C’est un joli petit lotissement construit à l’entrée du quartier Beaulieu à Wattrelos, sur l’emplacement de la friche Griltex. En tout, 35 maisons individuelles et un petit immeuble de 19 appartements édifiés depuis 2013. Pas facile d’imaginer que ces logements proprets sont sortis d’une terre souillée par des décennies d’exploitation industrielle. Depuis les années 1950, en effet, le site a successivement appartenu à une usine textile, puis au fabricant de tapis de sol Sarneige et enfin à Griltex, un spécialiste de la transformation de plastique. Des activités qui ont laissé des souvenirs toxiques dans le sol sous la forme de métaux lourds (comme le baryum), de solvants ou encore d’hydrocarbures aromatiques polycyclique (HAP)… Ces derniers sont potentiellement responsables de cancers, telle la leucémie.
Des terrains pollués comme celui‐ci, devenus constructibles, le territoire de la métropole lilloise en est truffé. En explorant la base de données publique Basol qui les recense, Mediacités en a comptabilisé 163, signalés comme « pollué », « avec restriction d’usage » ou « sous surveillance ». Les 90 communes de la Métropole Européenne de Lille (MEL) abritent toutes ce genre de parcelles. Des cuves de fioul, d’huiles ou d’hydrocarbures enterrées aux solvants de décapage, on y trouve de tout. « De toutes les manières, l’ensemble des sols de la région est pollué », commente, laconique, Jean‐Rémi Mossman, directeur régional du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’établissement public de référence sur les risques liés aux sols et sous‐sols. Seule réponse à ce fatalisme apparent : une transparence maximale à laquelle Mediacités contribue en publiant la carte des terrains souillés par une pollution industrielle.
La Basol recense aussi bien des petits pollueurs – garages, blanchisseries… – que des gros. Apparaissent ainsi les anciennes filatures de la Lainière, l’entreprise PJT industries et son passé de teinturerie illicite à Tourcoing, les usines des chimistes Rhodia à Saint‐André et Marquette ou Kuhlmann à Wattrelos ou encore l’ex-raffinerie Totale à Lesquin… Autant de vestiges du riche passé industriel de la région.
La liste des sites pollués n’est malheureusement pas exhaustive. Et son actualisation n’est effectuée que « dans la mesure du possible, au fil de l’eau », explique Christophe Géraux, le porte‐parole de la Dreal des Hauts‐de‐France. Seuls 5 inspecteurs travaillent à temps plein sur la Basol qui couvre l’ensemble de la région. De nombreuses fiches de la métropole lilloise commencent ainsi à dater. Les dernières informations sur le site Griltex, par exemple, remontent à 2012, soit une année avant le début des travaux de lotissement, quand le terrain de Wattrelos n’était encore qu’une friche souillée par les substances toxiques. Autrement dit, selon la fiche Basol, aucun contrôle n’a été réalisé par les autorités publiques depuis le traitement de dépollution du terrain. Celui‐ci a été pris en charge par le promoteur qui a fait retirer la majorité des 277 tonnes de terres polluées sur le site. Mais il en a laissé une partie sur place, transformée en « butte paysagère » et recouverte d’un textile qui permet de séparer les terres saines de celles contaminées.
Enlever la terre la plus souillée – on parle d’excavation – est la méthode de traitement des sols la plus utilisée. Moins coûteuse et plus rapide, elle n’est en revanche pas efficace à 100 %. « Il n’y a pas beaucoup de travaux de dépollution à proprement parler car, pour les entrepreneurs, la réhabilitation des friches est soumise au bon vieux principe « le temps, c’est de l’argent » », reconnaît le patron régional du BRGM, Jean‐Rémi Mossman.
Restrictions d’usage des sols pollués
Faute de dépolluer les sols dans leur intégralité, les promoteurs – mais aussi les collectivités locales – adaptent leurs programmes de construction en fonction des restes de pollutions. « On analyse et on développe des projets en tenant compte de l’état des sols car les financements sont restreints », explique Guillaume Lemoine, ingénieur écologique de l’Etablissement Public Foncier (EPF) de la région, qui accompagne les collectivités dans leur recyclage de friches industrielles.
