Cette semaine, Mediacités révèle l’ampleur des erreurs médicamenteuses et de la précarité des soins médicamenteux dans les établissements de soins. L’enquête de Matthieu Slisse ne permet plus de douter de la réalité d’un phénomène que les pouvoirs publics se refusent à affronter. Pourtant, les accidents qu’elle décrit, souvent dissimulés par le jargon d’événements indésirables graves, n’ont rien d’accidentel. Mais leurs protagonistes, cédant au déni, en considèrent la répétition comme inévitable.
De fait, le risque sanitaire sériel révélé par l’enquête de Mediacités est surtout dû à une organisation défaillante et dépourvue de la sécurité attendue. Il est atterrant de voir ce déni persister au prix d’une hécatombe probablement beaucoup plus funeste que celle causée par la circulation routière (1).
« Nous, pharmaciens hospitaliers, voudrions témoigner des conséquences catastrophiques de ce déni »
Plutôt que de filer la comparaison entre sécurité routière et sécurité sanitaire, entre délinquance routière et délinquance sanitaire, nous, pharmaciens hospitaliers, voudrions témoigner des conséquences catastrophiques de ce déni en montrant combien notre système de santé s’avère démuni et dans l’incapacité d’assurer la sécurité de l’usage de médicaments usuels et largement utilisés en pratique courante.
Des médicaments potentiellement mortels, à la portée de tous
C’est le cas, par exemple, de l’insuline utilisée dans le traitement du diabète ou encore du potassium injectable destiné à en prévenir les déficits, que nous avons retenu pour illustrer la vulnérabilité de ce que le jargon hospitalier désigne comme le « circuit du médicament » (2). Les carences de son organisation ne permettent pas de prévenir ni d’intercepter les erreurs médicamenteuses, involontaires par définition, pas plus qu’elles ne sont en mesure de protéger les patients hospitalisés de comportements délibérés, c’est-à-dire d’empoisonnements criminels.
Comment ne pas être consterné par les dangers mortels auxquels sont exposés les patients hospitalisés et par la persistance de ce risque grave en France ? Pourquoi la situation échappe‐t‐elle à tout contrôle ?
Où est le thermomètre de la sécurité sanitaire ?
Faute de surveillance épidémiologique, on ne connait pas l’ampleur des dégâts provoqués par les erreurs médicamenteuses. Une enquête nationale sur les événements indésirables graves liés aux soins (EIGS), dite Eneis, portant sur leurs conséquences les plus graves, a été menée sous l’égide du ministère chargé de la santé à trois reprises : Eneis 1 en 2004, Eneis 2 en 2009, Eneis 3 en 2019. Évaluant la part des erreurs à 34 % des EIGS survenus pendant l’hospitalisation, les auteurs de l’étude Eneis 3 ont estimé qu’en 2019 entre 50 000 et 130 000 EIGS étaient évitables pendant les hospitalisations par an, sans pouvoir estimer la mortalité correspondante (1). L’ampleur de l’effort à entreprendre pour améliorer la sécurité des patients se mesure ainsi en millions de journées d’hospitalisation qui seraient évitables.
Il existe bien un dispositif de déclaration obligatoire des évènements indésirables graves associés aux soins (EIGS) mais seul un petit nombre de déclarations d’erreurs médicamenteuses complètement analysées parviennent à la Haute Autorité de Santé (HAS) : 823 sur la période 2017–2022, dont 246 en 2022 (2).
En somme, qu’ils soient dus aux soins ou aux médicaments, on ne sait pas grand‐chose en France des événements indésirables graves survenant à l’hôpital ou en soins de ville ; et encore moins des erreurs médicamenteuses, faute d’une approche sérieuse de ce problème de santé publique à mesurer avec un thermomètre de la sécurité sanitaire, un outil de suivi aujourd’hui absent.
Surdoses d’insuline
Une enquête canadienne sur des meurtres en série dans des établissements de soins montre les dangers des surdoses d’insuline, difficiles à détecter. Les symptômes d’une hypoglycémie (faible taux de sucre dans le sang, causé notamment par une trop grande quantité d’insuline dans l’organisme) sont peu spécifiques et retrouvés dans d’autres affections médicales.
La mort par surdose d’insuline se produit souvent plusieurs jours après l’administration de la substance, et les changements qui surviennent après la mort rendent difficile la distinction entre l’insuline naturelle produite par l’organisme et l’insuline synthétique qui y a été introduite. Après un décès provoqué par une surdose d’insuline, il n’est pas possible de diagnostiquer l’hypoglycémie à partir d’échantillons prélevés sur un cadavre (3). La large disponibilité des insulines dans les services de soins, sous forme de flacons ou de stylos à des concentrations variables, rend impossible le contrôle précis des quantités utilisées.
