A quoi sert le journalisme d’investigation ? Et à quoi sert Mediacités, qui a placé la « révélation » au cœur de son projet éditorial ? Ces deux questions nourrissent depuis 2020 un travail d’introspection annuel qui se concrétise par un « rapport d’impact » dans lequel nous passons en revue les retombées qu’ont eues – ou que n’ont pas eues – nos informations publiées au cours de l’année écoulée.
Sur les quelque 180 articles parus en 2024 dans l’édition lilloise de Mediacités, dont une quarantaine d’enquêtes, voici donc les sujets qui ont eu le plus « d’impact ». Certains ont eu un débouché judiciaire, d’autres ont contribué à faire évoluer les règles, d’autres encore ont déclenché ou alimenté un débat public… Beaucoup de ces informations, vous le constaterez, constituent en fait de véritables dossiers, suivis depuis plusieurs années. Signe que l’impact nécessite souvent de la persévérance. Et qu’il est parfois différé.
1/ Les révélations dont s’est saisie la justice
Affaire Castelain : 2024, l’année du jugement
Rappel des faits - Le 15 juin 2018, Mediacités révélait comment le président de la métropole européenne de Lille (MEL), Damien Castelain, avait fait prendre en charge par la collectivité des dépenses personnelles telles que des soins de hammam, des séjours dans un hôtel de luxe parisien, des parfums ou… des chaussettes. Montant des factures : quelque 20 000 euros. Après avoir longtemps contesté les faits, et suite à une enquête sur place de l’Agence française anti‐corruption (AFA), le président de la MEL finira par rembourser la somme via un étrange « don » à l’institution. Trop tard, néanmoins, pour échapper à un procès, l’affaire ayant fait l’objet de signalements au procureur de la République.
Impact - Au bout d’un feuilleton aux multiples rebondissements narré par Mediacités, « l’affaire des frais » a enfin été jugée… en juillet 2024. Soit six ans après notre premier article. À l’issue d’un procès plus large impliquant Damien Castelain dans trois autres dossiers, le tribunal judiciaire de Lille l’a condamné à un an de prison avec sursis, 20 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité pour détournement de fonds publics, abus de confiance et prise illégale d’intérêts. S’il n’a retenu pour illégales que 548 euros de notes de frais « dont le caractère personnel est manifeste », le tribunal a souligné la « gravité » des faits « commis par une personne investie d’un mandat électif ». Le feuilleton va toutefois se poursuivre. Estimant la peine trop légère, le parquet a en effet interjeté appel.
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Ilévia/Transpole : des élus CGT condamnés
Rappel des faits - C’est une affaire qu’a révélée Mediacités en 2018 mais qui n’a été jugée qu’en avril de cette année, après bien des péripéties. Trois salariés du concessionnaire des transports publics de la métropole de Lille, Ilévia (ex‐Transpole) ont comparu le 31 mars devant le tribunal correctionnel de Lille. Ces élus ou proches de la CGT étaient accusés d’avoir allègrement profité de l’argent du comité d’entreprise pour leurs besoins personnels en 2015–2016. Deux d’entre eux ont été lourdement condamnés, dont l’ancien trésorier adjoint du CSE. À l’époque patron de la toute puissance CGT, il a écopé d’une peine d’un an de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende.
Piece5_MFarhiImpact - Au‐delà de comportements personnels répréhensibles – tels un voyage familial aux États‐Unis de 15 000 euros payé directement par le CE ou l’appropriation personnelle d’un véhicule du CE – l’affaire a permis de mettre en lumière les relations troubles du syndicat majoritaire avec la direction d’Ilevia-Transpole. Il est aussi à souligner qu’elle n’a pu éclater que grâce aux informations recueillies sur le fonctionnement du CE durant les deux courtes périodes où la CGT a perdu sa majorité, permettant leur transmission à la justice. On soulignera enfin l’absence à ce procès de l’entreprise Ilévia‐Transpole qui a fermé les yeux sur la gestion d’un comité d’entreprise, doté d’un budget de 3,5 millions de budget annuel.
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2/ Les enquêtes qui ont fait bouger les lignes
AIL du Nord : coup de frein au clientélisme
Rappel des faits - A partir de la fin 2021, Mediacités se penche à plusieurs reprises sur les actions d’intérêt local (AIL) du département du Nord. Ce dispositif accorde à tous les conseillers départementaux une enveloppe personnelle de subventions qu’ils peuvent attribuer selon leur bon vouloir. Soit au total près de 12,5 millions d’euros distribués entre 2018 et 2023. Problème, ces aides, qui fleurent bon le clientélisme, soutiennent parfois des actions loufoques. De plus, la bonne utilisation des fonds n’est jamais contrôlée. Exemple des dérives possibles, nous avons découvert que deux conseillers départementaux avaient financé une association créée par un élu de la majorité municipale de Roubaix dont ils étaient eux‐mêmes membres.
