Dans le contexte de crise déclenchée par la pandémie, il n’est pas contestable que nombre de secteurs économiques ont fortement, voire très fortement subi un recul de leur activité. Parmi les secteurs les plus touchés se trouvent le secteur aérien et, par voie de conséquence, celui de l’aéronautique.
Il convient cependant, et même si la relation entre les deux secteurs est évidemment très forte, de ne pas les considérer dans les mêmes termes.
Le secteur aérien a pratiquement été à l’arrêt : aéroports fermés, trafic aérien réduit de manière quasi‐totale. On comprend que les compagnies aériennes, qu’elles soient low cost ou régulières (certaines d’entre elles feront sans doute faillite) ont perdu leurs passagers et elles ne vont les retrouver que partiellement et progressivement.
Le secteur aéronautique a subi le contrecoup de l’arrêt d’activités du secteur aérien, avec des reports, voire parfois des annulations de commandes pour lesquelles aucune information fiable n’existe. Mais, évidemment, toutes les compagnies aériennes ne vont pas faire faillite (il y aura sans doute une concentration du secteur) et le trafic aérien reprendra même si à un rythme moindre que par le passé.
En d’autres termes, la construction aéronautique n’est pas morte, tant s’en faut ! Et il reste bien des milliers d’avions à construire et à livrer dans les prochaines années et décennies.
C’est pourquoi, sans sous‐estimer le choc qui s’est produit, nous pensons que certains peuvent être tentés de l’instrumentaliser en suggérant des orientations régressives qui, loin de fournir un cadre nouveau, sont de nature à enfermer les politiques et stratégies à suivre dans une voie néfaste, voire funeste.
Nous exposons dans un premier temps trois risques qui sont induits par ces orientations. Puis, nous proposons à nouveau un ensemble de solutions de nature à promouvoir un nouveau modèle de développement.
Le risque de prendre pour argent comptant certaines déclarations fracassantes
Selon le patron d’Airbus : « Quand on perd 30 ou 40 % de son activité, ce qui est très important c’est de comprendre combien de temps ça va durer et quelles sont les meilleures solutions à mettre en œuvre. Aujourd’hui on est en train de regarder toutes les solutions, il faut être très clair ». « C’est une menace existentielle pour notre secteur, on regarde ce qu’il va falloir faire pour s’adapter », a‑t‐il affirmé alors qu’il était interrogé sur d’éventuels licenciements chez l’avionneur européen. « Personne ne peut rien exclure aujourd’hui tellement la situation est grave, il faut être honnête ».
D’après le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) d’Occitanie Alain Di Crescenzo, entre 20 000 et 40 000 emplois pourraient disparaître dans la filière aéronautique dans la région. « Que signifie une baisse d’un tiers des cadences d’Airbus pour la sous‐traitance, qui fabrique 80 % des avions ? Cela équivaut à 50 % de perte d’activité en 2020, 33 % en 2021, et 25 % en 2022, par rapport aux chiffres de 2019. Et encore, il se peut que le scénario d’un tiers de cadence en moins soit optimiste, et qu’on passe à 80 % pour Boeing et Airbus. Je suis donc très réaliste quand je parle de 40 000 emplois directs menacés, et autant d’emplois indirects » Et le président de la CCI de proposer de supprimer les cotisations, injecter des capitaux et investir dans l’innovation et la R&D.
S’agissant cette fois d’Air France/KLM, en 2021, le groupe prévoit une offre en baisse d’au moins 20 %, ce qui se traduira par des retraits d’avions de la flotte et des réductions d’effectifs. Le directeur général d’Air France‐KLM veut « changer de modèle » et « reconstruire » Air France. Pour cela, il veut accélérer le plan en le réalisant non pas en cinq mais en deux ans.
Le risque de remettre à plus tard la transition écologique
Face à l’épidémie de coronavirus et la paralysie de plusieurs secteurs, les dirigeants des grands groupes se succèdent sur les plateaux de télévision et de radio pour alerter, avec emphase, sur leur situation et appeler à l’aide. En coulisses, certains en profitent pour infléchir des normes environnementales, passées ou à venir.
« La situation est quand même très grave, ce sont des chiffres [sur le recul de la croissance] que notre génération ne connaît pas », alerte le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. « Quand le transport aérien lutte pour sa survie, il serait choquant que le gouvernement maintienne des taxes comme la taxe dite de « solidarité » et l’éco‐contribution », prévient le président de l’Union des aéroports français, Thomas Juin.
