« Qui s’occupe de mettre les fruits en rayons ? ». Il est bientôt 11 heures et quatre personnes s’activent dans le petit local de l’épicerie Demain, dans le quartier de Gerland (Lyon 7e). Une livraison vient d’arriver. Le magasin ouvre dans quelques minutes, des cagettes de tomate encombrent encore les allées. Il faut disposer les produits dans les rayons, préparer les étiquettes, sans oublier de désinfecter la boutique, Covid‐19 oblige. « C’est le rush », s’amuse Matthieu Duchesne, l’un des deux salariés du magasin, qui pianote sur l’ordinateur de la caisse.
Pour cet ancien cadre de la chaîne de fast‐food KFC, la prise de conscience est arrivée vers 30 ans. Après quelques années dans l’antre de la malbouffe et du poulet frit, il devient végétarien et s’interroge sur l’accès à une alimentation éthique et de qualité, encore très élitiste à ses yeux. La révélation survient avec un documentaire sur le Park Slope Food Coop, un supermarché coopératif fondé en 1973 à New York, aujourd’hui fort de 16 000 membres. Le modèle du genre.
Le principe de base du supermarché coopératif est simple : il est dirigé et géré au quotidien par ses actionnaires, sur le modèle “un coopérateur = une voix ”. Les membres sont les seuls à pouvoir y faire leurs courses, en échange d’un temps de travail bénévole pour faire tourner la boutique. Une auto‐gestion qui permet de réduire fortement les coûts de fonctionnement et qui favorise des prix plus bas que dans la grande distribution classique (entre 15% et 30% moins cher). Seuls quelques salariés (en moyenne un pour 500 coopérateurs) restent nécessaires pour assurer les tâches quotidiennes.
450 membres
Au supermarché Demain, comme dans la plupart des projets similaires, cette organisation est associée à une démarche éthique et environnementale, favorisant les produits locaux, bio et les circuits courts. Précurseur en France, le supermarché La Louve, lancé en 2017 à Paris, compte aujourd’hui près de 7000 membres. D’autres projets ont vu le jour partout en France, comme le Super Cafoutch à Marseille, La Cagette à Montpellier (2800 membres), Super Quinquin à Lille, La Chouette Coop à Toulouse ou encore Scopéli à Nantes.
A Lyon, l’association Les amis de Demain a été créée fin 2016. Après deux ans de travaux préparatoires et de réunions, l’épicerie a ouvert en octobre 2019, dans une ancienne banque. Tout un symbole. Le magasin est pensé comme une phase transitoire pour tester le modèle et roder l’organisation, avant d’ouvrir un « vrai » supermarché beaucoup plus grand. La petite boutique enregistre une cinquantaine de transactions par jour, de la petite course de dépannage au coffre de voiture plein à craquer de certains membres‐clients. « Depuis trois ans, on apprend collectivement un nouveau métier », se réjouit Matthieu Duchesne.
Pour l’instant, près de 450 coopérateurs et coopératrices ont rejoint l’aventure. Chacun a acheté dix parts, d’une valeur de dix euros chacune. Le ticket d’entrée peut être ramené à 10 euros seulement pour les étudiants ou les moins fortunés. Chaque membre s’engage à fournir 3 heures de travail bénévole pour faire tourner le magasin. La coopérative emploie deux salariés.
« Ici, tout le monde peut faire des trucs »
En cette fin du mois de juin, l’enseigne orange vif « Demain, épicerie coopérative » vient d’être installée au‐dessus de l’entrée. « Elle a été fabriquée par un coopérateur qui travaille dans l’organisation de salons », explique Lise Barbry. A 32 ans, cette architecte fait partie du « noyau dur », formé d’une quarantaine de membres qui prennent en charge certains aspects du projet. Elle s’occupe de la communication.
Sensibilisée aux questions environnementales d’abord par les vêtements, puis par l’alimentation, elle est venue chercher « un autre rapport à la consommation » dans sa première expérience associative. « J’aime le travail en équipe, mais j’étais un peu frustrée de voir cet aspect absent dans mon métier, raconte‐t‐elle. Ici, tout le monde peut faire des trucs. » Même motivation du côté de Romain, 30 ans, un autre coopérateur, qui trouve dans ce projet une manière de poursuivre ses engagements : « Se regrouper donne les moyens d’agir vraiment, en faisant moins de compromis ».
Cette vision militante se retrouve sur les présentoirs de l’épicerie. Les produits dits « conventionnels » qui peuplent les étals des grandes surfaces sont quasi absents. Florence, ingénieure agronome de 33 ans spécialisée dans le domaine de la nutrition, a contribué à la rédaction de la charte des produits vendus : du local, en circuits‐courts, bio autant que possible.
« Le choix des produits, c’est une question éthique permanente. On veut être le plus exigeant possible. Mais il faut aussi répondre aux besoins. On ne va pas mettre du chocolat hyper cher si personne ne l’achète, détaille‐t‐elle. Par contre on ne proposera jamais de Coca‐Cola ou de Nutella. » Les produits fabriqués avec de l’huile de palme sont proscrits. Mais chaque coopérateur‐consommateur peut glisser quelques suggestions dans un cahier disponible à la caisse, s’il souhaite ajouter de nouvelles références. « La gamme des produits vendus est à l’image des coopérateurs », résume Florence.
