«« »Les maires de nos villages doivent se battre des années pour toucher quelques milliers d’euros quand les dizaines de milliards d’euros pleuvent sur les banlieues des grandes villes »
Le candidat Reconquête ! dénonce un abandon supposé des communes rurales au profit des banlieues des grandes villes. L’analyse des aides versées par l’Etat ne montre pas qu’une telle injustice existe. Par ailleurs, si des inégalités perdurent, elles n’opposent pas quartiers populaires et « France périphérique » de façon binaire.
En résumé :
- Les grandes villes touchent deux fois plus d’aide par habitant que les plus petites communes, car leurs charges de fonctionnement sont plus élevées.
- Des mécanismes de soutien spécifiques aux communes les plus pauvres compensent en partie cet écart
- Des dizaines de milliards d’euros ont été investis dans la rénovation des quartiers prioritaires, mais sur plusieurs années et avec une participation financière minoritaire de l’État.
- D’après les géographes et sociologues interrogés par Veracités, opposer les banlieues à la campagne trahit une représentation dépassée des territoires.
Depuis l’annonce de sa candidature, Éric Zemmour a fait de la ruralité un axe prioritaire de sa campagne. Le candidat Reconquête ! accuse l’État d’abandonner les communes rurales au profit des banlieues : « Les maires de nos villages doivent se battre pendant des années pour espérer toucher quelques milliers d’euros (…) quand les dizaines de milliards d’euros pleuvent sur les banlieues des grandes villes », expliquait‐il devant le Mouvement de la ruralité, en février dernier.
Il n’est d’ailleurs pas le seul à dénoncer cette injustice supposée : « L’État a beaucoup donné aux banlieues. Il est temps que notre ruralité profite de la même générosité », assurait par exemple Marine Le Pen, à Vesoul, le 26 novembre 2021. « Il est temps d’en finir avec cette présidence du mépris pour les territoires ruraux. Je prends un engagement : un euro dépensé pour la politique de la Ville sera aussi un euro dépensé pour la ruralité », a proposé de son côté la candidate Les Républicains, Valérie Pécresse.
Ce constat est‐il vrai ? Les campagnes sont‐elles réellement abandonnées par les pouvoirs publics au profit des banlieues des grandes villes ?
Des dotations d’État équilibrées entre les territoires
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La dotation forfaitaire
Pour illustrer ce qu’il considère comme un abandon, Éric Zemmour affirme dans son programme, graphique à l’appui, que « l’État donne deux fois moins pour un habitant à la campagne (64 euros) que pour un citadin (129 euros) ».
Ces chiffres correspondent en fait à la dotation dite « forfaitaire » versée par l’État à toutes les communes selon des critères essentiellement basés sur la population et la superficie. Plus elles sont peuplées, plus la dotation par habitant est élevée.
D’après les statistiques officielles, les communes de moins de 500 habitants reçoivent ainsi une somme de 64,63 euros par habitant. Ce montant augmente progressivement pour atteindre un plafond de 128,93 euros pour les villes de plus de 200 000 habitants, c’est-à-dire deux fois plus, comme l’indique le candidat Reconquête!.
Mais cet écart entre « petites » et « grandes » communes n’est pas arbitraire. Le législateur le justifie notamment « par les charges de centralité que ces dernières assument », c’est‐à‐dire tout un ensemble de services assumés par une ville centre qui bénéficient à la fois à ses habitants et à ceux des communes alentour (équipement culturel ou sportif, structure d’hébergement pour personne en difficulté…).
Une étude menée par la direction générale des collectivités locales (DGCL) montre par ailleurs que les grandes villes font face à des dépenses de fonctionnement supplémentaires. Par exemple, le nombre d’agents municipaux pour 100 habitants est de 2,1 dans les communes de 20 000 à 100 000 habitants quand il n’est que de 0,6 entre 200 et 500 habitants.
Enfin et surtout, la dotation forfaitaire n’est la seule aide versée par l’État aux communes, comme le laisse entendre le site de campagne d’Éric Zemmour. Loin de là…
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Les dotations de péréquation
Il existe en effet des subventions qui permettent de compenser les effets du mode de calcul de la dotation forfaitaire : les dotations de péréquation. Derrière ce nom un peu barbare, un objectif simple : « Répartir équitablement les dotations que l’État verse aux collectivités territoriales », note le site de la Direction générale des collectivités locales. Elles utilisent pour cela des critères d’attribution différents qui ne dépendent pas uniquement du nombre d’habitants.
La dotation de solidarité urbaine et de cohésion sociale (DSU), par exemple, « bénéficie aux villes [de plus de 5000 habitants, NDLR] dont les ressources ne permettent pas de couvrir l’ampleur des charges auxquelles elles sont confrontées », indique le ministère de la Cohésion des territoires. Des critères tels que le nombre de logements sociaux ou le revenu par habitant sont pris en compte dans la distribution des 2,5 milliards d’euros que compte cette enveloppe en 2021.
