Le programme de Marine Le Pen est« »il applicable ?
Le projet de loi immigration, identité, citoyenneté, coeur du projet présidentiel de la candidate RN, nécessite de modifier la Constitution pour y affirmer la supériorité du droit français sur le droit international, et notamment européen. Peut‐elle y parvenir et, si oui, avec quelles conséquences ?
En résumé
- Marine Le Pen doit réussir à changer la Constitution pour rendre légales toute une série de lois de son programme actuellement inapplicables.
- Son projet d’une révision par référendum utilisant l’article 11 l’expose à une censure du Conseil constitutionnel et à un risque de destitution.
- L’affirmation dans la Loi fondamentale de la supériorité du droit constitutionnel sur le droit européen est incompatible avec le fonctionnement de l’Union européenne.
- Un passage en force se traduirait par un bras de fer permanent avec l’UE et par la sortie de toute une série de traités internationaux, synonyme d’isolement de la France.
« Ce que Marine Le Pen propose, c’est une sorte de coup d’État », estime le constitutionnaliste Dominique Rousseau. « Si on ne sort pas de l’UE et si on n’applique pas les traités, on s’expose à des mesures de rétorsion », renchérit son collègue Didier Mauss.
À écouter ces spécialistes réputés de la Loi fondamentale, le projet de la candidate du Rassemblement national de réviser la Constitution pour instaurer une « priorité nationale » ne sera pas facile à mettre en oeuvre. Tout comme sa volonté d’y « inscrire la supériorité du droit constitutionnel sur le droit européen ». Or la plus grande partie du programme de Marine Le Pen dépend de sa capacité à faire sauter ces deux verrous.
La façon dont elle veut s’y prendre pour changer la Constitution autant que le fond et l’esprit de son « projet de loi référendaire », déjà rédigé, alimente des débats passionnés dans les médias et sur les plateaux télé. Surtout depuis que le premier tour à livré son verdict.
Son adversaire, Emmanuel Macron, en a fait l’un de ses principaux angles d’attaque. « Quand Madame Le Pen dit : « Je changerai la Constitution sans en respecter les règles », c’est une folie », a‑t‐il asséné sur France 2 le 13 avril.
Malgré cette levée de boucliers, la représentante du RN le répète à l’envi : « Nous sommes prêts à gouverner, nos mesures sont applicables ». Qu’en est‐il exactement ? Beaucoup a déjà été dit et écrit. Mais il semble utile de revenir sur les deux principaux points bloquants.
Pourra‐t‐elle changer la Constitution par référendum ?
Marine Le Pen est passée dans son discours de la « préférence » à la « priorité nationale ». Mais il s’agit toujours d’institutionnaliser une discrimination entre Français et étrangers et de l’introduire dans la Constitution de 1958. En clair, d’en faire un principe général – au delà de exceptions qui peuvent exister -, par nature incompatible avec le principe républicain d’égalité.
De fait, cette discrimination « heurte de front la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 (qui font partie du bloc de constitutionnalité), et est contraire à au moins six articles majeurs de notre Loi fondamentale », énumère Le Monde.
La candidate du RN doit donc modifier la Constitution. La voie normale est celle de l’article 89 de la Loi fondamentale qui prévoit que le texte de révision soit approuvé par l’Assemblée nationale et le Sénat avant d’être présenté aux Français. Mais cette voie apparaît fermée en raison de l’impossibilité pour le parti de Marine Le Pen de disposer d’une majorité au Sénat. D’où sa volonté de faire adopter directement la révision par referendum en utilisant l’article 11.
Problème, celui‐ci détaille précisément les domaines dans lesquels il est possible d’organiser un referendum ; et la réforme de la Constitution n’en fait pas partie. Marine Le Pen s’en réfère donc au précédent du général de Gaulle qui a utilisé ce même article en 1962 pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel.
« En 1962, les conditions d’élection du président ont été changées par référendum, assure la candidate. Depuis cette date, il a été acquis que la Constitution pouvait être modifiée par référendum directement. » Mais cette affirmation constitue une interprétation personnelle. Car dans les faits, rien n’a été acquis.
L’utilisation de l’article 11 avait été très contestée à l’époque, le président du Sénat Gaston Monnerville qualifiant même ce passage en force de « forfaiture ». Surtout, soixante ans se sont passés au cours desquels une jurisprudence contraire a été établie. Le Conseil d’Etat a notamment pris position contre le recours à l’article 11 dans l’arrêt dit « Sarran et Levacher » du 30 octobre 1998.
