mesures correctives.
Si le lancement d’alerte est éthiquement justifié, il est éthiquement permis ; il est dès lors également éthiquement obligatoire sauf dans le cas suivant :
- Le lancement d’alerte est permis mais non obligatoire si le potentiel lanceur d’alerte a de bonnes raisons de penser qu’en lançant l’alerte, il se mettra lui‐même en danger ou exposera d’autres personnes à de sérieuses représailles ; autrement dit, s’il a de sérieuses raisons de penser que son bien‐être ou celui d’autres personnes dont l’intérêt est en question sera fortement réduit et que cette réduction ne peut être compensée par le bien‐être général engendré par la divulgation des actes dommageables. En résumé, si son action risque de provoquer des conséquences pires que la situation dénoncée.
Nous considérons également que les arguments de la loyauté envers l’organisation et de l’obéissance (en tant qu’expression d’une conception non critique du pouvoir) ne peuvent en aucun cas avoir une primauté lexicale sur le principe de protection du bien‐être du public. En effet, la loyauté et l’obéissance doivent être évaluées à l’aune du principe énoncé plus haut.
La conséquence directe du principe et des conditions énoncés plus haut est la mise en question du lancement d’alerte comme acte héroïque et la constitution du lanceur d’alerte en héros. Ceci revient à considérer que lancer une alerte ne rentre pas dans la catégorisation des actes surérogatoires (éthiquement bons mais non obligatoires). D’un point de vue théorique, nous avons vu que le lancement d’alerte était éthiquement permis. Cependant, s’il est obligatoire, alors les lanceurs d’alerte ne peuvent et ne doivent pas être considérés comme des héros. A contrario, si lancer une alerte est un acte surérogatoire alors tout lanceur d’alerte est nécessairement un héros et lancer une alerte ne peut être qu’un acte exceptionnel qui ne peut être rendu ni obligatoire ni requis.
Le paradoxe est donc le suivant : soit lancer une alerte est moralement obligatoire et toute personne doit lancer une alerte si elle constate un comportement condamnable au sein de son organisation en faisant fi des conséquences et des risques qu’elle encourt ; soit le lanceur d’alerte est un héros et on ne peut exiger des gens qu’ils se comportent en héros. Dans les deux cas, cela veut dire que l’on ne peut raisonnablement attendre des individus qu’ils résolvent des problèmes organisationnels. Comment sortir d’un tel paradoxe ?
Notre position est qu’il est nécessaire et primordial de ne pas nous concentrer uniquement sur l’individu, sur des « héros », afin de résoudre les problèmes organisationnels mais bel et bien de penser l’aspect relationnel de toute organisation et la création d’une éthique organisationnelle qui rendrait le comportement héroïque « normal ». Autrement dit, il s’agit de créer les conditions de possibilité d’un lancement d’alerte réellement obligatoire avec des assurances de protection pour les personnes qui en seraient les auteurs.
De ce point de vue, la loi Sapin 2 – même si elle marque certaines avancées – reste limitée. Outre la lourdeur de la procédure, elle ne prévoit pas de sanctions pénales contre les organisations qui mettraient en place des représailles contre les lanceurs d’alerte. La charge de la preuve du caractère désintéressé et de la bonne foi du lanceur d’alerte est également à double tranchant et semble dissuasive. Enfin, les lanceurs d’alerte doivent faire face à des frais de justice importants et se retrouvent dans des situations professionnelles extrêmement précaires, alors qu’aucun soutien financier n’est prévu. Lancer une alerte reste donc une procédure risquée. Or, une société ne peut assurer son bon fonctionnement en demandant aux gens d’agir en héros : il faut donc réduire les risques associés au lancement d’alerte en offrant une protection complète et pérenne.
A propos de l’auteur
Maître de conférences en Ethique économique et Philosophie du management, rattaché au laboratoire ETHICS de l’université catholique de Lille, Malik Bozzo‐Rey est philosophe, spécialiste de la pensée de Jérémy Bentham (philosophe anglais mort en 1832). Travaillant notamment sur la question de la transparence, il a participé à l’ouvrage collectif Les lanceurs d’alerte (éd. LGDJ), publié en juillet dernier. |
Bonjour,
Vous dites « le lanceur d’alerte ne dispose pas de l’autorité et de la légitimité nécessaire à mettre fin aux agissements qu’il dénonce. » Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce point. Dans une démocratie, le citoyen a la légitimité politique d’agir pour le bien commun, elle est même inscrite dans l’article 14 de la déclaration de l’Homme et du Citoyen :
« Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux‐mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
De plus le droit du travail protège tout salarié qui dénonce les malversations de son employeur.