Les risques pour la santé diffèrent selon les substances polluantes, leur quantité ou encore leur présence dans l’air ou dans l’eau. Le temps d’exposition à ces polluants est aussi un des critères pris en compte dans les chantiers. Des polluants risquent de s’infiltrer dans l’air des habitations ? On construira des bureaux ou des commerces pour limiter le temps d’exposition. Des substances dans les sols pourraient contaminer des aliments ? Il sera interdit cultiver un potager dans son jardin…
C’est ce qu’on appelle des restrictions d’usage. Ainsi, à Wattrelos, à côté de la butte paysagère, tout près du nouveau lotissement, un panneau annonce la construction prochaine d’un immeuble doté d’un parking… aérien. La raison ? C’est une condition posée par l’Agence Régionale de Santé (ARS) : « La pollution résiduelle sur ce terrain ne permet pas de construire de logements en rez‐de‐chaussée. Mais il est possible d’édifier un parking ouvert, aéré et ventilé, qui limite les risques pour les habitations situées au‐dessus. »
Cette « gestion des risques » est la politique appliquée au niveau national depuis 2007. La métropole lilloise la décline localement via « une politique volontariste pour la gestion des friches » qui représentent quelque 400 hectares. Ces anciens terrains industriels, situés au coeur des villes, constituent en effet une réserve foncière de choix pour la MEL. Elle y voit le moyen d’atteindre son objectif de construire 6000 logements neufs par an, tout en évitant l’étalement urbain.
La fin du « pollueur‐payeur »
Si la métropole lilloise conduit des projets de réhabilitation de grande ampleur – comme la Lainière et ses 33 hectares qui s’étendent de Roubaix à Wattrelos –, les friches de plus petites superficies intéressent surtout les acteurs du privé. Ces bouts de terres à la localisation idéale s’acquièrent à bas prix avec des perspectives très lucratives. A Lille, comme dans le reste de l’hexagone, l’intervention de promoteurs immobiliers dans le recyclage du foncier s’est intensifiée depuis la loi Alur de 2014. Avant, c’était le principe théorique du « pollueur‐payeur » qui primait. Depuis, les acquéreurs peuvent, s’ils le désirent, assumer le traitement de la pollution des sols. A eux d’apporter la preuve des travaux réalisés et du respect des normes environnementales et sanitaires.
« La stricte application de ce scénario n’est pas contrôlée par les services de l’Etat, seulement par des bureaux d’études agréés et mobilisés par le promoteur », s’inquiète Elodie Crépeau, de l’association Robin des Bois. Un urbaniste proche de la MEL, qui souhaite garder l’anonymat, assure que recycler des sols afin de pouvoir y construire des logements demande « beaucoup de savoir‐faire. Peu de bureaux d’études sont fiables et la qualité du travail laisse parfois à désirer. »
Défaut d’information des habitants
« Si ça a été construit, c’est bien qu’il n’y a plus de pollution », se persuade le locataire d’un lotissement édifié sur une ancienne friche de 4,5 hectares à Wasquehal. Le site de l’ancienne usine Onduclair, à quelques centaines de mètres du centre‐ville, a laissé place à 460 logements et une résidence pour personnes âgées. Sur le bail de cet habitant, aucune mention de pollution ou de restrictions d’usage. Pourtant, le terrain est référencé comme pollué, tant sur Basol que sur les documents d’urbanisme de la commune. Le permis de construire, délivré en 2008 aux promoteurs, indique qu’« en tout état de cause, les futurs acquéreurs et locataires devront être informés de l’historique du site et des précautions à prendre ».
Ici, il est interdit d’utiliser l’eau du sous‐sol. Il est aussi recommandé de renouveler l’air des maisons trois fois par jour, et celui des parkings collectifs au moins deux fois par semaine. Les activités successives de teinturerie et de fabrication de plaques en plastique ont laissé des traces au point que la Dreal note en 2012, lors de son dernier contrôle, que « la situation se dégrade ». Il se dégage encore des substances volatiles comme le trichloroéthylène, un décapant responsable de cancers du rein. Quant aux eaux souterraines, elles portent toujours les stigmates de la pollution passée. Les valeurs relevées sont certes en‐deçà du seuil défini par les instances sanitaires mondiale et françaises (OMS et ANSES), mais elles ne dispensent pas les propriétaires d’informer leurs locataires sur les précautions à prendre. Il s’agit même d’une obligation prévue par le code de l’environnement. Elle n’est apparemment pas toujours respectée.