Pour la filière aérienne, le secteur est même un rempart contre un supposé repli sur soi. « Dans cette situation de crise [sanitaire], notre monde est quand même très petit, cela pousse vers l’isolement, vers le nationalisme » (…). « Vivre sans la possibilité d’aller, échanger, faire du business dans d’autres pays, ce n’est pas un avenir que j’envisage pour notre société », selon Michael Gill, directeur de l’Association internationale du transport aérien
Le risque du partage de la décision entre les PDG et l’État
On peut s’étonner que l’État qui est pourtant un actionnaire déterminant de nombre d’acteurs majeurs du secteur ne soit pas à même de leur imposer des orientations différentes de celles d’une entreprise qualifiée de « normale » par un ancien PDG (c’est-à-dire se fixant comme seule mission de créer de la valeur pour les actionnaires), orientations conformes à l’intérêt général.
On rappellera que les États français, allemand et espagnol détiennent ensemble 26 % du capital d’Airbus. Que les États français et néerlandais détiennent ensemble près de 30 % du capital d’Air France/KLM (14,3 % pour l’État français, 14 % pour l’État néerlandais) auxquels on pourrait ajouter les parts détenues par les salariés d’Air France (3,9 %) et celles détenues par les pilotes de KLM (2 %).
Quant aux Régions, en principe, « chefs de files du développement économique » elles sont engagées financièrement. Ainsi, la Région Occitanie l’est à travers le plan Ader IV qui devait déjà distribuer 200 millions d’euros aux fournisseurs aéronautiques sur la période 2017–2021. Il se pourrait que le financement de ce plan soit augmenté par la Région prochainement dans le cadre d’un plan plus vaste organisé par l’État.
Depuis le premier plan Ader de 2001, la Région n’a cessé de renforcer son intervention : 14 millions d’euros pour Ader I comme Ader II (2005–2010), portée à 170 millions d’euros pour Ader III de 2011 à 2016 et maintenant 200 millions d’euros pour la période 2017–2021.
Selon les termes employés par la Région, « Les financements d’Ader IV vont donner des moyens aux PME de la supply chain d’investir, de recruter, d’innover et d’absorber des cadences croissantes. La Région va veiller à la solidarité entre donneurs d’ordre et sous‐traitants, soutiendra l’internationalisation des entreprises, l’innovation, et l’anticipation des besoins en emplois et compétences. Le Plan régional aérospatial prévoit un soutien de 30 millions d’euros à de grands projets, collaboratifs et structurants, pouvant déboucher sur des démonstrateurs de l’avion plus électrique et plus écologique ».
Pour ce qui nous concerne, il nous semble loin d’être acquis que la solidarité entre donneurs d’ordre et sous‐traitants se soit sensiblement améliorée depuis le lancement du plan Ader IV, encore moins acquis que l’internationalisation des entreprises du secteur ait contribué à augmenter la valeur ajoutée territoriale. Pour ce qui est de la recherche, on rappellera que le ratio effort de R&D rapporté au chiffre d’affaires d’Airbus était de 7,7 % en 2010 et qu’il n’est plus que de 4,6 % en 2018. Enfin, contrairement aux attentes de la Région Occitanie, Airbus vient de concrétiser l’arrêt du E‑Fan X, le seul démonstrateur d’avion électrique développé par Airbus et Rolls‐Royce.
Un nouveau modèle de développement
Nous avons dans un précédent texte proposé un ensemble de dix solutions pour bâtir un nouveau modèle de développement de l’aéronautique. Nous souhaitons à présent prolonger le débat sur la question du bien commun que représente l’aéronautique. Et examiner ses significations concrètes.
Dans notre texte Ni catastrophe annoncée, ni avenir radieux garanti, Toulouse sera le territoire que nous en ferons, nous avions écrit : « L’aéronautique ne peut être considérée sous l’angle d’un bien privé ou d’un bien relevant de l’État, mais celui d’un bien commun, appartenant à tous les Toulousain(e)s au titre de leur patrimoine vivant ».
Et nous avions posé une question :
« Pourquoi d’ailleurs, l’État actionnaire, dans le cadre de l’adoption récente de la loi Pacte, n’imposerait-il pas à Airbus de se transformer en « entreprise à mission » ? Un tel statut, désormais envisageable par la loi, suggérerait qu’Airbus ne devrait plus être considéré une simple entreprise « normale », c’est-à-dire uniquement guidée par l’intérêt de ses actionnaires, mais une entreprise dont les missions seraient élargies pour pleinement prendre en compte les enjeux environnementaux et sociétaux et se comporter avec les responsabilités qui sont celles d’une entité stratégique au service de la souveraineté de la France et de l’Europe ».