Chose cocasse, je suis lanceur d’alerte d’un détournement d’argent public au sein de l’Université Catholique de Lille dans laquelle se trouve votre laboratoire ETHICS. Cette alerte a été faite à la présidence de l’ICL (détournement entre autres d’une subvention du Conseil Régional vers l’emploi fictif d’un élu local) qui a agit de façon non respectueuse et de la dignité humaine et du respect du bien commun. Tout ceci est expliqué dans ce blog : http://www.osere.eu.
Je me tiens bien évidemment à votre disposition pour tout éclaircissement ou question.
Kaddour Qassid
Co‐référent pour Anticor dans le Nord.
Intéressante réflexion d’un point de vue philosophique et éthique, mais tellement éloignée de la réalité des lanceurs d’alerte, comme cela est devenu malheureusement une habitude de la part d’une multitude de gens depuis que ce sujet est « à la mode ».
Je ne prendrai qu’un exemple. D’un point de vue intellectuel pourquoi ne pas suivre votre réflexion sur l’alerte « éthiquement justifiée et obligatoire » et les conditions que vous y posez ?
La condition n°3 échappe à toute réalité de ce que vivent les lanceurs. En l’état actuel du cadre législatif, le fait même de dénoncer conduit mécaniquement à une altération importante « du bien‐être » de celui qui dénonce sans contrepartie mesurable des bienfaits pour l’intérêt général. Dans un Etat de droit la seule façon de mesurer l’éventuel avantage en la matière est une décision de justice, or vous semblez ignorer que dans la quasi‐totalité des cas les lanceurs ne sont pas parties civiles des éventuelles procédures pénales ou criminelles ouvertes sur la base des faits qu’ils ont dénoncés. Il leur est donc impossible, et ne leur sera jamais possible, de connaitre les effets positifs pour eux‐mêmes de leur dénonciation. Cette condition que vous posez, pour séduisante qu’elle puisse être intellectuellement, est totalement déconnectée de la réalité et revient donc à poser que l’alerte n’est éthiquement jamais obligatoire puisque le lanceur a beaucoup plus à perdre qu’à gagner et n’est jamais associé aux éventuels gains d’intérêt général.
Si nous faisons nôtre la condition n°3 et suite à mes explications ci‐dessus, alors nous pouvons effectivement parler pour le lanceur de « héro » puisqu’il faut avoir un comportement héroïque si ce n’est une abnégation quasi mystique pour accepter de brandir la bannière de l’intérêt général sur la croix de sa propre crucifixion.
Pour être encore plus terre à terre, quitte à vous choquer, dans mon affaire depuis plus de cinq années, avec deux procédures pénales ouvertes dans deux pays différents, mais sans avancée concrète, alors que la plupart des faits dénoncés sont incontestables, je suis pour ma part dans une situation professionnelle et personnelle détestable. Il faut vivre une telle expérience pour comprendre que l’intérêt général est une notion très abstraite et tronquée. Au‐delà je crains que cet intérêt général soit utilisé par nos politiques et associations de pseudo défense des lanceurs d’alerte pour éviter d’affronter la réalité de la non application des lois existantes, l’inefficacité pour ne pas dire plus des Autorités de contrôles et tout simplement la nécessité d’agir avec fermeté contre toutes ces dérives. Le lanceur d’alerte n’est que le symptôme d’une Société malade. Il est sidérant de constater que le discours de beaucoup de lanceurs d’alerte selon lequel le cadre légal et les procédures de contrôles existants sont largement suffisants et que leur alerte est le fait de leur non‐application et de leur inefficacité, ne soit jamais entendu.
Sans vouloir focaliser sur mon cas mais pour connaitre beaucoup de lanceurs d’alerte qui le partagent, je ne devrais même pas avoir ce qualificatif puisque ce que j’ai dénoncé est à la fois interdit par mon employeur, par ma profession et par le pays dans lequel j’ai exercé. Il suffisait juste d’appliquer ces règlements et lois, pour ne plus avoir la peine de parler de bien être personnel et d’intérêt général : puisque d’un côté je n’ai fait que remplir mes obligations et de l’autre par les lois qu’elle a votées, la Communauté avait défini ce qu’était l’intérêt général.
L’intérêt général est bon pour ceux qui ont intérêt qu’on en parle.