Au nom de ma famille et de beaucoup de familles de notre pays, je veux élever la voix pour m’insurger contre la violence psychologique qui sévit actuellement en France à l’endroit de nos aînés « confinés », pour ne pas dire « séquestrés » dans nos EHPAD et autres institutions d’assistance.
Nous sommes les cinq enfants d’une charmante dame âgée de 84 ans. Comme beaucoup d’autres, nous avons été contraints de confier notre mère atteinte de la maladie d’Alzheimer aux bons soins d’un EHPAD ; nous nous y sommes résolus à contre cœur, en décembre dernier, après deux années d’acharnement à essayer de la maintenir dans la maison qui avait abrité sa joie de vivre depuis plus de 50 ans.
Depuis ce que j’appellerais son « internement » à l’EHPAD, nous avons, là aussi comme beaucoup d’autres, réussi dans le silence du huis‐clos familial à surmonter l’épreuve intime de notre angoisse et de notre culpabilité en lui rendant visite les uns et les autres et presque tous les jours pour l’un d’entre nous, ce qui nous permettait de faire perdurer ce lien qui procède de notre profond attachement à une mère qui fût particulièrement aimante. Nous veillions alors à la stimuler quotidiennement, à lui montrer tout notre amour et elle vivait, nous semblait‐t‐il, plutôt bien cette nouvelle situation.
Aujourd’hui et depuis le 6 mars, date à laquelle l’EHPAD nous a signifié le confinement total, nous ses enfants, n’avons pas pu revoir notre mère, ni non plus que notre père, son époux chéri depuis 60 ans, sauf à considérer les quelques rendez‐vous via Whatsapp qui nous sont consentis et qui s’avèrent être de peu d’intérêt lorsqu’il s’agit d’échanger avec une personne atteinte d’une maladie cognitive.
« Nous ne pouvons pas nous résigner à laisser nos parents âgés subir la maltraitance de l’isolement »
Nous avons toutefois réussi à supporter cette situation sans nul doute rendue nécessaire par le contexte de pandémie, dans l’espérance de l’annonce d’un terme proche à cet isolement qui nous aurait enfin permis de retrouver avec notre mère le lien et le contact physique indispensable et sans aucun doute vital, dont nous sommes convaincus qu’il participe très largement à la préservation de notre mère dans une vie heureuse et apaisée, en réalité,… à la maintenir en vie tout simplement.
Malheureusement, lors de sa dernière allocution, notre Président, dont nous mesurons le poids de l’immense responsabilité, nous a indiqué que nos aînés resteraient confinés sans terme ni échéance, sans même l’once de cet espoir que l’on sait parfois accorder aux enfants pour que le temps leur semble moins long… En conséquence nous n’aurions donc toujours pas la possibilité de rendre visite à ceux qui nous sont si chers… sauf à ce qu’ils ne soient arrivés au terme de leur vie !
Quelle insoutenable déconvenue, quel drame et que de peine pour nous tous ! C’est bien le découragement, un indicible abattement et une profonde tristesse mais également la peur qui nous assaillent face à une situation que nous ne maîtrisons pas et qui ne nous laisse aucune autre perspective qu’une visite de l’à Dieu !
Quand bien même nous entendons le contexte qui préside à cette décision, elle nous est particulièrement douloureuse et nous apparaît comme inhumaine et indigne d’une société « avancée » comme la nôtre en ce qu’elle ne prend en aucune considération la détresse de ceux à laquelle elle s’applique, et en particulier à ceux que la raison a abandonnés et pour lesquels cette décision ne peut qu’être vécue comme de la maltraitance. Pardon pour le terme mais il ne m’en vient pas d’autre !
Nous avons constaté que depuis plusieurs jours, notre mère qui était la joie incarnée ne sourit plus, que son regard s’est éteint, qu’elle pleure en silence et qu’elle s’alimente de moins en moins, tant le fait de ne plus avoir de contact avec ses enfants et son mari lui est une souffrance.
Or cette souffrance ne se dit pas, le verbe est incohérent et l’expression inintelligible, elle est lourde d’un silence insupportable mais elle transpire au travers d’un regard perdu et de l’indicible tristesse d’un visage désemparé. C’est la souffrance d’un enfant perdu, c’est celle de notre mère et de toutes les mères du monde ainsi abandonnées.
Nous avons besoin que nos parents comprennent que nous ne les avons pas abandonnés, nous avons besoin de les voir sourire, de leur dire que nous n’avons pas cessé de les aimer puisque seule leur est perceptible l’affection que nous leur témoignons. Nous avons besoin tout simplement de pouvoir les visiter et ainsi leur insuffler une raison de continuer à vivre.
Nous ne pouvons pas nous résigner à laisser nos parents âgés subir la maltraitance de l’isolement et les laisser en toute indifférence sombrer dans le désespoir induit par ce sentiment d’abandon qui mène inéluctablement à la désespérance et à une mort annoncée.