Montée en puissance
Le nerf de la guerre reste le prix. Le fait de limiter la masse salariale et les intermédiaires permet d’afficher des tarifs très abordables comparativement aux supermarchés « bio » classiques. Avec un principe de base, la transparence des prix. Le supermarché entend pratiquer une « marge fixe » (pour l’instant autour de 16%), contrairement à la grande distribution où elle varie énormément d’un produit à l’autre. La fixation des marges est discutée collectivement. « Cela sera un sujet encore plus crucial quand nous ouvrirons le supermarché », anticipe Romain, 30 ans, spécialiste des questions financières au sein de la coopérative : « Pour l’instant on teste à petite échelle : la gestion du planning, les fournisseurs, les indicateurs de suivi économique ». Une expérience précieuse avant de monter en puissance.
D’ici à 2022, un supermarché de 600 à 1000 mètres carrés – « la taille d’un Lidl de ville » – doit remplacer l’épicerie et ses 86 mètres carrés de surface commerciale. Le bail actuel s’achève en juillet 2021 et une partie des membres sont déjà en quête d’un nouveau local. La marche est énorme. Le futur supermarché comprendra près de 9000 références de produits, contre environ 2000 aujourd’hui. Le budget nécessaire est à l’avenant : « Entre un et deux millions d’euros, selon la taille du futur local », évalue Romain. A titre de comparaison, le chiffre d’affaires attendu pour l’épicerie est de 680 000 euros cette année, avec une perte anticipée de 47 000 euros en 2020.
Taille critique
Pour trouver les financements nécessaires, notamment pour constituer les stocks de départ – un poste de dépense très lourd dans la distribution -, la coopérative compte doubler son nombre d’actionnaires d’ici la fin de l’année. Autrement dit : arriver à un millier de coopérateurs. D’autres structures “amies” avec un statut différent apporteront des financements supplémentaires, comme le Grap, qui fédère des producteurs locaux, ou les Cigales, un club d’investisseurs solidaires.
L’objectif est d’atteindre le plus vite possible une masse critique, indispensable à l’équilibre de l’ensemble. Rien d’impossible : à Paris, La Louve recense près de 7000 coopérateurs, 15 salariés, et continue de se développer. « A partir d’une certaine taille, on peut entrer dans un cercle vertueux. Par exemple en diminuant le temps demandé aux coopérateurs, en rémunérant mieux nous fournisseurs ou en investissant dans d’autres projets », explique Matthieu Duchesne. Reste encore à convaincre des habitants de rejoindre l’aventure.
Pour recruter, la coopérative doit surtout apaiser les craintes liées à un fonctionnement encore peu connu. Les trois heures mensuelles demandées aux coopérateurs inquiètent parfois les nouveaux venus. « Mais la méfiance s’estompe vite », assure Lise, même si les membres doivent encore parfaire leur gestion du calendrier pendant les vacances d’été. « Le plus gros frein est la distance entre l’épicerie et le domicile », estime Florence. Près de 40% des membres viennent du 7e arrondissement. Un groupe d’habitants de la Croix‐Rousse descend régulièrement, « par militantisme, parce que niveau magasins équitables, ils ont le choix là‐haut ! », précise Romain. Un coopérateur particulièrement motivé vient de Villard‐les‐Dombes, dans l’Ain, d’autres de Villeurbanne ou de Caluire… Bien peu sont issus de la périphérie de Lyon.
Le risque de l’entre-soi
C’est sans doute la plus grande gageure du projet. Depuis l’ouverture de l’épicerie à Gerland, la volonté d’ouvrir le lieu aux habitants du quartier se heurte à la composition plutôt militante et jeune (l’âge médian est de 37 ans) des coopérateurs. « La mixité sociale, c’est l’objectif qui nous tient le plus à cœur, mais c’est aussi le plus difficile à atteindre », admet Florence. « On veut sortir de l’entre-soi. Mais ça prendra du temps », abonde Matthieu Duchesne. Alors que le premier cercle de coopérateurs a d’abord rejoint le projet pour ses valeurs, l’élargissement du public se fera surtout grâce aux prix attractifs que sera capable de pratiquer la structure, estiment les membres.
Pour l’instant, le lieu d’implantation du futur supermarché n’a pas été arrêté. Peut‐être dans le 7e ou le 8e arrondissement, à moins qu’une opportunité n’émerge à Villeurbanne. Sans le soutien, pour le moment, des collectivités locales, ce choix relève de la quadrature du cercle : trop en périphérie et le risque est grand de se couper des militants de départ. Trop central, et il pourrait n’être qu’un énième marché bio dans un secteur déjà saturé. « C’est impératif de faire venir les gens du quartier où l’on s’implantera, prévient Matthieu Duchesne. Ce sont eux qui feront le chiffre d’affaires au quotidien, pas les militants de la Croix‐Rousse qui ne viennent que de temps en temps ».
D’autant que le supermarché Demain ambitionne d’être plus qu’un simple lieu d’approvisionnement. A terme, il devrait inclure un « tiers‐lieu », qui pourra mettre en place des animations autour de l’écologie ou de l’alimentation, une garderie, ou des locaux associatifs. « L’idée, c’est de ne pas être seulement un lieu de consommation », espère Florence. Et Matthieu Duchesne de conclure : « Ce supermarché, c’est une porte d’entrée pour cheminer vers le monde de demain ».
Pour aller plus loin :
Ce reportage fait partie d’une série d’articles explorant les manières dont nos villes se transforment, notamment après la crise du coronavirus. Ces articles sont regroupés sur la plateforme #DansMaVille.
Le coronavirus, crash‐test du “manger local” pour la métropole de Lyon
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