Dans un dernier texte consacré au transport aérien et au cas particulier d’Air France, texte dans lequel nous nous retrouvons très largement, quatre auteurs avec lesquels nous avons engagé un dialogue écrivent :
« Au‐delà des premières mesures contre les différentes formes de dumping, il s’agira d’envisager comment les compagnies aériennes pourront accéder à un statut de “Commun” géré non pas par des actionnaires, fussent‐ils publics, mais par des structures associant les salariés, les usagers, les collectivités territoriales et l’État. Cela pourrait prendre la forme de SCIC – Sociétés Coopératives d’Intérêt collectif. Il en va de même pour les aéroports dans la gestion desquels, outre les Chambres de Commerce et les collectivités locales, les salariés, les usagers et les riverains devraient être aussi partie prenante. Ce serait alors aux nouveaux gestionnaires de fixer les règles d’usage du transport aérien prenant en compte aussi bien la diversité sociale que l’égalité des droits à accéder au voyage aérien dans des conditions qui s’inséreront dans la démarche plus globale de prise en compte des enjeux climatiques ».
Nous pensons que si le statut de SCIC pourrait parfaitement être envisagé pour les aéroports, celui d’ « entreprise à mission » pourrait être retenu pour Airbus comme pour Air France. Un tel statut devrait permettre à ces deux entreprises de s’écarter très sensiblement de l’objectif qu’elles poursuivent toutes deux manifestement, celui, exclusif, de création de valeur actionnariale. Comme la loi Pacte incite à le faire, ces entreprises pourraient placer au centre de leur stratégie la transition écologique, le respect des humains et de la nature.
Mais une telle orientation stratégique est inséparable d’une autre organisation de la gouvernance. Cette nouvelle gouvernance, réalisant une véritable démocratie d’entreprise, proposée par Olivier Favereau, distinguerait « parties constituantes » et « parties prenantes ». Les parties constituantes correspondraient aux acteurs directement engagés dans l’entreprise : les travailleurs et les apporteurs de fonds propres durables : ici, les États. On pourrait, bien sûr, imaginer que les Régions soient également à l’avenir intégrées comme parties constituantes, celles‐ci pouvant abonder les fonds propres de l’entreprise. Les parties prenantes rassembleraient les acteurs impliqués par les activités de l’entreprise. Le rôle du directeur général de l’entreprise dans le cadre de cette nouvelle gouvernance serait celui d’un arbitre entre parties constituantes et entre parties constituantes et parties prenantes.
Dans la perspective que nous venons d’indiquer, nous approuvons pleinement la démarche entreprise par les syndicats des salariés de l’aéronautique qui ont lancé une initiative concernant l’utilisation du potentiel de production et d’étude libéré selon trois axes :
- Se diversifier afin de réduire la dépendance des territoires à l’industrie aéronautique
- S’adapter rapidement pour répondre à l’urgence des enjeux environnementaux
- Reconquérir une souveraineté industrielle inclusive d’autres tissus productifs par exemple comme la santé, l’agriculture…
Ces syndicats estiment que forts de de l’expertise individuelle et collective des salariés, il est possible de proposer une nouvelle vision et de nouvelles perspectives pour la filière aéronautique. Les salariés peuvent être une force de proposition pertinente, compétente pour surmonter la crise, refonder l’appareil industriel et ainsi le mettre au service de l’humain et construire un après démocratique, écologique et social dans la société comme dans les entreprises.
Cette démarche, que nous saluons, s’adresse, sous la forme d’une « enquête », en premier lieu à l’ensemble des salariés de toute la communauté de travail de la filière aéronautique (Airbus, fournisseurs, sous‐traitants, intérimaires, compagnie aérienne,…) en France. Elle s’adresse aussi aux acteurs (citoyens, ONG, associations, …) qui agissent sur les territoires, aux acteurs préoccupés par le devenir de l’aéronautique ainsi par les urgences sociales et environnementales.
C’est donc tout naturellement que nous relayons cette belle initiative citoyenne en suggérant à ceux qui auront lu le présent texte de participer eux‐mêmes à l’enquête.
De façon très concrète, nous voyons que le nouveau modèle de développement que nous appelons de nos vœux articule de façon inséparable transition écologique, nouvelle façon de penser et mettre en œuvre l’économique et le social, et nouvelle gouvernance reconnaissant la place pleine et entière des travailleurs dans les processus de décision.
Penser l’avenir de l’aviation et de l’aéronautique
Relire les contributions sur le forum de Mediacités :
- Le 4 mai, L’industrie aéronautique, une activité du passé, vraiment ?
- Le 9 mai, Toulouse, un pays de cocagne ?
- Le 15 mai, Ni catastrophe annoncée, ni avenir radieux garanti, Toulouse sera le territoire que nous en ferons.
- Le 28 mai, Air France et les compagnies à bas‐coût : repenser l’avenir du transport aérien.
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