Chez Mediacités, nous avons l’habitude d’enquêter sur des sujets de santé publique. Et la persistance du bizutage - bien qu’interdit depuis plus de vingt ans - en est indéniablement un. Description détaillée de la situation, esquisses de solution… Le sujet était à l’agenda de notre première rencontre lecteur de l’année, le 18 octobre dernier.
Et maintenant on fait quoi pour que ça cesse ? C’est souvent la grande question qui vient à l’esprit après la lecture d’une enquête Mediacités. Mettre le doigt sur des dysfonctionnements, c’est notre rôle de média d’investigation indépendant. Mais notre travail ne peut pas s’arrêter là. Poursuivre la réflexion, être acteur du débat public, élaborer des pistes de solution, tel est aussi notre rôle. C’est pourquoi nous organisons régulièrement des rencontres avec nos lecteurs. Autant de moments privilégiés qui nous offrent également l’occasion de présenter nos méthodes de travail et les coulisses de nos enquêtes.
Mardi 18 octobre 2022, ce fut le cas à propos de nos articles consacrés à la persistance de la pratique interdite du bizutage à la fac de médecine de Lille, la plus grande de France, comme c’est aussi le cas dans de nombreux établissements d’enseignement supérieur. La rencontre s’est tenue au bar W, dans le quartier lillois de Wazemmes. En voici un bref compte‐rendu.
La naissance de l’enquête : un lanceur d’alerte
Thomas Robert, le lanceur d’alerte sans qui cette enquête n’aurait sans doute pas vu le jour, raconte ce qui l’a poussé à s’intéresser au sujet : « Le meurtre, les crimes, les gens savent ce que c’est, ils savent l’identifier. A l’inverse, le bizutage, la plupart n’ont pas conscience de ce que cela recouvre. » Cet ingénieur de formation décide alors d’amasser un maximum de données sur ces pratiques. Son travail, qu’il mène seul, débouche sur un mémoire de 200 pages comprenant nombre de témoignages et d’observations d’étudiants de la fac de médecine de Lille. Il y dénonce non seulement l’alcoolisation massive – et souvent peu consentie – des jeunes étudiants mais aussi un système perpétuant sexisme décomplexé et relations de domination entre les bizuths et leurs parrains‐marraines.
Le travail de Thomas Robert, rencontré lors d’une soirée organisée par Mediacités Lille, sera le point de départ de l’enquête d’Alexia Eychenne ; La journaliste à Mediacités décide de mettre l’accent sur la série de drames survenus ces dernières années lors des soirées dîtes « d’intégration ». L’enquête sera complexe à mener. Pris dans des logiques d’appartenance, de fidélité à leurs groupes d’intégration, les étudiants en médecine refusent le plus souvent de témoigner. Parfois, ils bloquent même Alexia Eychenne sur les réseaux sociaux dès qu’elle tente de les approcher.
Ces groupes d’intégration disposent chacun de leurs couleurs, de leurs logos et de traditions plus ou moins « hard ou soft » (en réalité tous bizutent). Ils sont particulièrement influents dans la vie sociale des étudiants en médecine. Appartenir à l’un d’eux acte des relations durables avec les autres membres du groupe, à la manière d’un « réseau professionnel » indique Thomas Robert. Les membres de ces groupes s’affichent ensemble pour le reste de leurs études, sur les réseaux sociaux comme dans les TD. Ainsi, même les étudiants qui arrivent en fac de médecine emplis d’idéaux contraires à la culture du bizutage sont incités à « tout laisser de côté et à oublier leurs principes ». « Plus rien ne compte pour être intégré dans le groupe », juge sévèrement Thomas Robert.
Mutisme institutionnel
Interdit par la loi depuis plus de vingt ans, mais jamais réellement aboli, le bizutage est‐il une fatalité ? Face à des traditions dangereuses, qui n’ont changé que de nom [pour devenir des “intégrations”], l’administration hospitalière ne prend pas en compte les signalements de Thomas Robert – pas davantage que les sollicitations de Mediacités. À réception du rapport du lanceur d’alerte, la secrétaire du doyen lui répond sans détours : « Il n’y a pas de bizutage à la fac de médecine. »
Les quelques efforts menés par la faculté n’ont jusqu’ici pas porté leurs fruits. Le président a bien alerté sur les risques neurologiques du binge drinking (l’ingurgitation d’une grande quantité d’alcool sur un laps de temps très court) mais il est resté sourd aux signalements de comportements sexistes et dégradants, pourtant au cœur des pratiques de l’intégration en médecine. Une commission dédiée a bien été créée mais elle n’a pas donné suite aux remarques et suggestions de Thomas Robert. La faculté a pour sa part refusé de répondre aux questions d’Alexia Eychenne, préférant une communication unilatérale au travers d’une conférence de presse à laquelle Mediacités n’a pas été convié.
Une mobilisation générale pour éviter de nouveaux drames
À la fin des échanges au bar W de Wazemmes, beaucoup de questions sont restées en suspens. Que sait exactement la faculté des pratiques d’intégration et de ses dérives ? Quelles actions compte‐t‐elle mettre en place pour les éviter, sans se contenter de soutenir qu’elle n’y peut rien car il s’agit d’initiatives privées qui se déroulent hors de ses locaux ?
La gravité des faits révélés – deux morts en 2015 et 2021 – prend une dimension encore plus forte lorsque l’on sait que les étudiants mis en danger – ou qui mettent en danger leurs compères – sont les médecins de demain, à qui on remettra notre santé et notre intégrité physique. Thomas Robert l’a précisé d’entrée : il s’agit pour lui, au travers d’un travail qu’il entend poursuivre, de mettre en lumière des agissements légalement répréhensibles afin d’éviter de nouveaux drames. Une préoccupation qui devrait susciter une mobilisation générale.
Julien Beauvois (Sciences Po Lille) et Matthieu Slisse
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