Le chlorure de potassium, meurtrier ignoré
Le potassium injectable est présenté en ampoules concentrées et doit être impérativement dilué avant d’être administré. Injecté tel quel par voie intraveineuse, le potassium concentré tue en quelques secondes, que ce soit par erreur ou délibérément lorsqu’il est employé à des fins criminelles ou pour l’exécution des condamnés à mort dans certains pays. Annuellement, selon l’Agence française du médicament, ce sont environ 12 millions d’ampoules de potassium concentré qui circulent dans les établissements de santé français et sont encore librement disponibles dans beaucoup d’unités de soins.
L’analyse des surdoses accidentelles de potassium intraveineux révèle des erreurs de sélection d’une ampoule à la place d’un autre médicament, des erreurs de préparation ou d’administration (4). Du fait que le potassium n’est pas détectable par des examens post‐mortem, les investigations sont complexes et d’issue incertaine pour confondre l’auteur de l’injection, parfois un tueur en série. Le nombre de décès dus au potassium concentré est inconnu (2).
Pendant longtemps en France, ces médicaments ont été librement disponibles sans prescription médicale, seulement soumis à la réglementation dite « des substances vénéneuses » à partir de 1997 pour l’insuline et de 2015 pour le potassium injectable (5,6).
L’injection accidentelle de potassium injectable concentré : un risque à portée de prévention
Un corpus de mesures pour prévenir l’injection accidentelle de potassium concentré est pourtant disponible, issu d’alertes émises dès 1998 aux États‐Unis, en Grande Bretagne, en Australie, au Canada ou ailleurs (2). Au niveau international, une synthèse des recommandations a été publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2007, et le réseau international pour la prévention des erreurs médicamenteuses (International medication safety network, IMSN) a appelé à en faire une action mondialement prioritaire en 2019 (7,8).
Parmi les recommandations de l’IMSN pour la prévention de l’injection accidentelle de potassium concentré, figurent celle de retirer le potassium concentré injectable des unités de soins, d’acheter et utiliser des solutions de potassium pré‐diluées (aux concentrations préconisées pour le remplacement du potassium par voie intraveineuse) ou à défaut, de faire préparer ces perfusions par la pharmacie à usage intérieur de chaque hôpital (8).
En France, c’est seulement en 2017 qu’a été commercialisée la spécialité Chlorure de potassium 0,3 % et chlorure de sodium 0,9 % Kabi°, en solution diluée (9). Elle avait pour mérite d’éviter la manipulation des ampoules concentrées et de faciliter leur retrait des stocks des unités de soins. Et surtout, elle rendait impossible les injections intraveineuses directes, accidentelles ou non.
En mai 2017, l’Agence française du médicament mettait en avant ces flacons prêts à perfuser en recommandant aux médecins de les « prescrire de préférence », aux infirmiers de les utiliser et aux pharmaciens de privilégier leur mise à disposition (10). En termes d’amélioration du service rendu et de sécurité pour les patients et les soignants, le gain était indiscutable. Mais les hôpitaux n’ont pas commandé ce produit, vendu forcément plus cher que les ampoules de très faible coût. Résultat, la firme Fresenius Kabi a arrêté sa production mi 2020 (9). Cherchez l’erreur.
Gestion du risque médicamenteux : prendre le contrôle, dose par dose
C’est dose par dose qu’il s’agit de prendre le contrôle du « circuit du médicament ». À l’hôpital, les « gardiens des poisons » que sont réputés être les pharmaciens doivent faire leur part des soins médicamenteux, notamment :
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- en interceptant d’éventuelles erreurs de prescription au cours de l’analyse pharmaceutique des ordonnances médicales, mettant leurs interventions de pharmacie clinique au service de la prévention de la iatrogénie médicamenteuse, à commencer par la déprescription de médicaments plus dangereux qu’utiles ;
- en préparant les doses sous une forme prête à administrer aux patients lorsque celle‐ci n’est pas produite par les firmes, à commencer par les doses injectables, les plus exposées à un risque d’erreur irréversible ;
- en dispensant toutes les doses nécessaires patient par patient, c’est-à-dire individuellement, par séquence de soin, et dose par dose parfaitement identifiées, ce qui libère du temps infirmier en le restituant aux soins et permet aux infirmiers de vérifier par un double contrôle indépendant l’adéquation des doses dispensées à celles prévues par la prescription ;
- en protégeant l’activité infirmière liées à l’administration des médicaments, en particulier en leur évitant d’être dérangés pendant cette phase critique ;
- en impliquant les patients dans leur propre sécurité et dans la maîtrise de leur propre traitement, en particulier en s’assurant avec eux que les médicaments prescrits par leur médecin traitant ont bien été pris en compte à l’admission ou en sortie d’hospitalisation.
