Une manifestation. Deux cortèges. Ce mardi 28 mars, la dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites a été le théâtre d’un spectacle inédit, à Toulouse. Vers 16h, alors que la tête du cortège syndical marquait le pas au niveau de l’école de commerce TBS, sur le boulevard Lascrosses, les forces de l’ordre se sont glissées devant les drapeaux colorés de l’intersyndicale.
Copieusement huée de tous les côtés, la manœuvre policière a isolé du cortège principal le millier de personnes qui déambulaient en désordre à l’avant. Parmi elles, un bloc d’une centaine de jeunes gens en noir – des gars et des filles – dont les casques, les gants, les lunettes et les masques montraient la résolution à se frotter aux moyens de dispersion des gendarmes mobiles et CRS.
Après s’être imposé à l’avant depuis la place Héraclès, ce groupe se bornait jusque‐là à ses traditionnels chants hostiles aux forces de l’ordre. Une pluie de palets de lacrymogènes et un canon à eau se sont employés à le disperser. La manifestation n’avait duré qu’une heure et elle semblait déjà devoir dégénérer.
L’intersyndicale, l’arme au pied
« Avancez ! Les syndicats, avec nous ! Avancez ! ». Chauffé à blanc par le coup de pression policier, l’avant‐cortège appelle les régiments salariaux à la rescousse. En vain. Malgré les lazzis des manifestants interloqués par le cordon sécuritaire en formation devant eux, le cortège syndical ne bouge pas. Deux lignes de service d’ordre, dont une quinzaine de solides gaillards en cuir, écouteurs à l’oreille et cheveux ras, maintiennent les dizaines de milliers de manifestants à bonne distance de cette première échauffourée.
L’immobilisme en ulcère plus d’un. « C’est inadmissible de laisser faire ça », postillonne un quadragénaire en veste de jean, dans le visage d’un CGtiste plutôt bien charpenté. « À bas la CGT », hurle un autre, sur le même ton. Écharpe rouge en travers du corps, Jérôme Monamy encaisse impassible. Cheminot CGT, le conseiller régional d’Occitanie vient de remonter la foule pour se mêler à ses camarades baraqués.
« Ils nous empêchent de défiler depuis la place Héraclès, siffle‐t‐il d’un air agacé, en dévisageant sans pitié les « anar” » ployant sous les jets d’eaux. « J’ai des amis dans la police. Je ne suis pas venu pour casser du flic, mais pour manifester pacifiquement. Est‐ce qu’ils sont utiles à la cause ? Je ne le crois pas, assume‐t‐il. Soit ils manifestent avec nous et derrière le cortège syndical, soit ils font leur propre manifestation. Mais qu’ils ne viennent pas nous demander de l’aide après avoir mis le bordel, alors qu’ils nous accusent d’être les complices du patronat. » Voilà qui est dit.
Féroce par le passé, la vieille haine entre communistes et anarchistes divise encore et toujours le mouvement social. Et ça désole Yann, un autre cheminot, militant lui chez Sud Rail. « En vingt ans de manifestation, je n’ai jamais vu ça. On ne devrait pas être séparés malgré nos divergences. C’est tragique », s’émeut‐il, les yeux rougis et le masque perlant d’un liquide blanchâtre.
Avec un groupe de collègues, le syndicaliste remonte le boulevard Lascrosses en avant du cortège officiel. « Je ne suis pas venu pour manifester derrière des fourgons de gendarmes mobiles. Mais les camions de la CGT n’avancent plus. C’est tragique », répète‐t‐il, avant de reprendre à pleine voix le chant scandé par son camarade : « La retraite, à 60 ans, on s’est battu pour la gagner, on se battra pour la garder ! »
Manifester dans le gaz
16h30. Quelques poubelles brulent. Un buisson ardent est éteint à coup de petites bouteilles d’eau par des pompiers improvisés. Le flux de la foule avance et recule par à‑coups jusqu’au rond‐point d’Arnaud‐Bernard. Pas moyen d’aller plus loin. Des nuées lacrymogènes agressent les muqueuses des contestataires qui s’aventurent boulevard d’Arcole.
Blottis les uns contre les autres, les visages tournés vers les façades des immeubles, les yeux clos ou protégés par une capuche ou une écharpe, les manifestants s’accrochent au terrain. Des dosettes de sérum physiologiques circulent de main en main pour soulager les yeux endoloris. « Je peux m’en mettre dans le nez », s’enquiert un trentenaire à moitié sérieux, mais complètement suffoqué.
