« Madame, les gens qui achètent le journal, ils sont trop pauvres pour avoir une télé ? » Le timbre, fluet, est celui de Yousra, une élève de sixième. Sa question est totalement dénuée de malice. Elle attend une réponse, les yeux ronds, cheveux emmêlés. Reprend : « Comment vous faites pour fabriquer les rumeurs que vous écrivez dans le journal ? »
A l’automne 2018, j’entame une résidence d’éducation aux médias à Roubaix, principalement financée par l’antenne régionale Hauts‐de‐France du ministère de la Culture. Durant plus de six mois, je vais me rendre quotidiennement dans différents établissements de la ville – écoles primaires, collèges, lycées, centres sociaux – pour en rencontrer les jeunes. Pour leur parler de mon métier, et imaginer avec eux et leurs professeurs différents projets : ensemble, nous allons tourner des portraits vidéo, monter des journaux TV et radio, recueillir des témoignages dans différents quartiers…
On m’avait mise en garde, ce serait « particulier » : sur les quelque 50 établissements publics que compte la ville, seules deux écoles et une maternelle ne sont pas classées en réseau d’éducation prioritaire renforcé (REP+) par l’Education nationale. Dans chaque classe, je rencontre des prénoms auxquels je suis peu habituée – Alpacino, Jihad, Bradley – et des élèves confrontés à d’immenses difficultés.
« Il n’y a rien à faire, ici… »
Roubaix n’a rien d’un bourg. Elle frôle les 100 000 habitants (96 953 au 1er janvier 2019 selon l’Insee). C’est la quatrième ville des Hauts‐de‐France après Lille, Amiens et Tourcoing. Elle est jeune : près de la moitié de sa population a moins de trente ans. Et subsiste difficilement : en 2018, 46 % des Roubaisiens vivaient sous le seuil de pauvreté, avec moins de 980 euros brut par mois. Soit trente points de plus que la moyenne nationale. Sa réputation de « ville la plus pauvre de France » lui colle à la peau depuis des années, sans qu’elle parvienne jamais à s’en débarrasser. Elle abrite pourtant des fortunes considérables et nombre de maisons de maître, qui perpétuent le souvenir d’un passé glorieux pas tout à fait disparu.
On le sait peu : Roubaix est belle, vivante, pleine de contrastes et de nuances. L’ancienne « ville aux mille cheminées » est aussi celle aux cent nationalités. Par vagues successives, de nombreux immigrés y ont été jetés – avant la crise de l’industrie textile et les premières fermetures d’usines, dans les années 70.
Aujourd’hui, ses jeunes rêvent massivement de la quitter. « Il n’y a rien à faire, ici… » Pour aller où ? « Franchement, n’importe ! » assure une collégienne sans ciller. Dans une classe de quatrième, une prof de français improvise un rapide sondage : qui est déjà allé à Lille ? Seuls deux bras se lèvent, sur 24 élèves. La capitale des Flandres, avec sa Grand’Place et ses boutiques cossues, n’est pourtant qu’à une petite quinzaine de stations de métro – à peine plus de vingt minutes.
« RSA, ça veut dire ‘revenu pour sale arabe’ ? »
« Madame, combien vous gagnez ? » C’est toujours la première, et parfois la seule question que les élèves me posent, dans chacune des classes où je me rends. L’argent est omniprésent : on en parle partout et tout le temps, même à l’école primaire. Pour en gagner beaucoup, certains, comme Sabri, 13 ans, rêvent de notoriété et de télé‐réalité. Il répète souvent qu’il est bien au courant que « la vie, c’est pas un cookie » ; ça fait rire ses amies. Tout, plutôt que finir comme ces gens qui revendent des déodorants à la sauvette aux terrasses des cafés.
« RSA, ça veut dire ‘revenu pour sale arabe’ ? » m’interpelle un lycéen, un matin de janvier. Il est Tunisien, et c’est ce qu’on lui a dit. « Revenu de solidarité active », corrige son professeur, effaré de tant de crédulité. « Tu es né en France : tu es Français, pas Tunisien », ajoute‐t‐il enfin. La plupart sont nés ici ; tous se sentent d’ailleurs. Certains parmi eux, c’est vrai, viennent d’arriver : les enseignants les nomment « allophones » ou « primo‐arrivants ». Avec ceux‐là, on ne parvient pas toujours à communiquer.
Hamzi a 13 ans, il est en CM1. C’est un enfant frêle et petit, aux yeux noirs ourlés de cils démesurés. Ses vêtements sont tachés. « Il est arrivé de Syrie il y a quatre ans, commente sa maîtresse, qui précise qu’il ne sait toujours ni lire ni écrire. On l’a laissé au fond de la classe pendant longtemps, à tel point qu’il est devenu violent… » Cette année, Hamzi est plus apaisé. Il est assis au premier rang et tente de suivre le cours comme il peut. « La priorité absolue, ce serait qu’il apprenne le français. Mais comment on fait, quand on a toute une classe à tenir ? » souffle l’institutrice.