Réduire le nombre de médicaments dans les unités de soins
Dans des conditions aussi sûres de « dispensation individuelle nominative », il n’est plus nécessaire de détenir tant de médicaments dans les unités de soins, réduisant les médicaments disponibles aux seules doses destinées aux urgences vitales : de quoi éloigner sérieusement la menace de la plupart des erreurs en attente de se produire.
Pourtant, ce n’est pas le mode d’organisation des soins médicamenteux qui prédomine dans les établissements de santé français où les médicaments sont livrés en vrac dans les unités de soins par un processus de distribution globale, déplaçant les tâches décrites ci‐dessus à la charge des personnels soignants ; d’où l’exposition des patients au danger des erreurs médicamenteuses propres à cette organisation défaillante.
Tandis que les données de la littérature scientifique auraient dû conduire les pouvoirs publics à fixer de manière contraignante des objectifs à atteindre tels la maîtrise des doses dispensées et son corollaire, la réduction des quantités détenues dans les unités de soins, le retrait des armoires des unités de soins des médicaments les plus dangereux, ceux‐ci ont fait le choix de reporter sur les établissements et les soignants la charge de l’évaluation des risques et la mise en place des mesures de prévention (11).
Report de la charge sur des soignants déjà débordés
Cela revient à demander à chaque établissement de santé de reprendre à zéro une synthèse des travaux menés depuis les années 1960, disponible dans un ouvrage de référence, publié il y a déjà un quart de siècle (12).
Alors que le travail des professionnels de santé se complexifie et souffre d’une dégradation importante des conditions de son exercice dans les établissements de soins, on peine à imaginer comment les soignants peuvent travailler sereinement et éviter de tomber dans les innombrables pièges tendus par la distribution globale des médicaments aux unités de soins, une défaillance systémique que font perdurer les décideurs hospitaliers.
En somme, en France, la faiblesse de la décision publique depuis plus de trente ans, non seulement de la part des autorités sanitaires qui n’ont pas imposé une organisation sûre du circuit hospitalier du médicament ni la présentation unitaire en prêt à administrer, mais aussi des acteurs hospitaliers (Commissions du médicament, acheteurs publics, directions, médecins, pharmaciens, infirmiers), laisse sans contrôle toutes les opérations qui vont de la préparation des médicaments jusqu’à leur administration aux patients.
Mettre fin à une aberration
Si les patients avaient un point de vue à donner sur le circuit du médicament des hôpitaux français, on pourrait s’attendre à ce qu’ils exigent des soins médicamenteux sécurisés. La présence d’insuline sous diverses présentations, d’ampoules de potassium concentré, mais aussi d’autres médicaments tout aussi dangereux, laissés sans contrôle dans les armoires des unités de soins et la persistance de la distribution globale constituent une aberration.
Cette organisation risquée expose aussi les soignants aux conséquences désastreuses dont ils sont victimes en retour quand ils sont à l’origine d’une erreur médicamenteuse. Les agences et les organismes de santé dont la mission est de veiller à la qualité et à la sécurité des soins se doivent de rappeler et faire appliquer la réglementation. Il leur appartient de fixer des objectifs qualitatifs et quantitatifs relatifs à la sécurisation du circuit du médicament dans les hôpitaux français avec des échéances contraignant les décideurs hospitaliers à assumer leurs responsabilités en matière de sécurité des patients.
Les signataires de la tribune
Bruno Charpiat, pharmacien, pharmacie du Groupement Hospitalier Nord, Hospices civils de Lyon ; Gilles Leboucher, Pascal Maire, Étienne Schmitt, pharmaciens honoraires des hôpitaux.
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Réunis par le fait d’avoir consacré leur carrière professionnelle à la recherche d’une meilleure organisation des soins médicamenteux hospitaliers, leur collectif s’est bâti autour d’une publication commune montrant que le potassium injectable concentré est emblématique de l’insécurité médicamenteuse des hôpitaux français.
Références Encadré « Où est le thermomètre de la sécurité sanitaire ? »
[1] Michel P et coll. « Incidence des événements indésirables graves associés aux soins dans les établissements de santé (Eneis 3) : quelle évolution dix ans après ? » BEH 2022 ; (13) : 229–237.
[2] Haute Autorité de Santé “abrEIGéS – Un condensé du rapport annuel sur les événements indésirables graves associés aux soins (EIGS) de 202” Novembre 2023 ; 18 pages.
[3] Cousins DH, Gerrett D, Warner B. « A review of medication incidents reported to the National Reporting and Learning System in England and Wales over 6 years (2005–2010)” Br J Clin Pharmacol. 2012 ; 74 (4) : 597–604.