Bien rangé en travers du boulevard, le bouchon de camions de police abandonne finalement sa position. L’avant‐cortège s’avance à sa suite vers Jeanne‐d’Arc. Dans son sillage, d’autres poubelles flambent. Tables, bambous décoratifs et parasols s’embrasent. Des panneaux publicitaires tout neufs éclatent à nouveau en mille morceaux. Du bitume est arraché par plaques entières. Des pavés sont descellés. Des galets blancs sont retirés d’un pot et garnissent des mains chargées de colère.
Ces munitions s’abattent sur les sombres harnachements des policiers et des gendarmes serrés dans les ruelles pour interdire l’accès au centre‐ville. Témoin du face‐à‐face stérile, l’étroite rue de l’Hirondelle est jonchée de caillasses diverses et – politesse rendue par les forces de l’ordre – de douilles de grenades. Quand un gouvernement ne dialogue plus, le peuple n’échange que des projectiles…
16h44. Des doigts se tendent vers le ciel azur. Dans les airs, un petit avion blanc survole la scène. Remplaçant les hélicoptères qui surveillaient les manifestations des Gilets Jaunes, cet appareil de la police des frontières remplit le même rôle aujourd’hui dès que la situation se tend à Toulouse.
Le cortège syndical lâche l’affaire
Un quart d’heure plus tard, les organisations syndicales baissent les bras. La manifestation est dissoute. Les camions des syndicats s’échappent de la mêlée, emportant avec eux la sono qui diffusait L’Estaca, quelques instants plus tôt, et le gros des manifestants. « Ça n’avance plus devant. Je vais retrouver mes amis à l’arrière et m’en aller », regrette un homme en complet gris, croisé vers Arnaud B”.
Ils et elles étaient pourtant nombreux et nombreuses à avoir senti « la nécessité » d’être là pour « ne pas voir régresser les acquis sociaux ». « J’ai commencé à travailler à 17 ans en tant qu’imprimeur rotativiste, puis à 21 ans j’ai fait une reprise d’études pour devenir pharmacien, raconte Jean‐Pierre*, 61 ans. Je travaillais la nuit à l’imprimerie pendant toute la durée de mes études, mais je n’ai pu valider que deux trimestres à cette période‐là. Je vais devoir travailler jusqu’à 64 ans et neuf mois, a lieu de partir à 62 ans. »
Canne à la main, Christine, 58 ans, « manifeste pour elle et pour ses enfants qui font des études et auront la retraite à 68 ans ». « Mon conjoint est à la retraite. Ma mère a eu Alzheimer. Je veux profiter de la vie. Même pour les entreprises ce n’est pas bon, je ne me souviens pas des choses comme lorsque j’avais 30 ans. Puis il y a beaucoup de chômage donc place aux jeunes », estime cette gestionnaire de clientèle à la Banque Postal.
Comme d’autres, Christine – une autre – va devoir travailler deux ans de plus. Ulcérée contre cette réforme « inégalitaire pour les femmes », cette cadre de 54 ans, comptable dans une PME, manifeste pour la première fois de sa vie. « J’en suis à ma cinquième ou sixième manifestation. Cela risque de s’essouffler, dans l’éducation nationale par exemple, c’est dur pour eux de tenir, mais il ne faut pas lâcher, veut‐elle croire. Il y a encore le Conseil constitutionnel ».
Étudiant en droit en première année à l’Institut catholique de Toulouse, Quentin mise lui aussi sur la sagesse du Conseil constitutionnel – « et le referendum d’initiative populaire » – pour annuler la réforme imposée par le 49–3 de la Première ministre. « Le débat à l’Assemblée nationale a été réduit. On est en train de bafouer la démocratie, déplore le jeune homme de 18 ans. Le gouvernement doit se soumettre à l’avis du peuple. Je reste convaincu qu’ils vont comprendre. On peut par exemple taxer les super profits sans obliger les gens à travailler plus longtemps. »
Son pote Axel, en licence d’économie à l’université Toulouse Capitole, a lui aussi encore de l’espoir. « Le gouvernement va finir par comprendre, estime‐t‐il. Mes parents et grands‐parents ont bossé dur et même si maintenant ils ont une situation stable, certains ont des conditions difficiles. »
Comme Axel, le report de l’âge légal de départ en retraite paraît injuste à de nombreuses manifestantes. « Je manifeste par rapport aux catégories de gens qui n’ont pas eu la chance de faire des études, qui n’ont pas d’emploi et pour ces métiers qui sont durs physiquement », témoigne Marie‐Claire, 56 ans, assistante sociale. À la retraite depuis deux ans, Isabelle, ancienne assistante sociale de 64 ans, renchérit : « c’est très dur déjà jusqu’à 62 ans. Si j’avais dû continuer, je me serais mise en arrêt maladie ».