Pendant tout le projet que nous menons ensemble – un reportage filmé – Hamzi se révèle être un cameraman doué. Il s’épanouit, s’ouvre davantage, sourit. Faute de solution adaptée, pourtant, cette petite victoire risque d’être de courte durée.
« A la télé, y’a BFM »
Un matin, je demande aux élèves d’un lycée quels sont leurs médias préférés. Dans la classe habituellement animée, on peut soudain entendre une mouche voler. Je me rabats sur la liste des médias qu’ils connaissent. « A la télé, y’a BFM », lance quelqu’un. Autour de lui, ça opine du chef : tout le monde connaît la chaîne d’informations en continu. Quoi d’autre ? « En radio, j’écoute Skyrock », ose une adolescente. Une fréquence davantage orientée musique qu’actualité, mais pourquoi pas. Je glisse quelques indices pour les aider à trouver le nom d’un quotidien, d’un magazine. Peine perdue : l’immense majorité d’entre eux n’a jamais entendu parler du journal Le Monde, ni même de La Voix du Nord, un titre pourtant très ancré localement. « Ce qui se dit dans les journaux, franchement, ça m’intéresse pas trop », soupire un garçon au fond de la salle.
Le rapport aux médias de ces adolescents n’est pas conflictuel ou méfiant, il est quasi inexistant. La presse écrite, ils ne la lisent pas. La radio, ils ne l’écoutent pas. La télé, ils ne la regardent pas. Reste les réseaux sociaux, dont ils sont friands. Sur Snapchat, début décembre, certains ont reçu des photos de manifestants défilant en gilets jaunes fluo sur les Champs‐Elysées. « Quand on voit ça, on dirait qu’il y a la guerre en France… », lâche l’un d’eux. D’autres commentent sur Instagram les derniers évènements en Algérie, s’interrogent sur le possible départ du président Bouteflika [NDLR : Abdelaziz Bouteflika démissionnera le 2 abril 2019]. Des bribes d’informations leur parviennent, incomplètes évidemment, déformées souvent.
Ensemble nous essayons d’aller plus loin, en nous appuyant sur des sources fiables et plus complètes. Leurs parents, quand ils le peuvent, se joignent volontiers aux débats. « Madame, regardez ce qu’on a fait ! » Au fil des mois, nous transformons la ville en laboratoire d’expérimentation : avec les caméras de leurs téléphones portables, certains tournent de courts portraits de migrants, tandis que d’autres vont à la rencontre des habitants de leur quartier, en partie voué à une démolition prochaine. La municipalité souhaite rendre la ville moins dense – mais les résidents des bâtiments concernés ne semblent pas toujours informés de ce qui va se passer.
Le mélange constant du « presque vrai » et du « totalement faux »
Aux côtés de leurs élèves, la plupart des enseignants s’investissent énormément. Ils écoutent, consolent, cherchent des solutions pour parer au plus urgent. Situations familiales inextricables, élèves déboussolés ou démotivés : les obstacles sont innombrables. « Où étais‐tu la semaine dernière ? Il faut que tu dises à tes parents que l’école est o‑bli‐ga‐toire », gronde une institutrice régulièrement confrontée à des absences injustifiées. Les familles, parfois, décident en plein milieu de l’année de dispenser leurs enfants de cours. Pas facile, au retour, de rattraper tout le travail manqué. Dans une autre classe, en primaire, un enfant d’une dizaine d’années raconte que son père lui a expliqué que la Terre n’était pas ronde mais plate – et qu’il ne fallait pas que la maîtresse essaie de leur faire croire le contraire.
Le presque vrai et le totalement faux, le plausible et l’incohérent se mélangent à longueur de temps. Comment s’y retrouver, dans cet enchevêtrement permanent ? Déminer, remettre en contexte, multiplier les sources, démêler : c’est tout le travail du journaliste. C’est aussi celui que, pendant quelques mois cette année, ils auront eux‐mêmes réalisé. Sans a priori et jusqu’à y prendre du plaisir. J’ose espérer que cette expérience de quelques mois leur aura permis de s’émanciper, de voir les choses autrement.
Quant à moi, j’en ressors différente. Les questions des élèves sur mon métier, leurs réactions, je vais y penser longtemps. « Les journalistes, ils ne peuvent pas forcément connaître toute la vérité, finalement » observe une élève de quatrième à la fin de ma résidence. Elle me tend son agenda pour que je griffonne un petit mot sur la page de garde, en souvenir. Puis souffle : « Vous n’oublierez pas de parler de nous, hein ? A Roubaix, on dit toujours qu’il n’y a que du mauvais. Maintenant que vous connaissez, vous savez que ce n’est pas 100 % vrai… »
En ce début janvier je ressens une lassitude avec toutes ces infos, ces querelles qui n en finissent pas et cette gréve qui s éternise… Je n ai plus le moral et je n ai plus d espoir que la presse subventionnée ou pas puisse aider à la résolution des problèmes. Bien au contraire la presse comme les politiques vit des divisions qu’elle crée et alimente. De plus il n y a aucun débat entre les lecteurs et j’ai décidé de renoncer à mon abonnement en vous remerciant pour ce bout de chemin mais je dois aussi faire quelques économies.