« Un crime d’indifférence et de non‐assistance susceptible de peser durablement sur la conscience de notre nation »
Nous sommes très nombreux à avoir pris la mesure de l’ampleur de cette déréliction qui s’installe inexorablement ; Il ne peut y avoir de fatalité ni de renoncement face au désespoir de nos parents de France dès lors que le remède existe, qu’il est parfaitement identifiable et qu’il consisterait uniquement en une vraie volonté d’en assurer la mise en œuvre : il s’agit sans nul doute d’élaborer une organisation sanitaire et des moyens qui nous permettraient rapidement et dans toutes les conditions de sécurité requises, de rendre visite à ceux que nous aimons ou à défaut d’installer des écrans dans les chambres qui permettraient de garder un contact quotidien avec ceux dont la vulnérabilité nous oblige.
Pour ce qui nous concerne, nous tous familles de France laissées à notre impuissance, nous ne pouvons décemment continuer à vivre accablés du poids de cette certitude que les plus vulnérables parmi nos anciens se laisseront mourir de tristesse, parmi lesquels et sans doute plus encore, ceux qui, souffrants de maladies cognitives sont dans l’incapacité de prendre la mesure de la situation.
Combien de familles sommes‐nous qui pleurons aujourd’hui amèrement l’insoutenable détresse de nos aînés, cette détresse que la plupart d’entre eux ne savent plus dire mais qu’ils crient dans un silence assourdissant.
Fermer les yeux, supporter, voire accepter en conscience que nos parents s’abandonnent à l’incompréhension d’une situation qui échappe à leur intelligence, les laisser ainsi mourir de tristesse, ne serait‐ce pas renoncer à toute humanité et se commettre collectivement dans un crime d’indifférence et de non‐assistance susceptible de peser durablement sur la conscience de notre nation ?
Puissions‐nous tous collectivement nous ouvrir à l’intelligence du cœur et nous mobiliser fraternellement dans ce pays où justement la fraternité est érigée en dogme national et inspirer à nos dirigeants la volonté de s’inquiéter dans l’urgence des mesures qui doivent impérativement être prises pour que nos enfants n’aient pas un jour à lire notre honte dans leurs livres d’histoire.
Ce texte est une version adaptée d’une lettre qu’Anne V. a envoyé à Brigitte Macron, le 15 avril. Habitant à Nantes et souhaitant rester anonyme, Anne V. l’a fait parvenir à Mediacités. Après l’avoir eu au téléphone et parce qu’il retranscrit avec puissance le sentiment de nombreux proches de personnes résidant en EHPAD que nous avons déjà pu recueillir, nous avons choisi de le publier ici in extenso.
Oui mais on fait quoi ?
Je comprends la colère et la douleur ; j’ai moi‐même une mère dans un sale état physique et dont le mental commence à flancher, qu’on ne me traite pas de déconnecté. Mais concrètement, qu’est‐ce qui est demandé ou proposé ?
« il s’agit d’élaborer une organisation sanitaire et des moyens » – une épidémie que les mesures de précaution n’ont pas permis de freiner, et que seul un confinement assez lourd a permis de lentement limiter ; 1/3 de morts dans les ehpad. Dire « il faut trouver une solution » me parait un peu limité…
Pour le moment, devant le problème des porteurs sains ou peu symptomatiques, de la longue incubation et de la très forte contagiosité, je n’ai pas de solution et je n’envisage pas d’aller voir nos parents et (derniers) grand‐parents, même après le 11 mai…
Comment vivent nos parents dans ces Ehpad qui sont en sous‐effectif depuis des années. Aujourd’hui, plus de bénévoles, plus d’aidants familiaux. Confinés dans leur chambre sans aucune sollicitation de la journée. La vie, ce n’est pas seulement manger et dormir. Nous n’avons pas vu notre fils depuis 6 semaines. Ces capacités ne lui permettent pas de comprendre ce qui se passe. Il doit penser qu’on l’a abandonné. Est‐ce que l’on pourra reconstruire notre relation quand on le retrouvera… il rentrait tous les 15 jours à la maison.
Nos professionnel sont dévoués et font le maximum, mais comment remplacer des dizaines d’intervenants extérieurs.
Ce virus va s’installer pour longtemps. Alors, oui, il y aura des risques, mais il faudra vivre avec ou sacrifier nos parents, nos handicapés. Ils ne pourront pas attendre un éventuel vaccin dans 1 an, 2 ans, 3 ans.…
Des aménagements sont possibles, si ce n’était pas le cas, il n’y aurait plus aucun professionnel dans nos établissements. Lavage des mains, masques, blouses, charlottes.… Ca existe déjà dans les hôpitaux, dans les services de soins intensifs que nous avons fréquentés pendant des mois.
A moins que le manque de moyens dicte les choix de nos décideurs…