Un petit autocollant jaune apparaît depuis septembre 2022 sur la devanture de certains commerces de la Ville rose. Dessus, des ailes et l’inscription rouge et noire « Ici, Demandez Angela – Lieu refuge ». A la manière d’un label, il indique l’appartenance de l’établissement au réseau imaginé pour prévenir et lutter contre le harcèlement de rue.
Né en Angleterre en 2016, le dispositif « Demandez Angela » a essaimé dans plusieurs villes de France, notamment à Lille et à Lyon. La stratégie est simple : lorsqu’une femme est harcelée dans la rue ou se sent menacée par un homme (selon la Police nationale, dans 99% des cas, les agresseurs sont des hommes), elle peut se rendre dans un lieu refuge, bar, restaurant ou commerce, et demander au personnel si elle peut « voir Angela ». A la manière d’un mot de passe, cette formule enclenche le début d’une prise en charge pour une mise à l’abri de la victime par le personnel de l’établissement.
Plusieurs villes ont été séduites par l’originalité et la simplicité apparente de ce dispositif. Mais si le ministère chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes l’encourage, aucune plateforme nationale ne les recense ou n’officialise une méthodologie : chaque municipalité volontaire est donc libre de l’appliquer comme bon lui semble.
La formule toulousaine
A Toulouse, la mairie a opté pour une mise en place en plusieurs étapes. D’abord, les employés des établissements volontaires suivent une formation gratuite de deux heures. « Nous avons découvert le dispositif dans le journal et plusieurs établissements du quartier nous en ont parlé positivement, on a donc décidé de s’y mettre aussi. C’était cohérent avec les valeurs de notre librairie et notre engagement féministe », se souvient Elias Farès, libraire et co‐gérant du Chameau sauvage, dans le quartier Barrière de Paris.
Le libraire a été formé au printemps 2023 par le personnel de la mairie et se dit satisfait de cet accompagnement. « Lors de la réunion, Sylvie Froidefond (la chargée de mission Egalité femmes‐hommes, NDLR) explique, entre autres, la posture à adopter en fonction de la situation : laisser la personne prendre un peu de temps au calme, l’aider à téléphoner à une connaissance ou appeler Allô Toulouse, en cas de besoin d’une aide supplémentaire », résume‐t‐il.
Une fois sensibilisés, les commerçants signent une charte les engageant notamment à garder la personne en sécurité aussi longtemps que nécessaire, à agir de manière bienveillante, sans jugement ni remarque discriminatoire, à lui fournir un soutien matériel adéquat (téléphone, chaise, verre d’eau…).
Ce n’est qu’à l’issue de ces deux étapes, qu’ils peuvent afficher l’autocollant « Demandez Angela » sur leur devanture. La mise en place de ce dispositif ne coûterait que « le prix des stickers » d’après la conseillère municipale Julie Escudier en charge de l’égalité femme‐homme. La formation étant assurée en interne.
Aujourd’hui, selon l’élue, pas moins de 101 lieux seraient labellisés à Toulouse : des bars et des restaurants, des agences Tisséo, des centres culturels, la salle de concert du Connexion, la Chambre de Métiers et de l’Artisanat de Haute‐Garonne, des boutiques de vêtements…
Des refuges en trompe‑l’oeil ?
Dans les faits, le dispositif ne semble pas encore abouti, et peut même paraître, dans certains cas, potentiellement nuisible. La carte des lieux refuges de la mairie de Toulouse recense en effet une centaine de lieux labellisés. Pourtant, les employés de certains établissements affichés sur le plan n’ont pas encore été totalement formés à l’heure où nous écrivons cet article.
Par exemple, la CPAM de Haute‐Garonne, établissement répertorié dans ce réseau « Demandez Angela », admet qu’ « à ce jour, les sensibilisations ne sont pas finalisées. » En décembre dernier, seuls 15 salariés étaient aptes à suivre le protocole du dispositif sur la soixantaine de personnes visées dans les six agences toulousaines. Mais, surtout, certaines équipes comme celle du site de la place St‐Etienne, n’avaient pas été sensibilisées du tout, alors que l’établissement figure sur la liste officielle des lieux partenaires.
Même problématique avec le Centre Culturel de quartier la Brique Rouge, à Empalot. D’après un échange avec la direction datant de fin 2023, les agents n’étaient pas encore tous formés. Cette dernière regrettait alors de ne pas avoir réussi à cette date à « déployer entièrement le dispositif en toute sécurité ».
Si la mairie assure vouloir initier tous les employés des lieux partenaires volontaires, en réalité, c’est souvent seulement l’un ou l’une d’entre eux qui assiste à la formation et se charge ensuite de diffuser les bonnes pratiques auprès de ses collègues. « La charte signée par les établissements précise que chacun des employés doit être formé mais nous n’allons pas vérifier s’ils ont bien informé tout le monde », commente Julie Escudier.