Les communes rurales les plus pauvres ne sont pas oubliées. Elles bénéficient d’une dotation spécifique : la dotation de solidarité rurale (DSR). Cette aide est versée en majorité à des communes rurales de moins de 10 000 habitants pour un total de 1,8 milliard d’euros en 2021. Difficile d’en conclure, comme le fait Éric Zemmour, que l’État abandonne les communes rurales au profit des banlieues des grandes villes.
D’autant qu’une dernière dotation vient compléter ces mécanismes : la dotation nationale de péréquation (DNP) qui est ouverte à toutes les communes, quel que soit leur nombre d’habitants. Le critère d’éligibilité de cette aide dépend uniquement de la richesse de la commune. Schématiquement, moins la commune est riche, plus elle peut prétendre à une part importante des 800 millions d’euros distribués en 2021 par l’État.
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Les dépenses d’investissement
En plus des dotations de fonctionnement, l’État soutient les investissements des communes : c’est la dotation de soutien à l’investissement local (DSIL), mise en place en 2016 et dotée d’une enveloppe de 570 millions d’euros. Elle a permis de financer plus de 3500 projets (consultables sur cette carte interactive) appartenant à six grandes thématiques prioritaires comme la rénovation thermique, la construction de logements ou encore le développement du numérique.
Là encore, les communes rurales ne sont pas oubliées puisqu’elles peuvent prétendre à une aide qui leur est spécialement destinée : la dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR). Forte d’un milliard d’euros, cette enveloppe a permis de financer 20 464 projets en 2020.
Selon le géographe Samuel Depraz, l’efficacité de l’ensemble des dotations d’État a néanmoins un effet redistributif limité : « Ces mécanismes correctifs ne résolvent pas l’ampleur des disparités [entre les communes, NDLR]. Ils ne représentent environ que 10 % du budget total d’une commune ».
Il n’empêche que pour le spécialiste, les conclusions d’Éric Zemmour sont erronées : « Le résultat de ces politiques publiques ne conduit en aucune manière, contrairement à ce qu’on entend dans le discours dominant, à survaloriser les banlieues par rapport aux territoires ruraux ».
Reste que les dotations régulières de l’État ne résument pas l’ensemble des soutiens financiers aux communes. Il existe aussi des programmes nationaux massifs et plus ciblés, notamment à destination des quartiers dits prioritaires.
Les banlieues et leurs « pluies de milliards »
Quand Éric Zemmour parle de « milliards qui pleuvent sur les banlieues », la référence à la politique de la Ville est à peine voilée. Celle‐ci dispose de crédits d’intervention de 558 millions en 2022 – 0,01 % du budget de l’État – qui permettent de soutenir des actions associatives et éducatives dans les quartiers prioritaires. Mais elle coordonne aussi de grands programmes de rénovation urbaine qui s’étendent sur plusieurs années.
« L’argent de la politique de la ville devrait servir de levier par rapport aux autres politiques publiques. Mais la réalité est toute autre : dans les quartiers politiques de la ville, les autres ministères en font moins, déplore François Lamy, ministre délégué à la Ville de 2012 à 2014. Ces crédits sont donc obligés de pallier l’absence de services publics et de politiques publiques. » Difficile, donc, de parler d’un quelconque « traitement de faveur », selon lui.
L’ancien ministre souligne par ailleurs qu’il a lui‐même impulsé la refonte de la géographie prioritaire de la politique de la ville afin de sortir du clivage urbain‐rural et de soutenir tous les territoires en voie de paupérisation. « Ce qui échappe à M. Zemmour, c’est que depuis 2014, la politique de la ville n’est basée que sur un seul indicateur : la pauvreté pour les villes de plus de 5000 habitants, tacle‐t‐il. Je voulais ce critère unique pour revenir au seul vrai problème : les difficultés sociales des habitants. » La politique de la ville ne se limite donc plus, de par ce nouveau mode de calcul, aux grandes aires urbaines, mais inclut des quartiers de villes petites ou moyennes comme Auch ou Guéret.
Les plans de rénovation urbaine – l’autre volet de la politique de la ville – font appel à des moyens financiers massifs, mais sur plusieurs années. Le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) lancé par Jean‐Louis Borloo en 2004 a ainsi mobilisé près de 50 milliards d’euros, sur une période de 16 ans. Le nouveau plan de rénovation urbaine (NPNRU) prévoit lui aussi un engagement de 50 milliards pour les quartiers prioritaires sur la période 2014–2030.