[4] Tchijevitch O et al. « Medication incidents and medication errors in Danish healthcare : A descriptive study based on medication incident reports from the Danish Patient Safety Database, 2014–2018 » Basic Clin Pharmacol Toxicol. 2023 ;132 (5) : 416–424.
Références Tribune
[1] Schmitt E. « Les erreurs médicamenteuses : beaucoup plus meurtrières que la route » Bulletin d’information du médicament et de pharmacovigilance CRIM Rennes 2002 ; (100) : 1–6. En 2000, l’impact sanitaire des accidents de la circulation a été de 8 079 tués et de 161 681 blessés, dont 26 971 considérés comme graves ; en 2023, il est estimé à 3 402 tués et 232 278 blessés, dont 15 847 graves, attestant de réels progrès en termes de sécurité passive (Onisr). Mais, si l’on connaît les statistiques routières, on ne dispose pas d’informations équivalentes en ce qui concerne le médicament et l’on doit se contenter d’hypothèses extrapolant les résultats de données publiées (lire l’encadré « Où est le thermomètre de la sécurité sanitaire ? ») : en 2002, 24 000 morts liés au médicament en milieu hospitalier ; en 2018 lors de l’évaluation du programme national de sécurité des patients 2013–2017, 20 000 à 30 000 morts liés aux soins (PNSP). L’ordre de grandeur des dégâts liés au médicament approcherait ainsi trois fois la mortalité due aux accidents de la circulation.
[2] Charpiat B, Leboucher G, Maire P, Schmitt E. “Le potassium injectable concentré, emblématique de l’insécurité médicamenteuse des hôpitaux français” Rech Soins Infirm. 2020 Jun ; (141) : 78–86.
[3] Eileen E. Gillese “Rapport final et recommandations de l’enquête publique sur la sécurité des résidents des foyers de soins de longue durée” Site longtermcareinquiry.ca/fr/ consulté le 19 avril 2024
[4] A. Bonvin et coll. « Injection intraveineuse accidentelle de chlorure de potassium : facteurs contributifs et obstacles à la réduction du risque » Ann Fr Anesth Réanim 2009 ; 28 (5) 436–441. Il s’agit du cas survenu en janvier 2006 à l’hôpital de la Croix Rousse décrit dans le second volet de l’enquête, à paraître.
[5] “Arrêté du 24 mars 1997 portant classement sur les listes des substances vénéneuses” Journal Officiel de la République Française du 29 mars 1997.
[6] “Arrêté du 22 juillet 2015 portant classement sur les listes des substances vénéneuses” Journal Officiel de la République Française du 30 juillet 2015.
[7] Organisation mondiale de la santé (OMS) “Contrôler la concentration des solutions d’électrolytes. Solutions pour la sécurité des patients” Mai 2007 ; Vol.1, solution 5. Site www.who.int consulté le 19 avril 2024
[8] International Medication Safety Network (IMSN) “Global Targeted Medication Safety Best Practice 1. Remove potassium concentrate injection from drug storage areas on all inpatient nursing units/wards” June 2019. Site www.intmedsafe.net consulté le 19 avril 2024
[9] Prescrire Rédaction « Potassium injectable prédilué prêt à perfuser : une barrière de sécurité à remettre d’urgence à disposition » Rev Prescrire 2022 ; 42 (463) : 339–340.
[10] Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) « Chlorure de potassium par voie intraveineuse et erreurs médicamenteuses : rappel des règles de bon usage – Point d’Information 30 mai 2017 » Site archive.ansm.sante.fr consulté le 19 avril 2024
[11] “Arrêté du 6 avril 2011 relatif au management de la qualité de la prise en charge médicamenteuse et aux médicaments dans les établissements de santé” Journal Officiel de la République Française du 16 avril 2011.
[12] Schmitt E. “Le risque médicamenteux nosocomial : circuit hospitalier du médicament et qualité des soi9” Masson (Evaluation et Statistique) Paris ; 1999.
Votre enquête fait froid dans le dos, visiblement certains hopitaux seraient des organismes pour diminuer les malades en leur injectant des médicaments qui devraient être contrôlés et bien entendu sous le contôle de l’ANS ou l’OMS, façon de reduire le déficit de la SECURITE SOCIALE ?
Mieux être en bonne santé en France
Anesthésiste‐réanimateur retraité et enseignant honoraire, je ne peux que partager votre avis. Le potassium concentré a été généralement retiré des tables d’anesthésie.
Le facteur humain est aussi à prendre en compte : les écoles paramédicales doivent insister davantage sur les calculs de dose. Là, on rejoint la sous‐performance de la France dans le classement PISA (voir le livre de JJ Lehot et M Lilot, Apprendre : de la synapse à la classe, Ed Ellipses, 2024).