De son côté, le Conseil constitutionnel s’est déclaré compétent pour statuer sur la constitutionnalité du décret de convocation d’un référendum au titre de l’article 11. C’est la jurisprudence de l’arrêt Hauchemaille du 25 juillet 2000, popularisée par le journaliste de France Inter Thomas Legrand, lors d’un échange musclé avec Marine Le Pen.
.@lofejoma interroge @MLP_officiel sur la question d’un potentiel référendum visant à réviser la Constitution #le79Inter #Presidentielle2022 #Elysee2022 pic.twitter.com/qdo56lyqhw
— France Inter (@franceinter) April 12, 2022
Une interprétation que le Conseil constitutionnel confirme encore aujourd’hui. « Ceux qui, comme le général de Gaulle en 1962, avec l’élection du président de la République au suffrage universel, estiment pouvoir s’appuyer sur l’Article 11 et le seul référendum pour réviser la constitution ont tout faux », a même prévenu le président de l’Institution, Laurent Fabius, dans une interview au Parisien le 25 janvier.
Mais peu importe pour la candidate du RN. Elle espère bien qu’un vote du peuple validera a posteriori la procédure. Reste que ce passage en force n’ira vraisemblablement pas sans intenses remous politiques et juridiques. « Si Marine Le Pen décidait de passer outre les décisions du Conseil constitutionnel, on serait à la limite du coup d’État », estime Anne Levade, la présidente de l’Association française de droit constitutionnel dans un entretien aux Echos.
Un coup d’État qui serait « susceptible de justifier une destitution », selon elle. Celle‐ci est prévue par l’article 68 de la Constitution en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatibles à l’exercice de son mandat ». Or, d’après l’article 5, « le président de la République veille au respect de la Constitution ».
Primauté du droit français sur le droit européen : quelles conséquences ?
Là n’est pas le seul problème posé par le projet de loi référendaire. En supposant passé l’obstacle du référendum, il resterait à assumer l’introduction d’une disposition qui bouleverserait les relations de la France avec ses partenaires européens.
« Je veux inscrire la supériorité du droit constitutionnel français sur le droit européen (…), affirme la candidate RN. Tous les textes européens qui sont contraires à notre loi suprême [n’auront] pas d’application dans notre droit français. » Autrement dit, grâce à ce « bouclier constitutionnel », Marine Le Pen entend s’affranchir de toutes les lois et règlementations européennes qui l’empêcheraient d’appliquer son programme. C’est vrai en particulier « dans le domaine de l’immigration, mais aussi dans toutes les matières », précise‐t‐elle encore.
Elle n’était pas la seule candidate lors de cette élection présidentielle à revendiquer la volonté de restaurer la souveraineté juridique de la France. Eric Zemmour, Jean‐Luc Mélenchon et Valérie Pécresse, à divers degrés, affichaient cet objectif tout en affirmant qu’ils pourraient rester dans l’Union. Veracités a montré dans un précédent article comment cette prétention se heurterait à une jurisprudence solide, tant française qu’européenne.
L’adhésion à l’UE s’accompagne de l’engagement à respecter un certain nombre de valeurs fondamentales, dont plusieurs seraient remises en cause par le projet de loi sur l’immigration. De plus, la signature des traités européens engage la parole de la France sur sa participation à des politiques communes et ne peut être reniée sans conséquences.
Du point de vue de Marine Le Pen, l’inscription de la supériorité absolue de la Constitution française permettrait de rendre facultative l’application des règles européennes. Une sorte d’adhésion « à la carte » à l’Europe qui la dispenserait de sortir de l’UE. « Nul besoin de renier nos signatures, affirme‐t‐elle lors de son discours‐programme de Fréjus, dès septembre. Les décisions internationales contraires à un principe constitutionnel resteront simplement inappliquées ».
Possible. Mais cette stratégie vaudra immanquablement à la France de se retrouver devant les tribunaux. Or la remise en cause d’un principe fondamental du projet européen laisse peu de doutes quant au verdict qui serait rendu. « L’Union européenne ne peut fonctionner que si le droit national cède le pas au droit commun européen », affirme ainsi Koen Lenaerts, président de la Cour de justice de l’UE, autrement dit la plus haute autorité juridique de l’UE, dans une interview aux Echos.