Pour la conseillère municipale, il s’agit donc de faire confiance aux lieux partenaires. « Nous leur envoyons un mail tous les trois mois pour leur rappeler que tous leurs employés doivent être initiés, nouveaux arrivants compris », ajoute‐t‐elle.
Ce décalage entre l’affichage officiel et la réalité peut poser problème, selon Marie‐Lou Mesmer, du comité de pilotage de l’association Stop harcèlement de rue, chargée du déploiement d’un plan similaire à Tours. « Il arrive que des femmes choisissent d’aller passer la soirée dans un bar parce qu’il est labellisé. Elles se disent que c’est ce qu’on appelle “une safe place (endroit sécurisant, NDLR) » car les harceleurs ont moins de chance d’y aller et que le personnel veille sur les clientes ».
Or, s’il est bien sûr possible que les employés non formés soient en capacité d’accueillir malgré tout une victime grâce à leur bon sens, ou veillent naturellement sur les femmes qui entrent dans leur établissement, ils peuvent aussi ne pas comprendre le danger de la situation quand on leur « demande Angela ». « Il y a aussi le risque qu’un membre du personnel lui‐même soit un harceleur et envenime les choses », ajoute Marie‐Lou Mesmer.
D’après le travail de la sociologue Johanna Dagorn, la vue d’un acte sexiste ne provoque aucune réaction pour plus de 88 % des témoins, et, quand ils agissent, pour près de 5 % d’entre eux, c’est pour participer de surcroît au sexisme à travers des ricanements, notamment. Celle qui est aussi chercheuse à l’Association de Recherche et d’Etudes sur la Santé, la Ville et les Inégalités, alerte également sur les potentielles conséquences psychologiques pour les personnes agressées : « Il n’y a rien de pire pour les victimes que d’être appelées à se confier et d’être mal reçues ».
Angela ? C’est qui ça ?
Pour autant, la librairie du Chameau sauvage n’est pas le seul établissement à mériter son macaron jaune. D’autres lieux figurant sur cette carte sont effectivement aptes à venir en aide aux personnes harcelées. C’est le cas du café Le Florida.
Floriane Murat, chargée de clientèle dans cet établissement réputé de la place du Capitole, a représenté le commerce lors de la formation. « C’est important pour nous d’être inscrits dans la vie citoyenne toulousaine. Nous sommes ouverts de 7 heures à 2 heures du matin et il nous arrive d’assister à des scènes de harcèlement ».
Formée en automne 2022, l’employée a ensuite transmis elle‐même les consignes à sa centaine de collègues. Pourtant, personne n’a encore jamais « demandé Angela » au comptoir, affirme t‑elle. Avant d’ajouter : « Le public n’est pas au courant du dispositif, il faut plus communiquer dessus ». Aujourd’hui, seul l’autocollant affiché sur les devantures permet aux clients et clientes d’identifier les établissements comme des lieux refuges. « Et ils ne savent pas forcément à quoi cela correspond », ajoute Floriane Murat. La mairie assure travailler sur une campagne de communication pour y remédier.
Sur les cinq établissements formés qui ont accepté de répondre à nos questions (sur une trentaine contactée), pas un n’a été confronté à une demande d’aide de la part d’une personne harcelée. La conseillère municipale Julie Escudier précise qu’aucun décompte du nombre de mises à l’abri sur le territoire n’a encore été finalisé, mais elle évoque deux cas d’accueil de femmes par des employés d’un établissement du réseau depuis le lancement du programme « dans une boutique dont nous préservons le nom pour des raisons de sécurité et à la maison municipale des familles de Borderouge ». Nous n’avons pas pu vérifier ces informations.
Une expérimentation plus efficace à Lyon
La mairie du 7e arrondissement de Lyon, où le dispositif a été mis en place à partir de juillet 2022, a, quant à elle, davantage misé sur la communication. « Dès le lancement, nous avons mené plusieurs campagnes pour faire connaître « Demandez Angela” aux personnes pouvant avoir besoin de l’utiliser, en premier lieu les jeunes femmes : diffusion de flyers à la sortie du métro, dépôt chez les commerçants, campagne sur les réseaux sociaux et un boitage dans toutes les boîtes aux lettres de l’arrondissement », énumère la maire d’arrondissement Fanny Dubot.
Une stratégie qui, selon elle, explique en grande partie leurs « bons » résultats : « Au moins 30 personnes ont déjà été accueillies dans le cadre du dispositif qui comprend 51 établissements », précisait la mairie, un an après son lancement. Avant que le dispositif ne soit étendu à toute la ville.
La preuve que « Demandez Angela » peut être efficace. « Tout dépend de la manière dont la ville le déploie », commente Marie‐Lou Mesmer du comité de pilotage de Stop harcèlement de rue. Reste à savoir si le bilan officiel de la mairie de Toulouse, prévu pour décembre 2024, confortera l’efficacité de la stratégie toulousaine.
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