Tribune : 20 ans après, pourquoi est‐ce si difficile de dire qu’il s’agit d’un accident ?

Pour Serge Baggi, rapporteur de la commission d’enquête du CHSCT d’AZF, et Armand Cassé, secrétaire du Comité d’Établissement d’AZF, il est temps d'accepter le fait que l'explosion accidentelle est due à des négligences internes. Ils appellent à cesser de répandre de fausses thèses non-retenues par la justice et estiment que l'histoire d'AZF reste encore à écrire, notamment l'histoire ouvrière de ce site industriel.

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Le site d'AZF, quelques mois après l'explosion. / © Frédéric Scheiber - AZF, après le 21 septembre 2001.

« On commémore cette année le vingtième anniversaire de l’explosion de l’usine AZF de Toulouse. Les manuels d’histoire et l’accidentologie retiendront in fine l’arrêt 2631 du 17 décembre 2019 de la Cour de cassation condamnant l’industriel « pour les nombreuses négligences et défaillances mises en œuvre dans la gestion du bâtiment 221, la gestion des déchets et le recours excessif à la sous‐traitance… » ayant eu comme conséquence un accident industriel majeur.

Mais, malgré l’inculpation du directeur et de la société Grande Paroisse, filiale de Total, et le fait que toutes les autres pistes évoquées aient été étudiées et écartées, un certain nombre de Toulousains voudraient croire encore qu’on ne saura jamais ce qui s’est passé, ou qu’on nous cache quelque chose. Un grand complot en quelque sorte.

« Aucune des hypothèses soumises au juge par la défense des prévenus n’a été sous‐estimée par la justice. »

Pourtant, aucune des hypothèses soumises au juge par la défense des prévenus n’a été sous‐estimée par la justice. Au contraire, c’est même une des raisons premières des longueurs de la procédure de vérification de cet interminable procès.

Sur les pas de Grande Paroisse et de Total qui ont laissé fleurir toutes les hypothèses pourvu qu’elles ne soient pas celle d’un mélange de nitrate et de produit chloré, l’Association AZF‐Mémoire et Solidarité, qui ne représente qu’une partie des anciens salariés, à force de naviguer d’une hypothèse à une autre, sans jamais les corréler à des faits tangibles, n’a fait que démontrer ses errances, jusqu’à la prochaine…pourvu qu’elle soit hors les murs de l’usine et qu’elle déresponsabilise les prévenus.

Mais elle n’est pas la seule à vouloir s’arranger avec la réalité. Des journaux, des milieux scientifiques toulousains et non parmi les moindres, aussi bien en chimie, en mathématiques, en électricité, en sciences humaines ont participé à ce concert : que le nitrate d’ammonium et le chlore ne pouvaient exploser et que la piste d’un acte volontaire n’était donc pas à exclure, que la sécurité de l’usine AZF était tellement bien prise en compte qu’on pouvait se demander comment cela avait bien pu exploser.…?

Le point commun à toutes ces suppositions, c’est bien de faire porter la cause de cet accident tragique sur une cause étrangère à l’usine, de se décharger sur d’autres de ses responsabilités. Combien de décennies faudra‐t‐il encore pour que l’explosion de l’usine AZF cesse de susciter de houleuses et douloureuses controverses ?

Un parcours de mémoire devenu un parcours de sauts d’obstacles

A Toulouse, la mémoire de l’usine AZF et de son explosion reste à construire à partir du travail des historiens, de l’examen attentif du dossier judiciaire, du jeu joué par la multinationale Total, du déni d’une partie des salariés organisés en association, de la difficulté d’un échange contradictoire et constructif entre toutes les parties de l’intérieur et de l’extérieur des murs du site industriel.

La Mairie de Toulouse en a‑t‐elle pris conscience quand elle a décidé, afin de commémorer le vingtième anniversaire, d’installer un parcours de mémoire sur l’ancien site industriel, de l’Onia à la privatisation partielle, puis son abandon au privé, l’accident industriel, la reconversion du site, et pour finir les différents procès. Les textes proposés en première lecture, en juin 2021 oubliaient l’histoire ouvrière du site et relativisaient la responsabilité de l’industriel dans l’accident du 21 septembre.

On aurait cependant pu attendre de l’Association AZF Mémoire et Solidarité, censée représenter les salariés, qui participe depuis le mois d’octobre 2020 à la rédaction qu’elle renseigne sur le passé industriel, mais aussi sur les femmes et les hommes qui travaillèrent dans cette entreprise. À moins que compte contenu de son soutien inconditionnel aux prévenus, elle en oublie sa propre histoire.

La Mairie secondée par un comité scientifique a‑t‐elle consulté les archives existantes (déposées par nos soins aux archives municipales de Toulouse en 2004 et transmises en 2005 à AZF Mémoire et Solidarité, ainsi que celles du procès, données à la Mairie de Toulouse en début d’année dans un fonds appelé NH3), a‑t‐elle consulté rigoureusement le dossier judiciaire. Les approximations ou omissions sur l’heure de l’explosion, sur la quantité de nitrates ayant participé à l’explosion, sur les produits mélangés, l’insistance sur les années d’expansion, de productions records, de merveilleuses réalisations industrielles, où tout était soi‐disant conforme à la réglementation, permettent d’en douter.

Où est donc passée l’histoire ouvrière de l’usine ?

Ils en oublient l’histoire ouvrière, et les difficultés surmontées pour faire fonctionner la machine. En 1929, un ingénieur proposa même de soumettre les nouveaux embauchés, suite à une série de décès consécutifs à des électrocutions, à une décharge de courant afin de vérifier s’ils n’avaient pas une faiblesse de ce côté‐là.… Ou encore, lors de la dernière guerre, quand l’Allemagne occupera la zone sud, se servira des productions d’azote de l’usine pour son compte, et imposera, parfois relayée par les cadres, le STO aux ouvriers. Certains y mourront sans jamais revoir leur famille, d’autres reviendront dans un état physique déplorable. Sans oublier les déportés morts en camp de concentration pour avoir résisté et combattu l’ennemi au sein même de l’entreprise, et ceux morts au maquis. Et les nombreuses mobilisations des salariés pour améliorer leurs conditions de travail et les nombreux accidents de travail pendant des décennies ? Oubliés ?

À cause de tous ces manques, nous ne pouvons valider le parcours de mémoire tel que proposé. Une autre histoire était possible pour que ce lieu, qui aurait pu être, profitant de l’expérience acquise par les salariés, un observatoire en matière de risques industriels, ne devienne pour le coup une référence et un objet d’étude en matière de déni. »

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