« À 90 %, cet argent ne provient pas de l’État », souligne François Lamy. Pour le PNRU, 48 % des investissements ont été financés par les bailleurs sociaux et donc indirectement par les locataires, comme le précise le rapport de l’Institut Montaigne intitulé « Les quartiers pauvres ont un avenir ». L’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) a fourni 22 % des montants, mais celle‐ci est surtout financée par Action logement, l’ancien « 1 % patronal ». Le reste étant à la charge des collectivités. Pour le NPNRU, l’enveloppe de l’ANRU est de 12 milliards d’euros à laquelle l’État participe à hauteur de 1,2 milliard d’euros.
Reste que ces programmes destinés aux quartiers prioritaires de la politique de la ville visaient avant tout à restructurer le bâti plus qu’à s’attaquer aux difficultés sociales des habitants.
« Le PNRU était une opération conçue à la fois pour attirer des populations dans ces quartiers, mais aussi pour limiter la perte d’attractivité que ces quartiers font subir aux villes, rappelle le sociologue Thomas Kirszbaum. Le but premier, comme affiché par Jean‐Louis Borloo, était d’en finir avec ces quartiers et de renouveler leurs populations. Quand on est arrivé au NPNRU, les pouvoirs publics ont davantage remis les habitants au centre de ces projets. Dans le premier, ils étaient le problème. »
Parler de milliards qui « pleuvent » sur les banlieues apparaît donc comme très caricatural. Il convient de rappeler que d’autres territoires possèdent également de grands plans nationaux destinés à les redynamiser. Parmi les principaux, le programme « Action Cœur de ville » pour les villes moyennes qui représente 5 milliards mobilisés par l’État sur 5 ans ; ou encore le programme « Petites villes de demain » pour les communes de moins de 20 000 habitants qui s’est vu allouer 3 milliards d’euros sur 6 ans.
Une représentation des territoires dépassée
« Opposer banlieues et campagne est dangereux, car ça crée une concurrence victimaire, dénonce Aurélien Delpirou. La réalité c’est que, pour des raisons différentes et à partir d’indicateurs différents, la Seine‐Saint‐Denis est un désert médical au même titre que la Creuse ou l’Indre. »
Par exemple, le département du Cantal a beaucoup plus de médecins par habitant que la Seine‐Saint‐Denis. Mais cet indicateur ne suffit pas à déduire que le Cantal est favorisé. En campagne, consulter un médecin peut tenir du défi, car les populations, plus âgées, et que trouver un médecin près de chez soi est parfois impossible. « En banlieue le problème se pose d’une autre manière, avec un accès au soin limité en raison d’une absence de couverture maladie, de défiance envers la médecine, mais aussi de déficit de médecine spécialisée », relève Samuel Depraz.
Éric Zemmour comme Valérie Pécresse ou Marine Le Pen laissent entendre que la France aurait délaissé ses campagnes au profit des banlieues pauvres des grandes métropoles. Pourtant, dans les faits, les habitants des villes n’apparaissent pas particulièrement privilégiés. Encore moins aux dépens des habitants de zones rurales. « Il convient de rappeler que la plus grande pauvreté en France est aujourd’hui concentrée dans les villes, à la fois sur l’intensité de cette pauvreté et sur sa proportion », alerte Samuel Depraz. Des espaces où se concentrent près de deux tiers de la pauvreté en France.
À travers leurs travaux, les géographes montrent que la réalité du terrain ne peut s’aborder par l’unique biais des dotations que l’État verse aux communes. « Il existe une grande diversité en milieu rural. Seules les campagnes en déclin marquées par la désindustrialisation, et très minoritaires dans la France rurale d’aujourd’hui, sont celles qui correspondent le plus à la caricature que l’on fait de ces espaces », souligne Benoît Coquard, sociologue spécialiste du monde rural auprès de la Gazette des communes.
« On fait de la géographie pour éviter les amalgames et les généralités. Il y a du rural très riche et du rural très pauvre et de la banlieue riche également, mais surtout très pauvre », constate Samuel Depraz. Il en veut pour preuve la situation des communes rurales touristiques, stations balnéaires ou de ski qui, du fait du très faible nombre d’habitants à l’année, bénéficient de nombreuses dotations, mais s’en tirent très bien grâce à leurs activités saisonnières génératrices de fonds et de services publics.
« Qu’est-ce qu’on met derrière le mot « ruralité » dès lors que, pour l’Insee, on a 95 % de la population qui vit sous l’influence d’une ville et que les modes de vie sont pratiquement uniformisés », interroge Aurélien Delpirou. Comme nombre de ses pairs, le géographe observe la France dans toute sa complexité et appelle à sortir de ces catégories étriquées qu’évoque Éric Zemmour. « Tous ces territoires sont en interdépendance, ils sont imbriqués et c’est sur cette base qu’il faut construire des politiques publiques, milite Aurélien Delpirou. Il ne faut pas opposer les territoires, car, dans tous les cas, il y a des situations à traiter par les politiques publiques. »