Bonjour Daniel, Nous comprenons votre lassitude vu le contexte mais nous regrettons évidemment votre choix de ne pas renouveler votre abonnement. A Mediacités, nous avons fait le choix d’une modération a priori (et non a posteriori) ce que n’incite pas aux commentaires (même s’il y en a quand‐même eu près de 5 000 depuis notre lancement). Pour échanger entre lecteurs, ce n’est donc pas le bon site. Nous avons fait ce choix pour concentrer l’essentiel de notre énergie sur les enquêtes. Notre série publiée à l’occasion des fêtes de Noël, consacrée à leurs impacts, montre qu’il n’est jamais inutile d’investiguer. D’autant qu’il y a, en plus, toutes les conséquences dont nous ignorons la teneur. Votre abonnement sert à soutenir l’existence d’une presse indépendante en régions et cela a beaucoup de valeur. Bien plus que les 60 euros par an que nous sollicitons. Bien à vous Jacques Trentesaux, directeur de la rédaction de Mediacités
Ce n est pas la modération que je critiquais mais l absence d une animation des lecteurs‐commentateurs.
Il est vrai que ces débats entre lecteurs déraillent le plus souvent sur d’autres supports dits sociaux car le parti pris est flagrant et le niveau de compréhension des participants est malheureusement très bas. Les « sans‐argument » en arrivent le plus souvent aux insultes et même aux menaces.
Je constate malheureusement que les médias participent aux divisions et vivent de ces divisions générées par les calculs politiques et les partis.
Je préfère donc renoncer à bénéficier de vos enquêtes qui sont parfois, et nous nous en avons déjà échangé, entachées de parti pris. L exemple des accusations contre Gérard Caudron a été l’un des déclencheurs de ma résiliation.
De plus, toutes anomalies révélées par vos enquêtes, comme celles de vos confrères, ne débouchent jamais sur rien.
Rien ne change et au contraire il semble que ce soit de pire en pire.
Je ne suis qu un retraité qui a beaucoup travaillé et mes revenus et mon pouvoir d’achat n’ont fait que régulièrement baisser.…
J ai fait le choix d’aider le plus possible mes enfants et petits enfants alors il n y a pas de petites économies et 60 euros par mois ce n est pas si neutre.
Je vous souhaite bonne réussite et surtout d’arriver à participer au développement réciproque du respect que devraient avoir les lecteurs même si ils ont des opinions ou des partis pris opposés.
J espère que vous prendrez conscience que vous participez aussi à la défiance de plus en plus grandes que les citoyens éprouvent pour les politiques. Tout le monde critique mais ceux qui critiquent devraient avoir le courage de se présenter et de tenter de gouverner un pays devenu ingouvernable.
Cordialement
Cet édito est à la fois intéressant et étonnant.
Intéressant parce qu’il décrit une réalité que beaucoup de personnes ignorent, qui concerne pourtant une énorme partie de la population.
Étonnant parce qu’il montre que même dans un média comme « Médiacités », les journalistes ne connaissent pas bien les problématiques de l’éducation des milieux pauvres.
Le constat est grave : même chez Médiacités, les journalistes sont trop déconnectés du peuple et du monde réel.
Merci d’avoir mis cet édito en accès libre. On se doute tous que si ces élèves ne lisent pas la presse, ils ne risquent pas de se payer un abonnement à votre journal de sitôt. Pour pouvoir se payer de l’information de qualité, il faut en avoir les moyens financiers et la connaissance de la valeur d’une information.
J’espère que vous continuerez ce travail pour ne pas être un média de gauche embourgeoisé culturellement, coupé du peuple.
Bon courage pour la suite.
Bonjour Corentin,
Et merci d’avoir lu ce papier !
Comme vous l’aurez remarqué, il s’agit d’une tribune. Je m’exprime donc en mon nom, et nullement pour Mediacités, qui est évidemment un ensemble hétéroclite.
Je suis un peu étonnée à la lecture de votre commentaire, moi aussi : vous considérez donc que les journalistes doivent tout savoir sur tout?..Si c’est votre attente, vous risquez malheureusement d’être fort déçu. Notre métier, c’est de nous informer, d’approfondir, d’aller aussi loin que possible. Nous le faisons avec toute notre énergie, mais ne pouvons pas être partout à la fois. Sincèrement, je doute qu’on puisse faire aux journalistes lillois un procès en « déconnexion du peuple et du monde réel ». On peut en reparler si vous le souhaitez, n’hésitez pas à me contacter!(clemencedeblasi@hotmail.fr)
Clémence