Une réalité que Laura, 21 ans, connaît bien. « Ma mère, aide‐soignante, fait un épuisement professionnel. Elle a du mal à se motiver pour se réorienter », raconte cette étudiante en psychologie. La jeune femme craint que le mouvement social n’atteigne pas son but, mais se dit prête à « manifester malgré ce que dit Macron ». « S’arrêter, c’est donner la victoire au gouvernement, juge‐t‐elle. On veut manifester en paix, mais on ne nous écoute vraiment pas. » « Les politiques ne devraient pas oublier que la nature de leur boulot, c’est écouter le peuple », ajoute Emin, 34 ans, cadre de direction dans une entreprise.
Si Laurie, 30 ans, « déteste la violence », elle aussi n’en peut plus de la surdité du gouvernement. « Depuis que Macron est président, il y a une absence totale d’écoute du peuple, notamment par l’usage du 49–3. Il met en danger la démocratie, accuse‐t‐elle, tout en pointant « la souffrance dans la jeunesse ».
Solidaire du mouvement, Mehdi, 27 ans, n’est pas des plus optimistes sur sa réussite. « Avec ce Président, manifester ne va rien changer », s’attriste ce commerçant dans une épicerie en vrac. « Ça vaut le coup de manifester, c’est le seul recours, il faut essayer, argumente au contraire Claire, céramiste de 25 ans, passablement énervée par le « mépris » du gouvernement et la manière « dont il gère les choses ». De toute façon, pour Luna, 24 ans, « manifester, chez moi, c’est une tradition familiale. Et cela fonctionne parfois ». L’étudiante en culture n’a pas trop le choix : « J’ai calculé, j’aurais la retraite à 68 ans, ça ne me chauffe pas ».
Un demi‐cortège jusqu’à Jean‐Jaurès
17h15. Ballotées dans un énième reflux, quelques banderoles syndicales poursuivent leur marche malgré le départ de l’intersyndicale. Cramponné à la hampe de sa bâche CGT Airbus, Christophe, la quarantaine, est partagé face à ces manifs qui dégénèrent systématiquement. « Je suis venu à chacune d’entre elles. Je ne dis pas qu’il faut tout casser, mais nous ne sommes pas écoutés », regrette‐t‐il d’un air las.
Au fil des minutes, le cortège s’effiloche, mais poursuit son avance vers Jean‐Jaurès, contournant les feux de tables de restaurants sur la chaussée. Vers Jeanne‐d’Arc, des secouristes de rue, reconnaissables à leur croix bleue, observent le face‐à‐face tendu entre certains manifestants et les forces de l’ordre. « Ça va pour l’instant. Il n’y a pas eu de blessés. Juste des yeux qui piquent », rapporte Nicolas, l’un de ces bons samaritains bénévoles.
Le défilé atteint son but initial vers 18h. Deux cordons de policiers et de gendarmes bloquent les accès vers le monument aux Morts et la place Wilson. Dans un coin, une mini teuf tech s’organise pour passer le temps. Dans un autre, un micro circule pour prendre la parole en public. L’attroupement hétéroclite mêle badauds, syndicalistes isolés (Sud, notamment), jeunes manifestants calmes et individus énervés. Un feu de circulation tombe. Des câbles de caméras de surveillance sont arrachés.
Chasubles azur sur les épaules, quelques syndicalistes CFTC Métallurgie se frayent un passage pour s’extraire de l’impasse. Une courte négociation permet de conserver le drapeau à la colombe blanche qu’un garde mobile semblait vouloir confisquer. Pressé à l’arrière par le camion lanceur d’eau qui avance sur le boulevard, l’attroupement se remet en mouvement sur les allées Jean‐Jaurès.
La suite n’est qu’un jeu du chat et la souris, entre policiers, gendarmes, manifestants peu enclins à se disperser, casseurs et jeteurs de cailloux atteignant parfois leur cible. En fin de journée, la préfecture a déploré huit blessés parmi les forces de l’ordre. Un seul chez les manifestants. 35 personnes ont été interpellées. L’intersyndicale appelle à une onzième journée de mobilisation le jeudi 6 avril. On prend les mêmes, et on recommence ?
Comment expliquer que pour » un bloc d’une centaine de jeunes gens en noir » on stoppe une manif de dizaine de milliers de personne ? Peut être que la réponse se trouve dans les propos du Préfet relatés dans La Dépêche du 27 mars
Gilles Da‐Ré, membre de l” Observatoire de Pratiques Policières et présent au Bd Lacrosse quand la manif est coupée en 2
A lire avec plaisir tout en lorgnant sur l’info espagnole du jour. C’est à dire chez nos chers cousins » qui montrent un peu leur corne » comme chanterait le grand Claude : à Madrid le gouvernement de gauche vient d’allonger le temps de travail à 67 ans pour pouvoir payer les retraites … sans faire bouger les copitas de clarete des comptoirs.. Olé !