Impact - À la suite de nos enquêtes, les choses ont commencé à bouger au conseil départemental. L’opposition écologiste s’est emparée du sujet pour réclamer soit la disparition pure et simple des AIL au profit d’un budget participatif, comme l’a déjà fait un département comme la Seine‐Saint‐Denis, soit la définition de règles d’attribution plus strictes (définition d’un montant maximum, de critères précis, etc.). Le président Christian Poiret a approuvé la deuxième option et mis en place un groupe de travail afin de mieux encadrer les AIL. La Chambre régionale des comptes a enfin publié un rapport en septembre 2024 qui critique vertement le « saupoudrage » et l’efficacité des subventions et recommande de nouvelles mesures de contrôle.
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Affaire Agius : l’adjoint au maire démissionne
Rappel des faits - Le 6 février 2024, la maire de Calais, Natacha Bouchart, demande à son premier adjoint Emmanuel Agius, de se mettre en retrait de tous ses mandats et de démissionner de la présidence de l’office public HLM Terre d’Opale Habitat (TOH). C’est la conséquence de la publication, quelques jours plus tôt, d’un article de Mediacités révélant comment sa compagne a pu racheter à bon prix un appartement mis en vente par l’office HLM, sans qu’il prenne la peine de s’abstenir au moment du vote validant la cession. Le 14 février, notre journal récidivait en dévoilant une autre vente d’appartement de TOH, cette fois au bénéfice de sa fille.
Impact - Emmanuel Agius a depuis démissionné de tous ses mandats. Et suite à des signalements, une enquête préliminaire a été engagée par le parquet. L’OPH a par ailleurs diligenté des audits et l’Ancols, le gendarme des bailleurs sociaux, s’est saisi du dossier.
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Usine Exide / pollution au plomb : dépôt d’une proposition de loi
Rappel des faits - L’usine de fabrication de batteries au plomb Exide Technologies – auparavant appelée Tudor – est implantée entre Lille et Faches‐Thumesnil depuis un siècle. Depuis un siècle, elle pollue les sols des habitations alentour… sans que les riverains n’en soient informés. En octobre 2022, notre enquête révélait comment une simple procédure administrative avait fini par – très tardivement – alerter les habitants. Nous révélions également les failles dans les mesures de protection établies par l’Agence régionale de santé (ARS) et les conséquences qu’elles pourraient engendrer sur la santé des riverains.
Impact - Depuis sa parution, notre article a été repris par plusieurs médias (Wéo, Mediapart, France 2, Le Monde, Vakita…), participant à la prise de conscience collective du danger que représente la surexposition au plomb, avant tout chez les enfants en bas âge et les femmes enceintes. Un mois après la parution de notre enquête, la mairie de Faches‐Thumesnil a entrepris une série de tests, lesquels ont révélé des teneurs en plomb préoccupantes. Cette situation a attiré l’attention du chimiste new yorkais spécialiste des pollutions au plomb Alex Van Geen. Afin d’éprouver au passage sa méthode simplifiée de mesures des contaminations, il a pris contact avec les habitants du sud de Lille pour leur mettre gracieusement à disposition des kits d’analyse des sols. Ces nouveaux relevés révèlent des pollutions particulièrement importantes, et ce y compris en dehors de la “zone Exide” délimitée par la préfecture.
Pourtant, seuls les riverains de cette zone peuvent bénéficier d’un financement de la dépollution de leur terrain… Monté en association, un collectif de riverains refuse cet état de fait et envisage désormais d’intenter une procédure en justice contre l’Etat. Aussi, en s’inspirant largement des errements dans le dossier Exide Technologies, la sénatrice écologiste Anne Souyris a déposé une proposition de loi « visant à renforcer la lutte contre la présence de plomb dans l’environnement ».
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3/ Les articles qui ont initié un débat public
Lycée Averroès : nuance et recul
Rappel des faits – Taxé de « séparatisme », le lycée privé Averroès – le plus grand lycée musulman de France – a vu, en septembre dernier, être résilié le contrat d’association qui le liait depuis 2008 à l’Etat. Cette décision préfectorale contestée a mis fin à tous les financements publics. Le manque à gagner s’élève à 1,8 million d’euros et place l’établissement dans un équilibre économique particulièrement précaire.
Impact - Tout au long du très intense feuilleton médiatique qui accompagné “l’affaire Averroès”, Mediacités s’est attaché à prendre des distances avec la seule parole préfectorale. Nos informations ont permis de dévoiler les coulisses d’une instruction à charge – et truffée d’irrégularités – par l’ancien préfet du Nord Georges‐François Leclerc. De quoi éclairer sous un jour nouveau une affaire autrement plus complexe que le simple procès en séparatisme… qui vaudrait une sentence indiscutable.
Enregistrement à l’appui, nous avons notamment raconté le très houleux déroulement de la « commission de concertation pour l’enseignement privé » réunie le 27 novembre 2023 et qui a acté la résiliation du contrat d’association. De la présence surprise de Xavier Bertrand à une parole des représentants d’Averroès muselée à de multiples reprises, la reconstitution de cette réunion a joué un rôle clef lors de l’audience de juillet devant le tribunal administratif. Dans leur décision du 22 juillet dernier, les juges ont ainsi tenu à souligner que le déroulé de cette commission était « propre à créer un doute sérieux sur la validité de la mesure de résiliation ». Si elle venait à être confirmée lors du jugement “sur le fond”, attendu dans les prochains mois, cette “méconnaissance des droits de la défense” pourrait conduire à l’annulation de la décision préfectorale.