Principe de précaution
Tout le monde ne se résigne pas à la dépollution express et à son cortège de « restrictions d’usages ». « Ah non, pas de ça ici ! » s’exclame Michel Pacaux, le maire de Frelinghien. L’édile supervise les travaux de réhabilitation de l’ancien site Flandres Investissements – anciennement Molinel et Flandres Ennoblissement –, au 18 rue du pont rouge, à deux pas de la frontière belge. Les activités industrielles s’y sont succédé depuis 1874, laissant derrières elles une flopée de substances dangereuses dans le sol : arsenic, plomb, HAP, hydrocarbures… Après 10 ans de combat devant les tribunaux pour exproprier le pollueur‐pas payeur, la municipalité a enfin pris possession des lieux. « C’est une bonne chose, ça nous permet de mener une vraie dépollution. Et au moins je suis sûr que c’est bien fait », assure Michel Pacaux.
Pour celui qui préside aux destinées de Frelinghien depuis 47 ans, les sites et sols pollués représentent le combat d’une vie. Michel Pacaux a longtemps été vice‐président chargé des friches à la Métropole de Lille, au temps où elle s’appelait LMCU. Entre l’achat des 3,3 hectares du site Flandres Investissements et les travaux de démolition et de dépollution, plus d’un million d’euros auront été déboursés. Entièrement aux frais de la commune. « Le secteur du privé est souvent moins regardant en matière de réhabilitation », souffle‐t‐il. Alors rien n’est laissé au hasard. « Ici, il y a un reste de pollution, indique‐t‐il en pointant une zone de quelques mètres carrés. On me dit que ça ne pose pas de problème, que cela peut être constructible. » Le maire assure pourtant qu’il n’y aura rien à cette place, juste un espace vert et vierge.
Les effets des sols pollués sur la santé en question
« Si aujourd’hui les risques sont jugés faibles, dans dix ans ça sera peut‐être considéré comme trop risqué, justifie Michel Pacaux. De même que les normes d’il y a dix ans étaient plus laxistes qu’aujourd’hui. » A titre d’exemple, il a fallu attendre près de 20 ans pour que le trichloroéthylène passe, en 2012, de cancérogène « probable » à « avéré ». Et six ans de plus pour que l’Agence nationale de santé (ANSES) propose un seuil limite d’exposition à ne pas dépasser. Or l’agence de recherche sur le cancer de l’OMS, le CIRC, recense encore 380 substances cancérogènes « probables » ou « possibles »…
Face au principe de précaution mis en avant par le maire de Frelinghien, Guillaume Lemoine, de l’Etablissement Public Foncier, se veut rassurant : « Des terrains très pollués peuvent ne présenter aucun danger », indique‐t‐il. Cet avis s’appuie peut‐être sur les difficultés rencontrées par les scientifiques pour estimer les risques. Le passage des polluants du sol dans l’organisme humain est très mal connu. On ignore aussi les conséquences d’un « effet cocktail » provenant du mélange de plusieurs substances sur le long terme. Enfin, quand des troubles sont observés dans une population habitant sur un terrain pollué, il est impossible de soupeser le rôle joué par ce critère par rapport aux autres causes possibles (modes de vie, expositions professionnelles, facteurs génétiques, etc.). « Les doutes scientifiques sont nombreux sur les effets des sols pollués sur la santé », concluait l’Institut national de veille sanitaire dans un avis publié en 2013.
Principale leçon des quelques études locales disponibles, « la part attribuable à l’environnement immédiat et en particulier au sol semble limitée au regard des autres sources d’exposition. C’est généralement l’alimentation qui contribue le plus fortement à l’exposition ». D’où des mesures de prévention qui consistent surtout à éviter l’inhalation de poussières ou l’ingestion d’eau et d’aliments cultivés sur les sols souillés. Encore faut‐il que les habitants de tels terrains soient correctement informés. Ce qui, en l’attente d’une mise en oeuvre de dispositions de la loi Alur, est encore loin d’être le cas.
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