La France assumerait donc un bras de fer juridique permanent avec l’Europe, à l’image de la Pologne, dont le tribunal constitutionnel s’est prononcé, le 7 octobre 2021, contre la suprématie absolue du droit communautaire sur le droit polonais. À l’instar de la Hongrie, le pays mène une guerre larvée pour imposer des lois et des dispositifs contraires aux traités. Mais cette attitude se traduit par des amendes à répétition et par le blocage des fonds du plan de relance européen. Lesquels se chiffrent en milliards d’euros…
Est‐ce à dire que l’Europe pourrait empêcher Marine Le Pen d’appliquer son programme ? A priori, non. Mais, à défaut d’une exclusion non prévue par les traités, il y aura un prix à payer… qui ne sera pas que financier. « On peut décider de ne pas suivre une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, il ne se passera rien, estime ainsi Stéphanie Hennette‐Vauchez, professeure de droit public à l’université de Paris‐Nanterre. Mais on se met au ban des démocraties qui ont décidé que le respect des droits humains était garant de la paix. »
Ces mesures qui menacent la France d’isolement
Ce risque est complètement assumé par Marine Le Pen. « Il est indispensable de modifier la Constitution pour y intégrer des dispositions portant sur le statut des étrangers et la nationalité pour y faire prévaloir le droit national sur le droit international. » Il s’ajoute au problème de constitutionnalité interne posé par les principales mesures envisagées.
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Arrêt de l’immigration
En tête, le projet de loi sur l’immigration qu’elle souhaite soumettre aux Français dans les six mois suivant son élection. La plupart des dispositions contreviennent à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen inscrite au Préambule de la Constitution ainsi qu’à des traités internationaux signés par la France. C’est notamment le cas pour la restriction du droit d’asile, contraire à la convention de Genève pour l’accueil des réfugiés, et, concernant les mineurs, à la charte de New York sur les droits de l’enfant. Idem pour l’arrêt du regroupement familial, voire l’expulsion des étrangers.
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Priorité nationale
Autre mesure phare, la « priorité nationale » et ses déclinaisons concernant l’accès à l’emploi, au logement social et étudiant ainsi qu’aux allocations familiales. Celles‐ci sont contraires à la charte des droits fondamentaux de l’UE adoptée à Nice en 2000 qui proscrit toute discrimination fondée uniquement sur la nationalité (article 21). Elles pourraient être attaquées devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Son application aux ressortissants de l’Union contrevient par ailleurs au traité sur le fonctionnement de l’UE, qui interdit toute discrimination à leur égard (article 18). Réserver l’accès à l’emploi dans le secteur privé aux Français est enfin incompatible avec les traités européens qui garantissent la liberté de circulation et l’accès à l’emploi dans tous les pays de l’UE. La France risque des condamnations devant la Cour de justice de l’Union européenne.
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Interdiction du voile islamique
Autre volet problématique, celui destiné à « combattre les idéologies islamistes » et sa disposition la plus controversée : l’interdiction du port du voile sur la voie publique. « Il faudrait démontrer devant le Conseil constitutionnel ou, en cas de recours, la CEDH, que le port du voile islamique constitue une idéologie portant atteinte à l’ordre public, donc terroriste, estime Guillaume Drago, professeur de Droit public à l’université Paris II Panthéon‐Assas. Cela me paraît très exagéré. »
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Rétablissement des frontières
Marine Le Pen veut rétablir des contrôles aux frontières à la fois sur les personnes et sur les marchandises. Cela constituerait à la fois une remise en cause du marché unique européen mis en place en 1993, qui établit la libre circulation, et de l’accord de Schengen qui allège les contrôles aux frontières internes de l’Union. La France serait contrainte de renégocier ces textes pour tenter d’obtenir un accord à l’unanimité des vingt‐six autres membres – avec très peu de chances d’y parvenir. Elle pourrait rétablir unilatéralement ces contrôles mais elle s’exposerait alors à des sanctions.
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Baisse de la contribution française à l’UE
La candidate du RN compte enfin réduire de 5 milliards d’euros la contribution nette de la France à l’Union européenne. Problème, le budget européen est déjà voté jusqu’en 2027, comme Veracités l’a expliqué en profondeur ici. Toute réduction unilatérale exposerait la France à des amendes ou à la suspension de versements de fonds européens.
Problème, Marine Le Pen a inclus cette économie dans le plan de financement de son programme. Tout comme elle a inclus – à hauteur 16 milliards d’euros – les gains attendus de sa politique d’immigration dont la mise en oeuvre est tributaire d’une réforme constitutionnelle. Près du tiers du coût de son programme (du moins de l’estimation qu’elle en fait) s’avère donc dépendant de la réforme constitutionnelle ou des réactions de l’Union européenne. Une inconnue de taille dans son équation financière.