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Bizutages : la fac de médecine de Lille face à ses responsabilités
Rappel des faits - Au cours des deux dernières années, Mediacités a consacré pas moins de six articles à documenter les soirées d’intégration – autre nom du bizutage -, des étudiants de la faculté de médecine de Lille. Un long travail qui a exploité aussi bien une enquête très poussée d’un lanceur d’alerte détaillant l’organisation des groupes de bizuteurs et leurs pratiques, que des vidéos et des photos interceptées sur les réseaux sociaux ou des documents officiels. Nous avons ainsi pu mettre en évidence le rôle de l’alcoolisation forcée et de l’humiliation lors de ces soirées ainsi que l’omerta, voire la passivité, des autorités universitaires face à ces dérives.
Impact - Pour prolonger ces révélations, Mediacités a organisé dès octobre 2022 un débat public afin de réfléchir à des solutions. Force a été de constater six mois plus tard que les bizutages continuaient tandis que la faculté de Lille se murait dans le silence en refusant de répondre à nos questions.
En septembre 2024, nous avons alors dévoilé le contenu de rapports censés rester secrets, dont une enquête de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (Igesr) particulièrement critique à l’égard de l’Université accusée de pérenniser et d’amplifier les dérives. Cet article a été publié à la veille d’un procès devant déterminer les responsabilités dans la mort d’un étudiant en médecine, percuté par un camion au sortir d’une de ces soirées d’intégration alcoolisées. Sur le banc des inculpés : trois étudiants aux manettes de l’organisation de la soirée. S’appuyant sur le rapport de l’Igesr, la famille de la victime a obtenu le renvoi du procès en février 2025 afin que l’Université soit jugée aux côtés des trois étudiants accusés de « bizutage » et de « complicité de bizutage ».
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Marcq Institution : la lutte contre le harcèlement sexuel en question
Rappel des faits - Le 22 février, Mediacités publie une enquête en collaboration avec Politis sur la suspension d’un professeur d’anglais du prestigieux lycée privé Marcq Institution, situé à Marcq‐en‐Baroeul, dans la partie cossue de la banlieue de Lille. L’enseignant a été sanctionné le 31 janvier par la direction après avoir été accusé par une élève d’avoir eu « une attitude inappropriée » lors d’un cours dispensé la veille. De fait, les témoignages recueillis par nos deux rédactions font état d’un comportement assimilable à du harcèlement sexuel et d’une volonté d’humiliation. « Dès qu’il y a un fait qui jette le moindre doute, une décision est prise », assure l’établissement, qui a par ailleurs signalé l’incident au rectorat.
Impact - Dans cet article, Mediacités et Politis donnent toutefois la parole à d’anciennes élèves affirmant avoir subi des comportements déplacés à caractère sexuel de la part de ce professeur dans les années précédentes. Nous révélons également que plusieurs alertes le concernant avaient déjà été effectuées, et qu’elles étaient remontées à au moins deux reprises au niveau de la direction. Des faits qui battent en brèche le discours officiel d’une réaction inflexible en cas de « moindre doute ». Il est vrai que ce lycée cultive une image élitiste, sur laquelle Mediacités s’était aussi penché, et qu’il entend manifestement protéger à tout prix.
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4/ Les enquêtes dont on regrette qu’elle n’aient pas produit plus d’impact
Argent public : le fiasco du Centre européen des textiles innovants
Rappel des faits - Créé en 2012 grâce à 40 millions d’euros issus de l’Etat, de l’Europe, de la Région Hauts‐de‐France et de la Métropole européenne de Lille, le Centre européen des textiles innovants (Ceti), installé à la frontière de Roubaix et de Tourcoing, ne cesse de perdre de l’argent. A partir d’un rapport de la Cour des comptes, Mediacités s’est penché, il y a tout juste un an, sur le fiasco de ce projet censé favoriser la renaissance d’un secteur textile autour d’un pôle innovant. Las. La structure abandonne de plus en plus sa mission originelle de recherche pour se concentrer sur de la pré‐production industrielle, dénoncent les magistrats. Et bien que se présentant comme « privée », elle nécessite toujours plus de subventions publiques pour survivre (8 millions d’euros sur la période 2017–2021). Une situation que documente également notre enquête.
Impact - Malgré ce constat au vitriol, la MEL et la Région ont reconduit leur soutien en 2024 à hauteur de 700 000 euros. Les deux institutions ne voient manifestement aucun mal à ce que le Ceti ait indirectement utilisé leur argent pour devenir actionnaire d’une usine de recyclage de textiles située… à Hendaye ! Mais comme le confie un connaisseur du dossier à Mediacités : « Les collectivités ont mis tellement d’argent depuis le lancement du projet qu’elles ne peuvent plus laisser tomber, ce serait un désaveu. »
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